XLVI

Le Gandec entra, avec sa tête de photographe triste, ses yeux timorés et son cœur sensible, pauvre qui, pour avancer, se tuait en vain de travail, et de travail inutile car ses longs rapports sur la législation coloniale allemande d’avant-guerre n’avaient pour seul et unique lecteur au monde que lui-même, forçat cassant d’inutilisables cailloux.

— Bonjour Deume, comment va ? Je regrette de vous déranger. C’est un petit problème de style, en quelque sorte. Je voulais vous demander si l’expression « se ranger à notre opinion » vous semble adéquate, idoine ? Ou bien vaudrait-il mieux mettre « se ranger à notre point de vue » ?

Adrien, qui méprisait Le Gandec de ne pas avoir fait ses humanités, donna noblement son avis, qu’il se fit payer sur-le-champ en lui montrant son nouveau stylo. Il lui expliqua longuement en quoi ce stylo était remarquable. (Adrien s’intéressait infiniment à tout ce qui le concernait et tout ce qui le concernait lui paraissait de premier choix : cravates, assorties naturellement à la couleur de ses chers importants yeux ; rasoir de sûreté ; amis ; remède épatant contre le rhume de cerveau ordonné par son médecin, sûrement le meilleur de Genève ; souliers épatants, faits sur mesure par un petit cordonnier qui travaillait tout aussi bien que le meilleur bottier ; chemises – dont seuls le plastron et les manchettes étaient en soie, artificielle bien entendu – faites sur mesure par un petit chemisier de la rue de Carouge, ancien coupeur chez un grand chemisier et qui par conséquent. Bref, un flair infaillible dirigeait d’emblée le jeune Deume vers le toc.)

Les vertus du nouveau stylo ayant été exposées, les deux collègues médirent du Secrétariat, se confièrent leur résolution de le quitter à la première occasion. Ce sujet de conversation leur était habituel et ils étaient destinés à le développer jusqu’à la retraite. Puis ils parlèrent du sujet qui, avec l’avancement, tient le plus au cœur d’un fonctionnaire, à savoir les vacances. Adrien tint à calculer devant Le Gandec, stylo d’or en main, avec empressement et la plus grande gentillesse, les jours de vacances dont il disposait. Langue pointant entre ses lèvres, il écrivit des chiffres.

— Vingt jours de l’année dernière que je n’ai pas utilisés. Ci : vingt. Puis quarante jours intouchés de cette année. Ci : soixante en tout. Deux petits mois !

Il regarda l’effet sur le visage de Le Gandec avec une expression enfantine. Il ne songeait nullement à se demander si Le Gandec trouvait à ce décompte autant de joyeux attrait que lui.

Enfin Le Gandec sortit. Adrien refit son compte, s’aperçut qu’il avait oublié les deux jours de congé supplémentaire alloués à ceux des membres de la section qui avaient été détachés à l’Assemblée en septembre. Or, tel avait été le cas pour lui, Adrien ! Tandis que le pauvre Le Gandec était resté à moisir solitaire dans son bureau ! (Petit ricanement scolaire de joie.) Aller dire à Le Gandec qu’il avait soixante-deux jours de vacances ?

— Non, assez perdu de temps. Au travail !

Il reprit son projet de lettre Cameroun, rêva sur le brouillon, tout en frottant ses chers ongles avec le polissoir. Non, zut. Étudier plutôt le dossier « Kenya Maladie du Sommeil ». Il ouvrit un phtisique dossier qui contenait une lettre assez jeune puisqu’elle n’était âgée que de deux ans, le referma peu après et décrocha l’écouteur.

Il venait de se rappeler qu’il avait des communications à faire à des fournisseurs et à son dentiste. Il aimait mieux téléphoner du Secrétariat que de la maison. C’était plus agréable. Adrien Deume avait sept complets dans son armoire Innovation – ô joie de l’acheter ! – mais il lui était doux de téléphoner gratis.

— Ah, ne pas oublier d’aller ce soir entendre Max Jacob.

Lorsqu’une causerie avait lieu au Club international ou à l’Athénée, Adrien ne manquait pas de s’y rendre pour voir du monde, pour « rester dans la circulation » et « garder des contacts ». La causerie terminée, il rôdait autour du conférencier qu’accaparaient des gens plus importants et plus riches que le jeune Deume qui avait un air si malheureux – lèvres boudeuses d’un nourrisson sur le point de pleurer – aussi longtemps qu’il ne trouvait pas quelqu’un à qui demander de le présenter à l’homme du jour.

