V
À six heures du matin, Mangeclous sortit, tout habillé, de son lit et procéda à d’incertaines ablutions tout en bénissant l’Éternel qui avait sanctifié Son peuple par Ses commandements.
Il enroula ensuite les courroies sacrées sept fois autour de son bras gauche, bâcla sa prière, remercia Dieu de l’avoir fait homme et non point femme, le pria de virer ses péchés au débit du compte céleste de ses ennemis, déboucla et ôta le casque de fer dont le relief intérieur était destiné à accentuer durant la nuit sa chère rigole crânienne. Dans le but de s’attirer de la considération, il orna sa poitrine d’une paire de jumelles et entoura ses mollets de leggings. Enfin, après avoir ceint ses reins d’une lanière à laquelle était fixée son écritoire, il sortit gaillardement dans la rue, une fleur à la bouche et insoucieux de millions.
Il allait d’un pas rapide, émettant des vents entrelacés et allègres qu’il accompagnait de jolies chansons, s’éventant fortement, se retournant pour humer sombrement l’arôme de ses vents, croquant des lupins grillés et se forgeant mille félicités. Il était ravi de commencer sa tournée quotidienne de non-calomnie. Cela requiert explication.
À ses activités d’égorgeur synagogal de poules, de conseil juridique, de faux témoin d’accidents, de faux créancier de faillis et de pressureur de raisins – à l’époque des vendanges ses grands pieds faisaient merveille et étaient fort appréciés des vignerons – Mangeclous ajoutait la lucrative profession de non-calomniateur des notables. Sa clientèle de non-calomniés était peu nombreuse mais bien choisie. C’est ainsi qu’en ce jour il se proposait de rendre visite au banquier Meshullam, au notaire Elie Cohen, à un grand marchand de tissus et au grenier du tribunal rabbinique.
Il alla donc voir ces opulents personnages et tint à chacun d’eux, avec quelques variantes mais sur le même ton gracieux, le discours habituel : « Ô charmant considérable, ô paume ouverte, ô sultan suintant de largesses, aimé de mon cœur naïf, donne-moi la redevance de non-calomnie, soit une drachme pour cette semaine, et je m’engage à ne pas dire du mal de toi et de ton honorable famille pendant sept jours. Moyennant cette modique somme, je ne dirai pas – que Dieu garde ! – que ton honorable épouse fut une sans-vertu, que ta délicieuse fille est une puante quant à la bouche et risque en conséquence de mourir vierge, que ton cousin a fait probablement banqueroute à Trieste et qu’on ne sait pas pourquoi ton grand-père n’a pas été en prison. » La rétribution perçue, il bénissait le donateur et croyait devoir causer un peu politique pour sauver la face et donner un air aimable à sa visite. Après avoir siroté la minuscule tasse de café, il prenait majestueusement congé et se rendait chez un autre abonné.
Ayant perçu ses rentes, il en affecta une partie à la dulcification de sa gorge par le moyen de loucoums roses et verts qu’il goba sur-le-champ. Il acheta ensuite de fins feuilletés aux noix qu’il dégusta, entouré de l’admiration générale, en les tenant pincés entre le pouce et l’index, souriant fort, recueillant avec sa langue les gouttes de sirop et s’entretenant avec chacun en son langage d’origine : judéo-espagnol, français, jargon des Pouilles ou, le plus souvent, dialecte vénitien. Ayant logé les petits hors-d’œuvre sucrés dans son estomac chéri, il suça ses doigts et, dans le seul but d’intriguer la population, se mit à galoper.
Assis en face de la mer sur un rocher chauffé par le soleil, mangeant les beignets qu’il était censé devoir vendre aux Céphaloniens, le petit Salomon se délectait à la lecture d’un dictionnaire. Que de mots dans le monde ! Quel animal étrange était l’homme ! Et comment avait-il trouvé tous ces mots ? Une toux le fit se retourner. Mangeclous, très fier de ses leggings, ne salua même pas son ami, prit une posture romantique et se cura les dents au moyen d’une petite branche.
— Tu ne me dis pas bonjour ?
— Bonjour, répondit Mangeclous, furieux de ne pas recevoir de compliments sur ses demi-bottes. (Pour les provoquer, il frappa ses leggings avec la branchette.)
— Oh, oh, tu es bien habillé aujourd’hui !
— Quoi ? Pourquoi ? demanda Mangeclous qui maîtrisa son émotion sous un faux étonnement. Ah oui, quelques bottes. Pour l’équitation, expliqua-t-il négligemment en remuant ses orteils.
Salomon se leva. Bien planté sur ses pantoufles, il campa les poings sur ses hanches pour mieux admirer le cavalier.
— Et tu as acheté un cheval ?
Mangeclous eut un rire méprisant.
— Ô ignorant du monde et des usages !
— Eh bien, qu’ai-je dit de mal, pauvret que je suis ?
— Imbécile, quel besoin de cheval ?
— Mais tu m’as dit que c’est pour l’équitation.
— L’équitation, répondit sévèrement Mangeclous, c’est les bottes. C’est comme l’amour. L’amour, ce n’est pas la dame que tu aimes mais les lettres que tu lui écris.
