XVI
Scipion emmena Salomon au Café Riche où il lui fit servir deux tasses de café très fort. Ensuite il lui proposa d’aller un peu voir, en tout bien tout honneur, les nistonnes de derrière la mairie.
— Les minotes, expliqua-t-il. Juste pour de dire de rigoler une heure.
Salomon frémit. Comment oserait-il revoir sa chère femme après avoir causé avec des personnes de mauvaise vie ?
— Non, dit cet ange, ma religion me le défend.
— Eh qué religion ! La vérité c’est que tu es pas porté sur ça parce qu’elles te font pas d’avances. (Dieu merci, le joint était trouvé.) Mon ami, moi, elles me mèneront à la tombe ! Tout à l’heure, par ezemple, si je me suis tombé à la batteste aque Michaël, eh bien mon ami, c’était parce que. (Il lissa ses accroche-cœur.) La nuit dernière, mon ami, huit ! Elles attendaient chacune son tour en bas. Une partait, l’autre montait, il y avait un collègue en bas qu’il leur donnait des contremarques aque les numéros. (« Aque », dans le langage de Scipion, signifiait « avec ».) Il y en avait douze mais j’ai pu en servir que huit. Ah mon Dieu, dormir seul une nuit, qué bonheur que je connaîtrai jamais !
— Mais ne pourriez-vous pas laisser tranquilles ces dames ? Scipion s’indigna, fit des yeux ronds.
— Mais c’est elles, mon ami, qu’elles me laissent pas tranquille ! Elles sont là, mortes ! Alors qu’est-ce que tu veux, je suis forcé, question pitié.
Et, parce que le geste lui parut beau, il tendit le poing vers le ciel.
— Je lui en veux au bon Dieu de m’avoir fait plaisant comme ça.
Salomon recula pour examiner l’enveloppe corporelle du petit borgne et en comprendre les appâts. Mains derrière le dos, il le considéra attentivement des pieds à la tête. Non, tout de même, ce ne pouvaient être les jambes tordues. Et le reste était plus laid encore. (Fou d’être tant aimé, Scipion tournait sur lui-même et chantait une chanson de sa composition intitulée « Sang de Piment ».) Décidément, pensait Salomon, les femmes de Marseille avaient des goûts étranges. Évidemment, l’œil gauche n’était pas mal, mais tout de même.
Scipion acheta à Salomon un petit pain au chocolat, le prit par la main, lui fit traverser la chaussée, lui ordonna de s’arrêter devant l’hôtel Noailles. Dans le jardin d’hiver, la princesse Ingrid de Suède était en train de raconter à la duchesse d’Arques son beau voyage aux Indes.
— Par ezemple, la grande blonde, là que tu vois, dit Scipion en désignant discrètement la princesse. Te fais pas remarquer. Doucement, fais anttention. La grande blonde qu’elle est en train de causer, non, la regarde pas comme ça, je veux pas lui faire tort, aie l’air de rien, regarde en l’air d’abord comme si tu voulais voir les fenêtres puis juste un petit coup d’œil en passant, cette grande blonde, mon ami, tu sais pas qui c’est ? (Ceci pour avoir le temps de trouver un nom.) Milady Roscoff, la fille de l’amiral anglais, le vainqueur de Trafalgar Square. Maintenant mire un peu la brune. (Il désigna la duchesse d’Arques.) C’est la fille de. Je peux pas te dire le nom, c’est un monsieur qu’il a une grosse grosse grosse position en Italie. (Murmurant :) Tu vois, elles me regardent pareil que si j’étais du suce-miel. Et maintenant, remarque un peu comme elles se sourient jaune toutes les deux. Elles font semblant d’être d’accord, braves, gentilles, mais au fond elles se mangeraient. Il y a pas plus pocrite que la femme moureuse. Dépassant le serpent ! Imagine-toi que la brune, l’Italienne, elle a essayé d’empoisonner la blonde ! Par jalousie à cause de moi, tu comprends. Alors moi je leur ai dit comme ça : « Mais dites, qu’est-ce que c’est ces manières de sauvages ? S’empoisonner entre collègues, c’est ça qu’on vous a appris à l’école ? Vous êtes du grand monde, que diable ! C’est pas des choses à faire, de l’arsenic ! » Oui parce que j’ai oublié de te dire que la brune elle m’a dit que la blonde aussi elle a voulu l’empoisonner. « Vous avez pas honte de devenir des criminelles par amour toutes les deux ? Petites vilaines, de la mort-aux-rats, dites ! Pensez un peu à votre papa, à votre maman, que diable ! Une fois que vous serez en prison pensez-y un peu au mauvais sang qu’ils se feront ! » Alors, pour continuer à me voir, elles font censé d’être bien ensemble. Tu vois comme elles rigolent toutes les deux mais on sent que c’est tout du faux. (En cela Scipion disait juste.) Ah j’en ai eu comme ça des tragédies dans ma vie ! Mes deux doigts, mire un peu, té, c’est une jalouse !