Oui, Adrien Deume faisait tout son possible. Il tâchait d’inviter des gens bien et de se faire inviter par eux, il louait un maître d’hôtel lorsqu’il recevait, il avait des valises chères et des exemplaires de luxe, il goûtait Toulet et Proust, et Toulet plus que Proust d’ailleurs, il feuilletait chez les libraires toutes les revues pour se tenir au courant, il lisait au moins deux fois par an « Savoir vivre en France », d’Eugène Marsan. Bref, il faisait de son mieux. Il n’en était pas moins un petit-bourgeois. Sujet à de vifs engouements, il avait successivement été surréaliste, royaliste, catholicisant, et même, pendant quelques jours, communiste ; puis il avait cru au spiritisme, à la révolution personnaliste et, durant les deux mois où elle fut particulièrement à la mode, à la chiromancie. (Il continuait d’ailleurs à cultiver cette petite science appréciée des femmes de hauts fonctionnaires et qui faisait de lui un invité agréable.) Mais il était un petit-bourgeois plein de bon sens qui plaçait ses économies en dépôt libre à quatre pour cent au Crédit Suisse. Il aimait mieux cela que d’acheter des titres qui pouvaient baisser ou un immeuble qu’il aurait fallu réparer. Pas bête, Adrien Deume.

Non, décidément, ce dossier lui fichait le cafard. Il s’organisa pour une petite sieste habile. Il avait le chic pour dormir en ayant l’air de travailler, les deux mains aux tempes, sur un dossier ouvert. Et si van Vries arrivait, il n’y voyait que du feu. Vingt minutes plus tard, il se réveilla, bâilla sur le dossier « Maladie du Sommeil », gémit d’impuissant ennui.

— Qu’est-ce que je pourrais bien faire ?

Il décida de consulter le Règlement du personnel. Il y péchait chaque fois des choses intéressantes. Tiens, bonne idée, revoir un peu cet article qui concernait – non, qui avait trait aux augmentations automatiques de traitement en cas de hausse des indices des prix. Il lut avec délectation.

Depuis qu’il était à la Société des Nations, Adrien Deume avait constamment la délicieuse sensation d’être un privilégié, savourait sans cesse sa situation – bien que, de temps à autre, il déclarât à sa femme qu’il en avait assez de cette vie de bureaucrate et que bientôt il lâcherait « cette sale boîte » pour se consacrer uniquement à la littérature, vrai but de sa vie. Ces révoltes survenaient en général lorsque van Vries lui faisait une crasse ou lorsque Adrien apprenait qu’un fonctionnaire plus jeune que lui était nommé A. Alors, il songeait soit à tout lâcher soit, tout au moins, à faire la grève perlée. « Puisque c’est comme ça, eh bien je ferai tout juste le nécessaire et je me préoccuperai surtout de ma carrière littéraire, na ! » Alors, il rêvait successivement d’être un Pagnol – « beaucoup d’argent, il n’y a que ça de vrai ! » – un Céline – « être un homme de son temps » – un Jules Romains plutôt – « oui, un écrivain fécond qui vous aligne un roman tous les six mois ». Mais si le lendemain van Vries lui parlait cordialement, Adrien cessait de songer à la littérature et décidait de préparer un gros livre sur les mandats avec une préface du ministre belge des colonies ! Et on reproduirait en fac-similé la signature de Son Excellence ! « C’est ça, très bien. Décrocher un cours de privat-docent à l’Université, devenir la grosse autorité en matière de mandats. » Et il avait alors de petits ricanements de plaisir et passait sa langue sur ses lèvres pâles et sinueuses, ironiques, un peu enfantines, mélancoliques.

