Mais pourquoi fallait-il toujours que ce soit Blade, un garçon qui était presque un fils pour lui ? Blade avait trente ans sonnés mais J le considérait toujours comme un gamin; lui-même n'avait que soixante ans.

Il savait très bien pourquoi ce devait toujours être Blade. Parce qu'il était le spécimen physique et mental le meilleur, celui qui approchait le plus de la perfection. Sur un million de fiches, les ordinateurs du personnel avaient craché la sienne à chaque coup. Il y avait des moments, pensait sombrement J, où la perfection était une malédiction. Non que Richard fût parfait, bien sûr. Il était têtu comme une mule et il avait un caractère de dogue. Et il aimait un petit peu trop les dames.

Comme ils entraient dans la maison et se dirigeaient vers la vaste bibliothèque où les attendait un valet de chambre discret, Mr Newton Anthony déclara de sa voix pompeuse :

— Ce sera tout à fait intéressant de voir, Lord Leighton, le résultat de vos expériences avec l'ordinateur « Chronos » et la drogue d'expansion de mémoire. Et je vous avouerai que je n'ai pas encore bien saisi la théorie. Vous êtes tous tellement secrets, aussi !

J soupira et alla s'asseoir à côté du téléphone vert, au bout de la longue table. Il faudrait que Lord L explique de nouveau toute l'affaire.

Le domestique servit le cognac et Mr Newton Anthony alluma un gros cigare. J refusa celui qu'on lui offrait car il ne se sentait pas bien du tout. Il observa le vieux savant avec compassion. Lord Leighton paraissait surmené et malade. Il était bossu, la polio qui l'avait frappé dans sa jeunesse l'avait laissé à demi infirme; il se déplaçait à la façon d'un crabe, péniblement. Toute sa vie se concentrait dans ses yeux, grands, jaunes, des yeux de lion striés de rouge qui, pour le moment, révélaient la haine de Lord L pour Mr Newton Anthony. Il savait qu'il était le seul à pouvoir comprendre la théorie de « l'expansion de la mémoire », il était mort de fatigue et voulait en finir et aller se coucher. Il se fortifia d'une gorgée de brandy et dit d'une voix exagérément douce :

Vous vous souviendrez, Mr Anthony, que lors de la première expérience Richard Blade a eu des troubles de mémoire. Je croyais l'avoir assez longuement expliqué.

Oh ça! Oui, bien sûr, dit vivement Mr Newton Anthony, comme pris en faute. Je me souviens très bien de cette conversation. Mais c'est la technique précise que je me rappelle mal. Comment vous avez accru la mémoire de Blade, comment vous l'avez étirée si l'on peut dire, et lui avez fourni ce réservoir à souvenirs.

Lord Leighton alluma un cigare.