Il montra sa main dont, lorsqu’il était enfant, il avait fait sauter deux doigts en coupant une bûche.
— Mais c’est à la guerre que vous avez perdu les deux doigts, osa rectifier Salomon.
— Pendant la guerre, j’ai dit. J’ai pas dit à, j’ai dit pendant ! C’était la fille du général que je l’avais eue sage, un soir de permission. Soi-disant elle vient au front pour voir le papa mais tu penses bien pour qui c’était ! cria-t-il, pris d’une joie frénétique et presque folle qui fit trembler son petit thorax grassouillet et tressauter ses molles mamelles. Alors un soir, c’était le vingt-cinq d’août (Il prononça a-ou.), je me rappelle comme si c’était hier, le vingt-cinq d’a-ou ou peut-être peut-être peut-être le vingt-six d’a-ou, enfin le vingt-cinq ou le vingt-six, nous en sommes pas à un jour près. Bon. Alors, elle s’amène dans la tranchée que tout le monde il dormait. Elle m’apporte des chocolats aque de la noisette, des gros bâtons, tu sais, comme ça. Elle ouvre mon paquetage pour les mettre dedans et elle se prépare (Voix féroce :) pour le baiser à la colombine ! (Salomon recula.) Mais ses yeux ils tombent sur ma musette qu’elle était ouverte. Elle respire comme ça. (Il renifla très fort pendant au moins deux minutes, dirigeant son nez de toutes parts, pour bien faire comprendre.) « Je sens du sent-bon ! » elle me fait. Et je te garantis que déjà elle était pas commode ! Elle regarde dans la musette et ça y est, elle trouve les lettres de la femme du président de la République en Amérique, une passionnée terrible, mon ami ! Elle regarde les lettres, un peu, juste le temps de lire« ta frimousse adorée de vaillant petit poilu français ». Alors elle se précipite sur moi, elle ouvre la bouche, elle me prend la main et han ! (Il fit un rictus de cannibale.) elle referme la bouche. Et han ! elle me coupe les deux doigts entre ses dents ! On m’a dit que de rage elle les a mangés tout en courant ! Mais ça je peux pas le garantir vu que j’y étais pas.
— La fille d’un général ! s’exclama Salomon.
— Moi, pour pas la compromettre, question galanterie, j’ai dit que c’était une balle ennemie qu’elle m’avait enlevé les deux doigts. C’est le premier mensonge de ma vie, dit-il avec mélancolie. Allez, viens, promenons-nous. Alors, pour t’en revenir à milady Roscoff et à son amie, la brune, la petite de Michelangi. Oh coquin de sort ! voilà que j’ai dit le nom, tu le répéteras pas au moins ? Tu me promets le secret, dis, petit, que ?
Salomon fit oui de la tête et ils s’assirent sur un banc des allées de Meilhan. Le pauvre Céphalonien, déjà endormi, mangea d’un air égaré la brioche que Scipion avait sortie d’un cornet.
— Tu voudrais bien que je continue des coquineries, qué, polisson ?
Salomon n’osa pas dire non.
— Alors je vais te dire comme ça a commencé aque les deux nistonnes du Noailles, milady RoscofF et la petite Michelangi, que son papa il est grand général italien.
Il prit une bonne bouffée d’air et plongea dans les eaux délicieuses du mensonge.
— Imagine-toi, mon ami, que depuis un mois, tous les matins, à six heures, régulièrement, qu’il pleuve ou qu’il neige, qu’il vente ou qu’il tonne, régulièrement, elles étaient là devant ma porte, neuf rue Coin-de-Reboul. Tous les matins à six heures, six heures dix, six heures quart, enfin aux environs de six heures. En tout cas toujours avant six heures demie, elles étaient là. Le charme avait agi. Et moi, peuchère, je savais pas quoi faire ! Je voulais pas m’en mettre encore deux sur les bras ! La jalousie des autres, la fatigue. (Il fit une tête byronienne.) Alors les premiers temps. (Scipion n’aurait pas cédé sa place pour un empire.) Alors les premiers temps, moi, en descendant de chez moi, je me passais devant en faisant censé de pas les voir. Mais tu comprends bien (Il cligna de l’œil avec un sourire malicieux.) que j’avais tout compris ! Mais de les voir tous les matins, les pauvres petites, bien habillées, tu sais là, fourrures, plumes, oh là là, et l’automobile qu’elle attendait un peu plus loin, ça me faisait un peu peine. Alors un matin, comme j’allais au boulanger, je leur y fais un sourire, manière de pas avoir l’air de les mépriser. L’aumône d’un regard, quoi. (Tragique :) Salomon, le sort en était jeté ! Le lendemain, incorrigible que je suis (Il eut une grimace signifiant qu’il se détestait.) je me suis pas contenté, oh bandit que je suis ! de les regarder mais je leur y ai fait une fascination. Comme ça, regarde bien.