Un messager entra, posa un dossier dans la caissette des entrées. Comme d’habitude, Adrien s’en empara aussitôt. (Soif de la nouveauté ; espoir d’une bonne nouvelle ; crainte de quelque tuile ; et surtout petit prétexte pour retarder l’élaboration de l’accusé de réception.) Sur la feuille-minute, il lut cette note de van Vries :

« M. Deume. Sur la demande de la section économique je vous prie de revoir l’étude de M. Peï et de faire s’il y a lieu quelques petites améliorations stylistiques. »

Depuis qu’il avait publié sa plaquette sur Claudel on confiait à Adrien le soin de rabibocher les productions du Chinois qui verdissait d’humiliation lorsqu’il voyait revenir son enfant transformé. L’étude du jeune et élégant Peï était intitulée : « Horizon à vol du volatile de la Chine récente en matière économique. » (Il voulait dire sans doute « à vol d’oiseau ».) En voici le riant début.

« L’âme chinoise, à travers les époques séculaires, ce pays millénaire chanté par les sages, jouissant déjà Confucius de l’économie familiale ayant une connaissance antique et solennelle dérivée à sa conscience nationale du culte glorieux ancestral. Basant sa réflexion sur les lumières progressistes du docteur Sun-Yat-Sen il arriva actuellement au plus haut point des perfections matérielles, morales et universitaires dans l’amour de l’humanité. En tout premier d’abord, causons biographiquement Confucius. »

Adrien Deume dit un très gros mot. Non, non, c’était trop dégoûtant ! Ce Peï était membre A tandis que lui, Adrien… Pour se venger, il décida qu’il ne ferait ce travail qu’après les vacances de Pentecôte. Il rouvrit le dossier « Maladie du Sommeil », jeta un coup d’œil sur son poignet. Zut, trois heures seulement.

Chantonnement lamentable. Il décida soudain qu’il prendrait sa femme ce soir, à titre exceptionnel. Mais deux fois par semaine, n’était-ce pas trop ? Oh, tant pis, quoi. Vivre dangereusement.

— Assez maintenant. Penser aux choses sérieuses. Un coup de Trafalgar !

Ce qu’Adrien Deume appelait ainsi consistait à prendre une initiative qui attirerait sur lui l’attention de ses chefs. Il plafonnait depuis un an et il voulait devenir membre A le plus vite possible. Il avait des titres, que diable ! N’était-ce pas lui qui avait créé des formules dont tous ses collègues de la section se servaient maintenant ? N’était-ce pas lui qui avait eu l’idée d’employer le mot développement au pluriel, ce qui lui donnait plus de gravité ? « Les développements de cette intéressante question. » Et le plus haut fleuron de sa couronne, cette tournure ingénieuse grâce à laquelle, lorsqu’il était impossible d’éluder un « en ce qui concerne », on pouvait au moins en éviter la répétition. Autrefois, ses collègues écrivaient par exemple « tant en ce qui concerne la Syrie qu’en ce qui concerne la Palestine ». C’était à lui qu’on devait le « en ce qui concerne tant la Syrie que la Palestine ». Et les « éléments de documentation » et les « éléments d’information » et les « accueillis avec gratitude », à qui devait-on tout ça ? À lui ! Avant lui on disait tout platement « la documentation », « les informations ». Ah, certes, un avancement lui était dû.

— Struggle for life ! dit-il en frappant la table du poing.

Et puisque van Vries ne le poussait pas assez, eh bien il se passerait de van Vries ! S’il écrivait une note directement au secrétaire général ? Il remua ses lèvres closes, à droite, à gauche, en haut, en bas. C’était grave et contraire à toute règle administrative. Il fallait pour cela une raison extraordinaire. Que suggérer au secrétaire général ? Proposer une commission d’experts en médecine tropicale ? S’il envoyait la note directement, Vévé serait furieux. Et puis aucun intérêt, puisque ce serait Kanakis, le membre grec de la section – hélas, docteur en médecine – qui serait forcément nommé secrétaire de la commission.

Idée sublime ! Dans un journal belge avait paru une attaque contre Sir John. Communiquer au secrétaire général l’article avec peut-être, c’était audacieux mais tant pis, un projet de réponse à l’auteur. Van Vries ne pourrait pas se fâcher s’il apprenait la chose puisqu’il s’agissait d’une affaire concernant personnellement le Patron. Épatant ! Il préparerait la note demain. Le Patron le ferait venir, s’intéresserait à lui. On causerait. Une citation bien placée de Shakespeare !

— Trois heures et demie. Et ce thé, alors quoi, on se fout de moi ?