— Ah ? Je ne savais pas, dit Salomon. Bon. Et alors, cher Mangeclous, plus de chèque, plus de millions ?
— Peu me chaut, dit Mangeclous. Nettoie mes bottes.
Salomon – qui, on le sait, était aussi cireur de souliers – sortit de sa petite boîte divers flacons ainsi que la crème de lait qu’il était seul à employer pour l’entretien des chaussures et se mit en devoir de nettoyer les leggings. Mangeclous contemplait avec une attention charmée et sévère son petit ami qui s’effrénait, faisait briller, remettait du cirage, raffinait, passait divers tissus qu’il faisait craquer sur les fausses bottes étincelantes.
— Je suis aussi bien ciré qu’Alphonse, dit Mangeclous.
— Le roi d’Espagne ?
— Je ne fréquente pas les rois déchus, dit Mangeclous. L’Alphonse dont je te parle est mon ami mondain Rothschild.
La houppe de Salomon se dressa.
— Mais tu ne nous l’as jamais dit ?
— Il est mort et je puis en parler maintenant. Il m’avait demandé le secret car, vous connaissant, il savait que vous vous seriez précipités sur lui pour lui demander des protections.
— Juste, dit Salomon.
— Mais maintenant qu’il est mort, je peux avouer notre amitié intime.
— Et pourquoi ne t’a-t-il pas donné de l’argent ?
— Pour ne pas mêler la matière aux choses du cœur.
— Ce Rothschild me plaît, dit Salomon.
— Baron, rectifia Mangeclous. Mais peu importe.
— Et alors ? Raconte.
— Je raconterai mais auparavant fais-moi un prêt.
— Je n’ai que cinq drachmes. (Le naïf cireur-vendeur d’eau-marchand de beignets les montra à Mangeclous qui s’en empara aussitôt.) Mais tu me les rendras ?
Mangeclous eut un petit rire négligent.
— Je ne crois pas, dit-il. Je suis comme les gouvernements. Assez de ces questions sordides.
Des Juifs avaient surgi de diverses parts et écoutaient respectueusement les deux Valeureux. Oh, entendre une histoire sur Rothschild, quelle beauté ! Ils osèrent supplier Mangeclous. Le poitrinaire fit la quête.
— Eh bien sachez, mes amis, que le baron Alphonse de Rothschild avait une baignoire et même il y prenait des bains chauds ! Et il y mettait tout, les pieds, la poitrine, la tête, tout !
— Gloire à l’Éternel ! cria l’assistance.
— Ô révéré, bêla un mignon petit centenaire, le seigneur baron prenait un bain chaud pour quelle maladie ?
— Pour aucune. Par richesse et ennui.
— Et combien de fois l’an ?
— Trois fois par mois.
Les Céphaloniens se regardèrent et frémirent.
— Et cela ne lui faisait point de mal ?
— Il avait l’habitude, dit Mangeclous. Naturellement il prenait des précautions. Après le bain il se couchait quelques heures dans son lit à rouges plumets d’autruche.
— Parce qu’il était affaibli, expliqua l’antique cabri à ses congénères.
— Et dans son lit bien chaud, continua Mangeclous, le baron recevait ses amis qui venaient le féliciter de son bain et lui apportaient des fleurs, des oranges, du jaune d’œuf au cognac.
— Des fortifiants, approuva le centenaire. Et dis-moi, auréolé, comment était sa baignoire ?
— Platine massif, sauf les robinets qui n’étaient qu’en or.
— Juste, mon fils. Je l’ai entendu dire. Et de plus, garnie de perles fines.
Pieds nus, les Juifs pauvres se tenaient sur le garde-à-vous, tant ils étaient impressionnés.
— Et comme domestiques, beaucoup, je suppose ? questionna Abraham Lev, un gros négociant asthmatique.
— Oui, comme domesticité ancillaire et masculine ? demanda tendrement son fils, un adolescent aux lèvres flétries, aux beaux yeux enfoncés et qui était curieusement dépourvu de menton. (Il guigna subrepticement pour voir si les expressions distinguées avaient été admirées. Mais Mangeclous, agacé par tous autres fils que les siens, n’en laissa rien voir. Par contre, le père du jeune Jonathan eut un sourire d’accouchée qui fut enregistré aussitôt par son petit prodige.)
— Trois cents domestiques, répondit le Bey des Menteurs. Tous à cheval. Tous médecins ou avocats. (Les Juifs, de plus en plus éblouis, se retenaient de respirer.)
— Professions libérales, dit l’adolescent. L’illustre Victor Hugo disait un jour en latin, car à partir de l’âge de deux ans, c’est épatant, il ne se servit à domicile que de la langue de Virgile. Tiens, c’est épatant, j’ai fait deux vers sans le vouloir. Ils me viennent ainsi tout seuls. (Sourire de courtisane extasiée sur la face du gros père adorant.)