Il se leva, campa le poing sur la hanche, ferma son œil valide.
— Tu comprends, d’un air de dire : (Il prit un air de galant gangster.) « L’amour est enfant de Marseille. » Et alors, tu sais pas ce qui s’est passé ? Elles m’ont suivi et elles ont voulu à toute force me payer le café, histoire de commencer à me fréquenter pour faire la conquête ! Et alors, c’est une vie terrible qu’elle a commencé, Salomon ! Par ezemple, hier, la blonde, milady Roscoff, elle me disait : « Scipion. (Il n’arrivait pas à trouver ce qu’elle lui avait dit. Aussi répéta-t-il à plusieurs reprises son nom :) Scipion, Scipion. » Non ça je peux pas te dire, tu comprends, il y a des choses qu’on peut pas dire même à un ami. Alors moi j’y ai répondu gentiment, genre papa : « Et votre mari ? »
— Mais alors, objecta Salomon, elle ne s’appelle pas Roscoff ? Puisque c’est son père qui est monsieur l’amiral Roscoff.
— Elle a épousé un cousin ! cria avec colère Scipion. M’interromps pas pour des bêtises !
Ils avaient quitté leur banc et se trouvaient de nouveau devant l’hôtel Noailles.
— Regarde-la. Temps en temps, elle tâche d’écouter ! Alors pour te revenir à l’histoire, elle me répond : « Mon mari, j’en veux plus ! D’abord il ronfle ! Partons, Scipion, partons dans des cieux embaumés où tu me feras rien que des baisers à la cannibale ! » Comme ça, je te jure, elle m’a dit ! Té, que je meure maintenant là, sur le trottoir ! (Il tapa du pied l’asphalte.)
— Et alors ? demanda Salomon que cette aventure du grand monde commençait à griser.
— Et alors, moi, tu sais, aque mon sang-froid de glace j’y réponds : « Non, mignonne, non. (Il agita sa tête en signe de noble refus.) La fatalité elle nous sépare. » Et alors elle me répond… – té, justement c’était ce matin, précisa-t-il – alors elle me répond : « Eh bien au moins une bise ! » (Indulgent, tendre, admiratif :) Tu sais là, aque son air coquin et son petit acent anglais qu’il est bien plus joli que l’acent parisien. Et une figure, mon ami, oh là là, une vraie madone ! Et alors, comme j’hésitais à cause les voisins qu’ils commençaient à se mettre à la fenêtre, elle me crie : « Une bise, vous allez quand même pas me refuser une bise ! Vous seriez un grossier alors ! » Elle commençait à se fâcher. « Allez, vaï, Scipion, une bise que j’ai soif d’amour car ton cœur a pris mon cœur dans un jour de folie ! » Elle criait, oh là là, et les voisins ils étaient tous à la fenêtre maintenant qu’ils regardaient. Alors j’y dis comme ça, moi : « Et l’honnêteté, madame Alexandra, ce que c’est que vous en faites alors ? »
— C’était bien dit, fit Salomon. Et alors ?
— Elle m’a répondu testuellement comme je te le dis et que je perde mon œil si c’est pas vrai ! (Son doigt montra, énergique et formel, l’œil gauche.) Elle m’a répondu comme ça : « L’honnêteté, monsieur Scipion, je m’en fous ! »
— Mais vous êtes sûr qu’elle est la fille d’un amiral ?
— L’honnêteté, je m’en fous ! cria Scipion dans le feu de son discours. (Un agent de police s’arrêta et le fixa sévèrement.) Tu t’étonnes qu’elle a dit je m’en fous ? Eh mon ami, qu’est-ce que tu veux, dans le feu de la passion – les mains de Scipion étaient de mouvantes flammes – elles oublient toutes les convenances ! Une fois la reine de. Non, ça je peux pas dire. Mais ce que je peux te dire c’est que tu te serais régalé de nous voir, la reine et moi, chacun son cheval. Parce que la reine elle aimait beaucoup monter le cheval, le matin. Alors moi aussi, aque les bottes, j’allais tous les matins à la selle aque Sa Majesté.
Il sentit le danger.
— Devant Dieu ! Je te le jure devant Dieu, tu entends, que tout ce que je t’ai dit c’est la vérité ! (Salomon fut convaincu. Du moment que Scipion avait juré sur Dieu.) Et alors, qu’est-ce que je disais ?
— L’honnêteté…
Scipion caressa le bon auditeur.