Quant au coup de Trafalgar, ne pas prendre de décision immédiate. Y réfléchir demain, crayon à la main. Faire deux colonnes, mettre à gauche les avantages et à droite les inconvénients.

— Approuvé. Et maintenant, au travail !

Il reprit le projet de lettre Cameroun. Mais deux minutes plus tard il se leva. Sapristi ! Il avait oublié que c’était lundi, jour de nettoyage du vieux stylo. Il se dirigea donc vers les toilettes de la section, petit Trianon de marbre jaune où bruissaient des eaux. Il fit couler un des robinets. Hé là, attention, c’était l’eau chaude !

— Nous avons frisé la catastrophe.

Le stylo nettoyé, il retourna dans son bureau, réfléchit devant son projet de lettre Cameroun tout en se curant le nez. On frappa à la porte. Il se remit promptement en état de décence, leva la tête, furieux. Qu’y avait-il encore ? Comment travailler dans cette sale boîte ? On le dérangeait toujours. (Il était fâché parce qu’on avait frappé très doucement et qu’on n’avait pas poussé la porte immédiatement. C’était donc un subalterne.)

— Entrez ! tonna-t-il.

En effet, c’était un des messagers, un doux Russe émigré, ancien professeur à l’Université de Saint-Pétersbourg et dont le traité de pharmacologie avait fait longtemps autorité en Russie. Aucun gouvernement ne le protégeant, ce vieil homme était temporaire à deux cent cinquante francs par mois. Du matin au soir, il transportait sans arrêt son asthme et des piles de dossiers, montait et descendait sans trêve des escaliers, le dos courbé. Son binocle hagard et fêlé, ses poches aux genoux et son veston rapiécé agaçaient Adrien Deume qui aimait son Secrétariat et trouvait que ce bonhomme peu brossé y détonnait. Il lui gardait une dent depuis le jour lointain où Ariane était venue lui rendre visite. Il aurait tant aimé qu’en ce jour tout au Secrétariat parût éblouissant à sa future femme. Et voilà que le vieux Russe était entré au moment où il faisait admirer à sa fiancée son cher bureau. Il en voulait aussi au bonhomme de ne pas porter l’uniforme.

— Dites donc, pourquoi est-ce que vous ne portez pas d’uniforme ?

Le vieux professeur sourit avec tendresse. Sa douce petite barbe s’éclaira lorsqu’il expliqua de son ton chantant que, son engagement étant renouvelé de mois en mois, il ne pouvait être assimilé au personnel permanent et qu’il n’en avait pas les prérogatives vestimentaires. Et comme Adrien faisait un masque dur et soupçonneux, le vieux Russe s’inquiéta. Si monsieur Deume disait qu’il faisait mal son travail, il était perdu.

Adrien prit en pitié le vieux bonhomme effaré, lui offrit une cigarette. Le professeur Arlozorov eut un sourire enfantin, posa les dossiers sur une chaise, le plus vite possible, pour ne pas faire attendre monsieur Deume, prit la cigarette, la porta à ses lèvres mais se rendit compte aussitôt que c’était inconvenant. Il la mit donc dans sa poche d’où elle fila à jamais dans la doublure. Ensuite il ramassa ses dossiers, s’inclina – être renvoyé équivalait au suicide immédiat – et se dirigea vers la porte.

— Vous étiez médecin autrefois ?

Le vieux se retourna, surpris.

— Pharmacologie, susurra-t-il, les yeux illuminés.

— Et pourquoi est-ce que vous n’exercez pas ?

— Je n’ai pas diplôme suisse, monsieur, et je n’ai pas courage de tout recommencer.

— Oui, évidemment, dit Adrien Deume d’un ton peiné car le malheur des autres le désobligeait.

Dans le corridor, le vieil Arlozorov s’arrêta un moment devant une fenêtre. Ses collègues avaient tant travaillé depuis la Révolution et il n’osait plus lire les traités de pharmacologie. Il s’avoua qu’il regrettait d’avoir quitté la Russie. Trop tard maintenant. Il était seul, il était vieux, il était veuf. Trop tard. Il frotta sa barbiche, sourit machinalement et s’en alla à petits pas, chargé de dossiers, vieux petit âne solitaire.