— Tu es bien brave, va. Alors j’y dis : « Et l’honnêteté, madame Alexandra, qu’est-ce que vous en faites ? » Elle me fait : « Ah l’honnêteté, c’est vrai, té, j’y avais pas pensé. » Et elle me regarde, tu sais, aque des yeux bleus comme la fleur. Ah c’est pas pour de dire mais elle était à manger à la vinaigrette tellement elle était mignonne ! (Il baisa le bout de ses doigts.) « J’y avais pas pensé », elle me dit en rigolant.
— Mais tout à l’heure, elle avait dit le contraire.
— M’interromps pas tout le temps comme ça ! Je suis responsable, moi, si elles sont des giroulettes ? La tête leur vire, qu’est-ce que tu veux ! Elles te disent blanc puis elles te regardent, ça leur fait tourner le sang et elles te disent noir. Griserie d’amour. Alors elle me fait : « C’est vrai, l’honnêteté. Eh bien alors soyez mon frère, Scipion, et moi comme ça je serai votre sœur. Mais au moins une bise, Scipion. (Ardent :) Une bise ! (Volontaire :) Une bise ! » Et elle frappe sur la table ! « Une seule fois, bandit, et après, frère et sœur ! » Et comme elle voyait que je voulais pas, alors la coquine elle me dit : « Allez, vaï, pas une bise d’amour mais une bise cousin-cousine ! » Et alors, moi.
Il s’arrêta, fatigué. Il y avait tant de possibilités ! Fallait-il donner ce baiser ?
— Et alors moi tout d’un coup, reprit-il, les dents serrées pour donner une idée du sex-appeal de la princesse Ingrid alias milady Roscoff, la tête elle me tourne et badaboum ! je te lui fais un baiser double colombine à renversement intérieur !
Salomon ferma les yeux et sa main chercha secours auprès d’un réverbère.
— Et quand j’y ai donné ce baiser, je suis le seul à savoir le faire à Marseille, je peux pas te dire tout le secret mais ce que je peux te dire c’est que la langue elle fait le saut-prieux. Alors je lui donne le baiser et elle ferme les yeux et elle tombe par terre, là comme ça, morte ! Morte peuchère, oh là là !
Il montra le trottoir de ses deux mains dont, en signe de deuil, il se voila ensuite la face.
— Morte à vingte-trois ans, morte comme une mouche ! Morte à jamais, tuée par la volupté !
Il se rappela à temps que la morte était en train de causer dans le jardin d’hiver et il enchaîna :
— Je la ramasse et elle se met à remuer tout d’un coup. « Encore, encore, encore ! » elle crie. Oh coquin de sort, dans qué situation je me trouve !
Il porta ses mains à son front moite qui surplombait un œil hagard.
— Tout seul aque une femme enragée ! Et alors, comme je refuse, elle retombe et elle se met à remuer des quatre pieds par terre, comme un qu’il a le haut mal ou comme le cheval tombé qu’il peut plus se ramasser ! Et tous les voisins qu’ils regardaient ! Et ma femme qu’elle dormait et que j’avais peur que les cris la réveillent. Et à ce moment qu’elle était en train de remuer des quatre pieds par terre sur le trottoir que ça faisait des étincelles, tu sais pas ce qui arrive ? Il arrive l’autre, la fille de Michelangi, la brune, la petite ! Oh ! mon Dieu, pauvre de moi ! Mais qu’est-ce que je vais faire ? Je me tournais autour de moi comme une toupie des enfants ! La fille de Michelangi, intelligente comme son papa, elle comprend tout du premier coup et elle crie : « Moi aussi, moi aussi, j’en veux ! » Parce que les femmes, tu sais, c’est tout d’orgueil ! Elle trépignait là, tu sais, elle sautait sur le trottoir comme la grenouille ! Et l’Anglaise qu’elle se lève et qu’elle crie : « Encore, encore ! » Mais elle le disait en anglais. « Pickles, pickles ! » comme ça, tu sais. Pickles, en anglais ça veut dire « encore ». Et l’Italienne qu’elle se met à crier : « Picallili ! Picallili ! » Ça veut dire : « Moi aussi j’en veux ! » en italien. Enfin, pas l’italien que tu connais, en italien distingué. Toutes les deux, elles criaient comme des cochons qu’on va les saigner. « Pickles ! Picallili ! » Assoiffées d’amour ! Et les voisins, mon Dieu, mon Dieu ! (Il se cacha les yeux.) Alors pour la contenter, pour qu’il y ait pas trop d’escandale, j’embrasse la petite Michelangi. Ça y est ! De plaisir elle tombe par terre ! « Pickles, Picallili ! » Et les voisins qu’ils descendent, qu’ils me demandent ce qui arrive. Alors moi j’y dis aux voisins : « Vous effrayez pas, allez, elles sont un peu fatiguées. C’est rien. » Mais eux ils courent appeler les pompiers ! Et pendant ce temps, les deux petites par terre, de colère et de jalousie elles se mordaient le nez !