Adrien Deume endossa son veston neuf, se frotta les mains. Ce bon garçon aurait été indigné si on lui avait révélé la vraie cause de son plaisir. Il était heureux parce qu’il avait vu Arlozorov. Son inconscient savourait le privilège d’être un fonctionnaire jeune, permanent et bien rétribué. Il mit deux cents francs dans une enveloppe. Très bien. Quand Arlozorov reviendrait, il lui donnerait l’enveloppe en lui disant de ne l’ouvrir que chez lui.

Le cendrier n’étant plus très propre, il alla le nettoyer aux lavabos. De retour, il ouvrit l’enveloppe destinée à Arlozorov, en sortit un billet. Cent francs, c’était bien suffisant.

— Au travail maintenant !

Il ouvrit un des dossiers que venait d’apporter le Russe. Ah non, zut, Vévé exagérait ! Encore un projet de lettre ! Et c’était le dossier Gattegno par-dessus le marché !

— Attends un peu, ma vieille Vrille, on va l’engraisser ton dossier !

Et il rit d’un rire étouffé de cancre, d’un substitut de rire qui consistait, lèvres closes, à racler son arrière-nez. (Les fonctionnaires sont des écoliers qui ont peur, se moquent entre eux de leurs profs, rigolent, donnent des surnoms, se méfient, n’ont pas de soucis, craignent les punitions, espèrent de bonnes notes. Ils sont des enfants toute leur vie, mènent la vie de lycée jusqu’à l’âge de la retraite et puis ils meurent. C’est un sort doux et terrible.) Il prit d’un geste dégoûté le dossier N/1/100/27/34 « Correspondance avec le docteur Gattegno ».

Qu’est-ce que c’était que ce pékin qui se mêlait de renseigner le Secrétariat sur des questions idiotes ? Sous prétexte qu’il était allé dans un territoire sous mandat belge, il croyait se rendre intéressant en racontant de prétendus abus ! Et parce qu’on ne lui avait pas répondu, il revenait à la charge ! Dans sa seconde lettre, il demandait si on avait reçu sa documentation et ce que la Société des Nations comptait faire. Mince de culot ! Van Vries avait écrit sur la feuille-minute qu’un cordonnet bleu retenait au dossier :

« M. Deume. Veuillez préparer d’urgence un projet d’accusé de réception. Remerciements, intérêt, précisions, etc. V. V. »

Mais Adrien avait pris en grippe le Gattegno dont les lettres étaient bourrées de fautes de français, qui écrivait sur du papier quadrillé et auquel, de plus, il trouvait un relent israélite. Non, non et non ! Il n’écrirait pas à ce petit médecin judéo-roumain de quatre sous. Il réfléchit, cligna de l’œil, pointa la langue, car il avait décidé d’avoir recours à une délicieuse combine.

— On va l’engraisser, ce petit dossier.

Sous le feu de l’inspiration, il écrivit sans brouillon une note de deux pages – l’accusé de réception au pauvre Gattegno n’aurait pas pris plus de sept lignes – par laquelle il proposa à van Vries de communiquer la lettre de Gattegno, pour avis préalable, à la section des affaires extra-européennes, à la section morale, à la section législative et au Bureau international du Travail. On ne répondrait à Gattegno qu’après réception des susdits avis. Pour finir, quelques phrases acides et bien tournées sur le vague des renseignements du Gattegno, sur le caractère non officiel de ce médecin inconnu, dont on ne savait même pas s’il était docteur ès lettres ou en médecine ; et enfin une allusion aux arrière-pensées probables de ce prétendu docteur qui voulait peut-être se tailler de la gloire dans son village roumain ou encore obtenir quelque mission d’enquête de la Société des Nations, en quoi il était bien naïf.

Il relut la note avec satisfaction. Le périple du dossier à travers les diverses sections durerait bien six mois car les sections consultées l’enverraient sans doute pour avis à d’autres sections. Six mois de paix !

— Mon petit Gattegno, tu peux l’attendre ton accusé de réception !

Il savait que van Vries était soucieux de ne froisser aucun de ses collègues des autres sections. Il accepterait donc. Et Adrien Deume s’offrit de nouveau le plaisir de racler son arrière-nez.