Un taxi s’arrêta devant l’hôtel Noailles. Scipion, homme de lettres, capta le hasard.
— Il passe un taxi ! Vite je les mets dedans ! Dans le taxi, elles me font des chatouilles pour me donner des idées, pour me mettre en feu ! Ces chatouilles elles me rendaient fou ! Alors je me mets à crier tellement que le chauffeur il prend peur et il nous descend tous les trois en pleine Canebière ! Tu vois le pastis, une qu’elle gueulait et l’autre, oh pauvre de moi, qu’elle continuait de me faire les chatouilles sur le trottoir et moi que je criais comme un pendu tellement qu’elle me chatouillait fort ! Et le monde qu’il était là à nous regarder, qu’ils se pissaient tous de rire genre moquerie ! Alors tout d’un coup je me dis : « Scipion montre un peu qui tu es, maintenant ! Si tu es un homme, c’est le moment ! » Alors, d’un coup de jitsu je te les mobilise toutes les deux ! Elles pouvaient plus bouger mais elles continuaient à crier ! Sans ezagérer, Salomon, il y avait au moins neuf mille personnes qu’elles regardaient l’escandale et qu’elles se mouillaient de rire. L’Anglaise surtout elle était terrible. Elle avait le hoquet tellement elle avait envie. Et l’Italienne elle criait : « Ça me démange ! » Alors moi je leur dis en les tenant bien pour qu’elles me chatouillent plus : « Écoutez, un peu plus de tranquillité si vous plaît, eh, que je perds ma réputation moi à Marseille si vous continuez comme ça ! » Et de force je te les emmène dans une pharmacie ! Il y avait au moins seize mille personnes qu’elles suivaient en rigolant et en se pissant dans leurs pantalons. Au pharmacien, c’était un collègue à moi, j’y esplique la chose. Et alors lui il me fait : « Scipion, scientifiquement il y a qu’une chose à faire, il faut leur y faire comme aux chattes quand on veut pas les faire monter. – Leur y faire quoi ? j’y fais. – Du croroforme ! il me fait. Il y a que ça pour les calmer ! » Et allez, zou, il prend une grosse bouteille et dzan ! il te les arrose avec le croroforme ! Alors elles se sont calmées, mais pas beaucoup ! Au pharmacien j’y dis : « Écoute, Titin, ferme le magasin parce que je veux plus de déshonneur dehors. Regarde le monde qu’il y a ! » À ce moment-là y avait au moins trente ou quarante mille personnes qu’elles se pissaient de rire. « Laisse-moi seul aque les petites » j’y dis au pharmacien que c’était mon collègue de l’école fantine. Alors les deux elles se sont levées tout d’un coup vu que le croroforme il était pas assez concentré. Et alors, elles prennent de la vitriole, un bocal tout jaune, et elles me disent : « Scipion, un baiser ou nous la buvons la vitriole ! » Alors moi, rapide comme le tonnerre, je m’empare de la vitriole et vite je te les pousse dans une petite chambre qu’il y avait pas de poisons ! (Il s’arrêta, réfléchit.) Non, écoute, je suis un menteur. Il était pas jaune le bocal de la vitriole, il était vert, vert clair. Bon, pour t’en revenir aux petites, je te les pousse dans la petite chambre et alors je me boutonne la soutane, je redresse la tête, tu sais là, genre artiste cinéma fier implacable, et alors je leur y dis : (Il fit des incisives terribles.) « Ce qui est fini est fini, mesdames. Des baisers vous en aurez plus ! (Pendant soixante secondes environ, il remua l’index en signe de dénégation.) – Et pourquoi ? elle me fait l’Italienne. Tu sais pas que mon papa il commande une armée de l’Italie ? » Et moi j’y réponds : « Ton papa, je, bref, un gros mot que j’aime pas le redire, parce que c’était pas gentil pour elle ni pour le papa, peuchère. Moi je suis en France, pays de la liberté ! je lui fais. Et si je veux pas t’embrasser je t’embrasserai pas. Et c’est pas ton papa qui me forcera. Allez, fous le camp, bourre de babi ! » Et je lève le poing en l’air, tu sais, là, genre politique ! Résumé, la chose a fini comme ça que j’ai renvoyé l’Italienne, étant qu’elle m’avait offensé le patriotisme. Et puis l’Anglaise, après que je l’ai un peu bichonnée, tu sais, un peu de l’eau sur la tête en lui tapant un peu les mains genre flatterie, j’y ai dit comme ça en réponse à la chose qu’elle me demandait que j’y fasse en pleine pharmacie, la petite dévergondée : « James » j’y dis – c’est son petit nom.
— Mais elle s’appelle Alexandra, dit Salomon qui suivait avec peine ce récit peu ordonné.