Pour se récompenser, il alla faire un tour dans les couloirs, causa avec Peï, l’élégant Chinois de la section économique, qui faisait aussi sa petite promenade de détente pour se reposer de son « Horizon à vol du volatile ». L’entretien fut particulièrement cordial car Peï détestait Deume. On se sépara après une énergique poignée de main.

Aimable salut à Hiroto, le minuscule et courtois Japonais de la section d’information. Il souriait tellement qu’on prétendait que la nuit il mettait un appareil en caoutchouc pour détendre les muscles de la joue.

Puis Adrien fut happé au passage par MlIe Pfister, l’Autrichienne qui faisait des gestes sveltes pour cacher son obésité et qui le persécutait de demandes d’aide. (En général, elle entrait dans le bureau d’Adrien, échevelée, si affairée, la brave fille écervelée. Dans son jargon obscur, elle expliquait, avec force postillons et exhalaisons transpirantes, qu’elle n’arrivait pas à se sortir d’une phrase difficile. Sous son regard respectueux, Adrien corrigeait au petit bonheur. Et la grosse Pfister, éperdue de reconnaissance et peut-être amoureuse, s’en allait, avec des mouvements mutins de fillette maigre, se faire aider, pour une autre phrase, par un autre fonctionnaire de langue française. « Écoutez, monsieur Le Gandec, je n’arrive pas…» La malheureuse à l’esprit confus avait ainsi une demi-douzaine de collaborateurs-orthopédistes, aux femmes desquels elle envoyait des fondants.) La phrase présentée cette fois pour redressement était ainsi libellée :

« La question semblant devoir être crue en état d’irrégulière présentation par la commission qui adopta son refus sur discussions animées conséquemment des interventions du représentant de la Tchécoslovaquie et réexaminée par la sous-commission du Conseil qui la renvoya en même temps de négatives observations au gouvernement britannique sur son point de vue formulé en avril dernier sur l’importance attribuée à la question qui fut faite allusion à l’introduction du mémorandum sur la connexité à l’importante question en précédent traitement. »

— La phrase va bien jusqu’ici, dit la malheureuse, mais c’est la fin que je n’arrive pas à mettre de façon un peu élégante, française.

Adrien feignit de lire, dit que cela allait très bien et que, pour sa part, il ne voyait pas la nécessité de changer quoi que ce fût. Il s’excusa, prétendit être attendu par van Vries et fila tandis que Mlle Pfister relisait, déconcertée, sa dernière création.

De retour dans sa chère cage, Adrien décida qu’il dicterait au dictaphone l’accusé de réception au représentant sioniste. Mais d’abord s’amuser un peu. Il confia donc quelques petites obscénités au rouleau enregistreur, téléphona à Agutte de venir les entendre. Les deux collègues s’esclaffèrent et Agutte voulut dicter une déclaration d’amour à la plus jolie fille du service de dactylographie. Puis il retourna à ses crimes mystérieux.

Adrien, resté seul, gratta le passage scabreux et enregistra un air de Carmen. Ainsi les petites du Pool s’amuseraient un peu. Enfin il dicta son accusé de réception au représentant sioniste, ce qui lui prit soixante-sept secondes. Aux salutations, il s’arrêta. Décidément il lui en coûtait d’assurer le Blumberg de sa considération. Laisser passer la nuit. On travaillerait les salutations demain.

Il alla aux toilettes, sans grand enthousiasme, mais c’était un petit passe-temps légitime et qui dégourdissait les jambes. Cinq minutes de tuées.

De retour dans son bureau, il ricana d’aise en pensant au coup qu’il ferait lorsque le dossier Gattegno lui reviendrait farci et forci. À ce moment-là, il rédigerait une nouvelle note par laquelle il suggérerait à van Vries que la réponse à Gattegno pourrait être utilisée par ce dernier dans quelque but obscur de propagande et qu’avant de répondre à ce docteur il serait bon de demander des renseignements sur son compte à la légation de Roumanie à Berne. Une fois que la réponse serait arrivée et si elle était favorable au Gattegno – peu probable car dans sa lettre à la légation il mettrait « un certain docteur Gattegno » – eh bien, le troisième coup de Jarnac serait de rédiger une note dans laquelle il dirait que demander des précisions à ce Gattegno serait peu aimable vis-à-vis de la Puissance mandataire. Il voyait déjà la réponse à Gattegno qu’il rédigerait dans un an : « J’ai l’honneur de vous accuser réception des renseignements que vous m’avez adressés. Je me suis empressé de les transmettre au Gouvernement belge. »

Il estima qu’il méritait bien un petit plaisir. Il prit son trousseau de clefs, ouvrit le tiroir du bureau, en sortit une bouchée pralinée. Pour bien en profiter, il décida qu’il la laisserait fondre très lentement.