— M’interromps pas ou je te fous une claque ! Alexandra c’est le premier prénom. Mais les intimes, ils lui disent James. (Il prononçait Geamsse.) « James, vous êtes drolatique, jamais je vous ferai une chose pareille, surtout dans le magasin. Question honneur de l’homme. (Il fronça les sourcils.) – Et pourquoi vous me le faites plus puisque vous me l’avez déjà fait et même bien fait ? » elle me fait. Alors moi j’y fais : « Oh petite grossière, parce que j’ai été gentil une fois tu veux que je te fasse le domestique maintenant ? » Et alors je me mets le chapeau. (Il se tapa le crâne.) Et j’y dis : « Sachez, madame, que mes baisers sont dangereux. Une fois qu’on en a reçu un, c’est fini. – Et justement, elle me fait, tu me l’as donné ce un et il était à double renversement même ! » Alors moi j’y réponds : « Le premier, ça va ! Mais le deuxième, ça serait bien plus pire. (Avec un accent parisien tragique et des remuements napolitains de la tête :) Mes baisers sont une magie, mes baisers sont un philtre, madame ! Peuchère, j’ai pitié de vous. Allez, allez, rentrez chez vous. Allez, allez, je leur répète ! (Il avait oublié qu’il avait déjà renvoyé la prétendue Italienne.) À votre soupe, mesdames ! » Alors toutes les deux elles se mettent à genoux, oh funérailles, en pleine pharmacie, dis ! Et tous les gens dehors qu’ils regardaient à la vitrine ! Et alors moi : « Milady, fuyez mes baisers ! » Et elle, en colère, tu sais, tigresse : « Oh coquin de sort, elle me dit, mais vous êtes pas un homme, Scipion, vous avez pas de sang, vous avez pas le goût de la femme ! » Pour m’humilier, tu comprends. Une ruse de femme. Alors moi, offensé dans mes sentiments les plus nobles, je me laisse prendre et j’y dis : (Dents serrées.) « J’ai pas le goût de la femme, moi ? (Il posait à Salomon cette question menaçante en le frappant fort sur la poitrine.) Je suis pire qu’un nègre, madame ! Je suis en ciment armé, sachez-le ! » Tu comprends l’allusion ? demanda-t-il gravement au Valeureux qui tenait les yeux baissés de honte.
Il s’arrêta, prit une chique de tabac, la mastiqua, sourit.
— Il y a une troisième, une petite Américaine qu’elle m’a demandé ma main l’autre jour. Et alors moi tranquille, de mon petit air vampire, j’y dis…
— Voilà ? sursauta, Salomon qui dormait debout.
— De mon air vampire, continua Scipion en roulant les yeux, j’y dis : « Carmen, vous êtes trop riche pour moi. Quand on est la fille de Vanderbite, on se marie dans son monde. Mon cœur je le donne mais je le vends pas. » Je dois dire que j’étais pas tout à fait franc. Elle m’aurait plu que je me serais peut-être divorcé ! Neuf cent vingt-cinq miyons de dote ! Et des miyons américains, tout dollar et esterling. Mais elle me plaisait pas beaucoup. (Les dents serrées, d’un air sauvage :) Mais moi je lui plaisais ! Oh là là, elle se précipitait sur moi, oh là là, et elle m’ouvrait la chemise, la fille de Vanderbite, oh là là ! Mais à moi elle me plaisait pas. Ça se commande pas. Elle était jolie pourtant. Comme ça. (Il fit un geste pour désigner une immense corbeille antérieure.) Et puis comme bas-flancs c’était du soigné ! (Il dessina une corbeille de grosseur double.) C’est vrai qu’à l’époque j’avais sur le chantier mes deux estars américaines, tu sais le cinématographe, les estars. Il y en avait une, oh qu’elle me plaisait, mon ami ! Celle-là je dois dire que je me la préférais à toutes. Madeleine Dietrich elle s’appelait. Oh qué beauté, mon ami ! Elle avait un derrière qu’il devait faire dans les trente kilos ! Madeleine Dietrich c’est la seule femme, tu entends, la seule femme que j’y ai fait un cadeau : un bâton de chocolat. Elle m’a dit comme ça : « Ce chocolat, je le garderai toujours sur mon cœur ! » C’est la seule femme que j’y ai fait un cadeau parce qu’en général je trouve qu’un homme qu’il fait un cadeau à une femme, il est déshonoré pour la vie. Il y a pas plus chaud que l’estar américaine ! Elle te vide ! Ah oui, ajouta le technicien, pour la connaissance de la chose et le mouvement il y a rien au-dessus de l’estar ! Et généreuse, oh là là ! Et gentille ! Tu vois ces souliers ? (Il souleva un de ses pieds chaussés d’escarpins vernis.) C’est Madeleine Dietrich. Tu en as entendu parler ? Ça a commencé par un baiser, sur la barque. Je le lui donne, manière de politesse. Alors d’émotion elle tombe à la mer ! Je me lance à l’eau, je la repêche, je nage vers La Flamboyante ! Mais Madeleine Dietrich, même noyée dans l’eau, elle pensait qu’aux baisers ! Elle m’entoure de ses bras charmeurs et elle crie : « Encore un, capitaine marin ! » Pour qu’elle se tienne tranquille, vite j’y en donne un. « Allez, mademoiselle Madeleine, restez un peu tranquille maintenant. Si vous remuez comme ça, nous allons nous noyer. Un peu de patience, voyons ! Dès qu’on sera au bateau je vous en donnerai encore un. – Non, non, tout de suite ! » elle crie. Il faisait une tempête terrible. Tu t’imagines un homme en pleine mer démontée qu’il doit sauver une femme qu’elle se noie et qu’au lieu de se laisser porter bien tranquille, elle crie dans la mer déchaînée : « Des baisers ! Des baisers ! Je m’en fous de me noyer ! » Oh mon ami, qué ramadan ! Madeleine Dietrich, mon ami, en pleine mer en furie elle faisait des soubresauts pire que poisson sur terre. Comme ça, regarde.