— Tâcher de battre le record.

Il sortit son chronomètre qu’il consulta une fois la bouchée complètement fondue. Victoire ! Neuf minutes tandis que la dernière fois sept minutes avaient suffi.

— Tout va très bien, madame la marquise, tout va très bien, tout va très bien. (Il aimait cet air infiniment plus que la musique de Stravinsky, mais il le cachait à tous et notamment à lui-même.) Et maintenant, un autre petit coup de Trafalgar serait, messieurs, que nous restassions aujourd’hui jusqu’à cinq heures et demie.

Bonne idée. Vers cinq heures vingt, il trouverait un prétexte pour aller voir van Vries. Cela ferait une excellente impression et Vévé verrait qu’un certain Deume faisait du zèle et restait au Secrétariat en dehors des heures réglementaires.

— Tout va très bien, tout va très bien.

Il colla avec amour neuf petites coupures de presse sur des fiches en bristol, trouvant à ces menus travaux le charme enfantin des images découpées. Et puis, cette colle anglaise Gloy, quelle merveille !

Il alla faire un petit tour dans les corridors, marchant à pas pressés. Si van Vries le rencontrait, il penserait que Deume allait consulter d’urgence quelque document à la bibliothèque. Dans sa promenade, il croisa, comme toujours, le Fantôme de Bénarès qui lui montra gentiment ses dents éblouissantes. Il descendit au premier étage et se promena aux alentours du cabinet du sous-secrétaire général français, espérant la chance de causer avec un attaché de cabinet et peut-être même de trouver un joint pour l’inviter à venir un soir à Mon Abri. Il souhaitait en tout cas d’arriver, par une bonne conversation gaie, à cordialiser ses rapports avec un de ces nobles satellites, malheureusement le plus souvent pressés et inabordables. Il salua Huxley, le chef de cabinet de Solal, qui fit semblant de ne pas l’avoir aperçu. Il salua ensuite le directeur de la section du désarmement, auteur d’une plaquette de vers dans lesquels il chantait la vie de rêve et de solitude. Ce qui ne l’empêchait pas de se faufiler dans les trous des fromages administratifs les plus odorants. Ce poète salua à peine le microbe Adrien.

Notre héros décida de se rabattre sur de moins considérables seigneurs, alla au sous-sol faire un bout de causette avec le chef finlandais du service du matériel dont il obtint une lampe de bureau à double articulation et sept petits godets à agrafes. Tout en demandant des nouvelles de la santé de madame, il jeta un coup d’œil sur les nouveautés et prit bonne note d’un alléchant encrier en ébonite.

Adrien Deume s’arrêta de feuilleter le mémorandum sioniste car il lui semblait qu’il avait une impression de soif. Il prit son verre et se dirigea vers la petite fontaine du couloir. Non, en somme, non, il n’avait pas soif. Il rapporta son verre et se demanda si. Non, en somme, non.

Il alla cependant aux toilettes dans l’espoir de rencontrer quelqu’un avec qui faire un bout de causette. Il espérait surtout y trouver van Vries qui était toujours particulièrement gentil lorsqu’on le rencontrait là, devant la porcelaine bruissante, les yeux levés au plafond. Aux toilettes, Vévé était presque camarade avec ses subordonnés. On communiait ensemble dans une douce intimité.

Non, pas de van Vries. Que faire alors ? Une bonne idée : aller à la salle des périodiques voir si la dernière « Illustration » était arrivée. Mais il se ravisa lorsqu’il aperçut, dans le corridor, la serveuse qui faisait rouler devant elle le petit chariot chargé de théières, de tasses et de pâtisseries. Il alla vite dans son bureau attendre cette visite qui coupait agréablement l’après-midi.

La jeune fille à frisettes platinées entra, posa la théière et le petit pot de crème. Il hésita devant les pâtisseries, se décida pour une tranche de cake qu’il posa sur une feuille de papier blanc puis prit délicatement un rocher à la noix de coco. Il demanda davantage de sucre.

— Quatre morceaux, oui.

La serveuse sortit. Petit coup de langue vipérine. Content, Adrien Deume. Le rocher était tendre et le thé bien chaud. Il mit un morceau de sucre dans son thé et jeta les trois autres dans une boîte de fer-blanc cachée dans le tiroir. Tiens, déjà pleine ? Il mit dans son attaché-case la boîte des morceaux économisés. Mammie serait contente.

De sentir près de lui le thé et les pâtisseries qui lui tenaient compagnie lui donna envie de travailler. Langue dehors pour mieux s’appliquer, il découpa douze articles du « Palestine Weekly ». Puis il les colla tout en mangeant posément et tout en ôtant, à petits coups de langue, les débris de pâtisserie qui erraient sur ses lèvres, tout en savourant ses petits bonheurs et son cake avec une tranquille et distinguée satisfaction, tout en chantonnant avec de microscopiques sourires au coin de la lèvre ironique, tout en buvant son thé à petites gorgées, tout en sifflotant, tout en émettant divers bruits destinés à lui faire passer le temps et qui étaient tous – rots, vents intestinaux ou chants – de petits hymnes de jubilation, tout en bourdonnant, tout en ramassant de petits débris de cake et tout en grignotant, tout en chuchotant de petites résolutions de victoire, tout en rigolant pour lui-même, tout en bruissant, tout en ronronnant, tout en bêlant pour passer le temps, tout en gargouillant dans son thé ravissant et tout en d’aise pépiant.

Oh, qu’il était heureux, Adrien Deume, de coller soigneusement tout en roucoulant, tout en grognant, tout en pom-pomant, tout en faisant cliqueter ses divers porte-mine, tout en haletant pour varier l’amusement, tout en faisant vibrer un élastique et tout en tambourinant de temps en temps son petit bonheur d’être sans soucis et le mari d’une femme charmante et le propriétaire d’une belle auto et l’ami de gens charmants.

— Pour être bien collé, sacré nom de Dieu de nom de Dieu de tonnerre de Dieu, je crois que c’est bien collé !

Et combien restait-il de thé ? Encore une tasse. Chic. (En réalité, il détestait le thé. Il prenait cependant plaisir à ce breuvage qui lui donnait le sentiment d’être un diplomate anglicisé. Et puis le thé de Chine, avec son « fumet évocateur », c’était poétique.) Pour mieux le savourer, il ouvrit le grand tiroir de sa table de travail et se réjouit de ses chers trésors si bien rangés : boîtes d’épingles et d’agrafes de diverses formes et grandeurs, pots de colle, grattoirs, provisions formidables de buvards larges ou étroits, bracelets élastiques, paquets de petites feuilles de diverses couleurs, fiches, gommes, crayons, règles. Il referma le tiroir, laissa ses yeux errer sur les rayons où trônaient les boîtes-classeurs d’un nouveau modèle.

— Saleté ! Idiote ! Vieille grue !

Il ne sut jamais contre qui il avait eu cette explosion de colère. Peut-être était-ce une façon de crier sa joie de vivre et d’être jeune. Peut-être était-ce le bonheur d’avoir obtenu, par corruption et passe-droit, une des théières réservées aux directeurs. Peut-être exprimait-il ainsi son plaisir d’être de service dimanche prochain. Tout seul au Secrétariat, il se sentirait le chef éphémère du Palais, lirait des illustrés, ferait sa correspondance. Et ça lui ferait un jour de congé en semaine, ce qui serait épatant.

Dans le bureau voisin, Kanakis s’ennuyait tant qu’il émettait de petits hurlements à la mort. Plus loin, Mikoff poussait de terribles soupirs. Cinq heures moins vingt. Zut, encore un tas de minutes à tirer. Que faire ? Aller à la bibliothèque voir s’il y avait quelques livres intéressants ? Ou plutôt à l’infirmerie se faire faire une piqûre fortifiante et gratuite ?

Et soudain Adrien eut une angoisse. Que faisait-il en ce monde ? Quel était le sens de sa vie ? Quand mourrait-il ? Il décida de lire la Bible dès ce soir et croqua une bouchée au nougat.