Il s’étendit sur le trottoir, écarta les jambes, fit des ondulations et une sorte de danse du ventre.
— Et moi, peuchère, j’ai vu que pour la sauver il y avait qu’une chose à faire. Des deux pieds je nageais, d’une main je la tenais et, pour la faire tenir tranquille, de l’autre main j’y caressais la figure et je l’embrassais sur les joues pour qu’elle bouge plus. Tableau ! Tu me vois nageant comme ça rien qu’avec les pieds et embrassant cette femme dans l’eau salée, oh là là ! À peine qu’on est remonté dans le bateau, fini les mamours, je te l’attache avec du filin au mât et je me mets à ramener La Flamboyante ! Arrivés au rivage, toute mouillée qu’elle était, elle me prend par la main, tout mouillé que j’étais, et elle me tire comme ça dans les rues en galopant pour arriver plus vite à l’hôtel ! Aussitôt dans la chambre de luxe, mon ami, qu’elle devait lui coûter une pièce de douze francs par jour, elle me déboutonne genre précipitation et en avant la danse ! Et ce furent soixante-douze heures d’amour poétique, dit-il avec un accent de nouveau parisien. Soixante-douze fois, mon ami ! Et elle m’esquichait dans ses bras ! Oh qué femme, boudiou ! La pompe aspirante et jamais refoulante ! « Oh mon trésor, elle gueulait, oh ma belle poule en or, viens avec moi en Amérique que je te ferai jouer le cinéma ! Tu feras les grands rôles, Rigoletto, Foste ! » Mais j’ai pas accepté. Et alors, avant de partir, elle m’a rempli de cadeaux ! Oh là là ce que j’en ai rascassé ! (Il montra une écharpe de soie blanche qui entourait son cou et dont le nœud lavallière reposait sur l’épaule.) Cette coquetterie en soie de la Chine, c’est Madeleine Dietrich ! Elle m’a donné aussi des bigoudis en or pour mes moustaches. Et qué train de pleurs elle a fait avant de partir ! « Tu m’aimeras plus quand je serai plus là, elle gueulait. Oh ma nine, oh ma belle quique ! elle faisait Madeleine Dietrich en pleurant aque des yeux qu’ils allaient profond dans le cœur. Tandis que toi, elle disait, tu seras toujours beau petit et tu viendras jamais vieux. » Moi je lui faisais une savonnette serbe, manière de la calmer, pour de dire de pas être ingrat et censément j’y disais que je me faisais beaucoup du mauvais sang de la voir partir mais en dedans je me régalais qu’elle parte étant qu’elle avait trop de tempérament. Résumé, elle est partie et j’étais bien content parce que j’en avais plus et c’est mortel pour l’homme. J’en ai plus entendu parler. À ce qui paraît que de mauvais sang de m’avoir perdu elle est venue beaucoup fatiguée et qu’elle peut plus travailler au cinéma et que même elle est venue mesquine, peuchère. (Il se moucha car il était sincèrement ému.)
Cinq minutes plus tard, ils étaient de nouveau devant le jardin d’hiver de l’hôtel Noailles.
— Tu vois, elle est toujours là qu’elle attend, la fadade. Escuse-moi, il faut que j’y fasse signe que je la verrai demain.
Salomon n’y comprenait rien. Scipion avait renvoyé pour toujours milady Roscoff et maintenant il voulait lui donner rendez-vous pour demain !
— Regarde bien, dit Scipion, et prends leçon.
Il recourba ses minuscules moustaches frisées au petit fer puis fit un raclement de gorge significatif.
— Tu as vu, elle a tressailli.
Il fit bravement à la princesse Ingrid de Suède divers gestes, agita horizontalement l’index, ce qui était censé signifier « pas ce soir ». Puis, de tous ses doigts écartés, il feignit de lui assigner un rendez-vous pour huit heures demain matin. Salomon était tout à fait convaincu. Quel homme, ce Scipion !
Ils se promenèrent devant les cafés illuminés de la Canebière. Scipion donnait de violents coups de coude à Salomon chaque fois qu’une jolie femme passait. Il lui soufflait, l’œil confidentiel, que cette petite négriote riait avant, criait pendant, pleurait après ; que cette grande blonde, peuchère, il l’avait eue brave, et ainsi de suite.
— La grosse qu’elle vient, vise-la bien, je t’espliquerai après. Aie l’air de rien, que le mari il est terrible.
Salomon était abruti par cet homme infatigable qui lui demandait de regarder toutes les femmes et surtout de ne pas avoir l’air de les regarder. Il s’en moquait bien, lui, de toutes ces diablesses et n’avait qu’une envie : se coucher, après avoir embrassé la photographie de sa bonne épouse.
Une jeune fille, qu’accompagnait un très beau jeune homme, heurta par mégarde Scipion qui murmura aussitôt, l’air absent et gangster :
— Demain soir, même heure.
Et Salomon, petite boule exténuée, roula de la Canebière à la rue Saint-Ferréol et vice versa. Des boutons de fièvre poussaient sur son visage épouvanté par les impudicités du terrible enfant de Marseille. Scipion, content de sa soirée, répandait de temps à autre de l’héliotrope sur ses cheveux et fredonnait des chants qui regorgeaient de bras berceurs et de suprêmes bonheurs, d’espoirs fous et de rêves doux de serments et d’amants, de tendresses et de tristesses, de folles maîtresses et de troublantes ivresses. (Qu’on n’oublie pas qu’en réalité le petit navigateur du Vieux-Port était un excellent mari et un modèle de fidélité.) Salomon gardait les yeux baissés pour ne pas être accusé plus tard de complicité par quelque mari. Enfin, il se décida et dit que maintenant il allait rentrer à l’hôtel.
— Je t’accompagne, dit Scipion. Mais à une condition c’est que tu me fasses plus parler de femmes. (Une colère lui vint soudain contre ce visage trop beau qui lui attirait tant d’ennuis.) Des fois, mon ami, j’ai envie de me couper le nez ! (Les dents serrées :) Té, que je la détruise cette figure de malheur !
Il la regarda, couturée de variole, dans une petite glace ronde et une noble pitié erra sur ses lèvres. Non, il n’avait pas le courage de supprimer un tel chef-d’œuvre.
— Vous pourriez peut-être vous coiffer moins bien, suggéra Salomon, ne pas vous mettre tous ces parfums.
— Charmant je suis, charmant je reste, répondit Scipion. Le bon Dieu il m’a mis sur terre pour leur bonheur. Et pour la chose du sent-bon, tu sais pas que la femme elle aime l’homme parfumé ?
Salomon pressa le pas, dit à Scipion qu’il pouvait très bien rentrer seul, qu’il connaissait le chemin pour aller à l’hôtel.
— Encore une et après c’est fini, proposa Scipion.
Mais Salomon allait de plus en plus vite, sourd aux supplications du Marseillais qui le suivait, humblement suppliant et mendiant son attention.
— Té, je te donne vingt francs si tu l’écoutes. C’est la plus jolie. (Il pleurait presque.) Écoute, tu me feras pas ça à moi que je t’aime tant ?
Salomon détala. Il en avait assez. L’homme était homme et non chien. L’homme était fait pour une femme et pour les enfants de cette femme. Il courut si fort que le découragé Scipion s’arrêta, le nez fort allongé par la déception. Il s’en retourna tristement chez lui avec une histoire rentrée qui voulait sortir et qu’il faillit raconter à sa femme.
Arrivé à l’hôtel, Salomon se lava des pieds à la tête pour se débarrasser de toutes les grivoiseries de Scipion. Puis il pria, demanda à Dieu de donner des mœurs convenables à ce bon Scipion, de faire comprendre aux Allemands que la vie était courte et qu’il fallait être doux et non cruel et ne pas fabriquer des gaz asphyxiants. Chaque fois qu’il disait le nom de l’Éternel il se haussait sur la pointe des pieds pour être plus près de Lui. Ayant recommandé à Dieu toutes les créatures vivantes de ce monde, mouches comprises, cet ange se coucha, heureux d’être entre des draps propres, tout seul et loin de toutes ces vilaines femmes qui vous mordaient, qui vous noyaient, vous renversaient doublement et intérieurement !
Soudain, il se réveilla, les cheveux électrisés. La fille d’un président de la République était en train de lui croquer, un à un, les doigts de pied.