Mais Jonathan ne continua pas le petit discours destiné à lui attirer de la considération. En effet, Mangeclous s’était mis brusquement à courir dans la direction de l’impasse des Puanteurs, sa chère rue natale. Le gros asthmatique prit alors la parole et, tout confit d’aise, expliqua aux assistants que son Jonathan avait obtenu dix-huit sur vingt à l’un des examens de l’École des Frères.
— Avec mention très bien, précisa Jonathan. Je me spécialiserai dans l’aliénation mentale, comme mon maître Charcot. Je recevrai toujours ma clientèle en redingote, de manière méprisante, un peu aristocratique. Je serai sans doute professeur de neurologie. Ou peut-être entrerai-je dans la diplomatie. Il est vrai que la carrière est bouchée au Quai d’Orsay pour les Israélites, ajouta-t-il avec un tendre respect, avec une affectueuse admiration, presque avec fierté. (Oui, fier de participer aux splendeurs d’une institution inaccessible, si merveilleuse. Il en était un peu puisqu’il en parlait avec compétence.)
Et aussitôt après, il dit à ses congénères que ce petit nuage, là-haut, lui rappelait l’illustre dramaturge anglais Shakespeare. Puis il désigna une flaque d’eau et affirma avec désinvolture aux vieux ahuris qu’elle « contenait l’ambiance de certains romans de George Sand ».
— Instruit, bêla le centenaire en secouant faiblement sa main fripée.
— Que Dieu te le garde, ô Abraham, dirent les autres émerveillés.
Et Jonathan continua à briller, à montrer combien il était armé pour la vie par les dons de l’esprit, à l’immense joie de son gros bouffi de père qui le couvait d’un regard affaibli d’amoureuse et souriait aux anges, envoûté par ce quasi-messie qu’il avait mis au monde.
Mangeclous descendit en hâte les marches de la cave qui lui servait de demeure et dont le propriétaire n’osait l’expulser pour loyers impayés depuis plus de vingt ans. Il poussa la porte et, la main au cœur, s’inclina avec un attendrissement simulé – pourquoi diable ? – devant Rébecca, son épouse de cent quarante kilos, dont les cheveux crépus et charbonneux étaient surmontés d’un fez à gros gland d’or.
Un thermomètre entre ses épaisses lèvres huileuses, elle trônait sur un cylindrique pot de chambre placé au milieu de la pièce et lisait avec avidité les cours de diverses Bourses européennes. Selon la tradition imposée par Mangeclous à ses femmes successives – il en avait eu trois avant celle-ci et ce remarquable mari allait souvent prendre pieusement son petit déjeuner sur leurs tombes – Rébecca était vêtue à la turque : culottes bouffantes de soie verte, gilet rose tendre, pantoufles garnies de perles fausses, colliers de sequins, bagues et bracelets de turquoises. (Elle ne portait pas tous ses bijoux : selon la tradition, elle en laissait toujours quelques-uns de côté en souvenir de Jérusalem détruite.)
S’apercevant de la chère présence, elle ôta le thermomètre pour sourire à son bel époux qui salua de nouveau. (Mangeclous était d’une exquise urbanité avec sa femme – sauf le vendredi, jour où il la fessait de confiance et froidement, pour la punir des fautes qu’elle avait dû commettre en cachette ou qu’elle commettrait peut-être ultérieurement.) Bouche entrouverte, elle le considérait avec le regard étonné, curieux et passionnément attentif d’un animal domestique qui suit la préparation de la pâtée. Mangeclous se dit qu’il fallait dire quelque gentillesse à sa créancière de bonheur qui pleurait si facilement lorsqu’on ne s’occupait pas d’elle.
— Je souhaite à la dame de bonne éducation qui est mon matin fleuri ainsi que mon musc, et dont les jardins sont jaloux, une journée soyeuse aux franges d’or.
Elle leva vers lui un œil servile.
— Oh beauté que c’est l’huile de ricin, soupira-t-elle en son étrange langage. Et quel effet ! Moi, quand je mange trop le soir, le lendemain vite la purge ! Tu vois quelle femme tu as épousée ! Oh beauté que c’est la médecine, oh que c’est beau, mon œil ! Les trois chéris il faudra les faire docteurs médecins, internes, internes ! J’ai une cousine Rachel à Paris que son fils il est interne, interne ! (Elle prononçait « inne-terne ».) C’est grand savant d’être interne, grand savant, grand savant, grand professeur, beaucoup argent, grand salon, grand automobile, la science, la science ! (Elle était en transe sur son vase de nuit, oubliait ses maladies.) Grand automobile comme Pasteur, comme Pasteur ! Rachel m’a dit qu’il faut être esclave du grand professeur pendant quelques ans et après on épouse la fille et on est professeur, professeur, professeur ! La science, la science ! Le domestique qui ouvre la porte ! La dot, la dot ! Le fils de Rachel est beaucoup capable, beaucoup capable, interne, interne ! Beaucoup fourbe, beaucoup fourbe ! (Dans le langage de Rébecca, fourbe était synonyme d’intelligent.) Il a eu beaucoup volonté, beaucoup volonté ! Pour avoir courage d’étudier, parce qu’il a été refusé cinq fois à internat, il fabriquait billets de banque avec des petits morceaux de papier et il disait : « Comme ça des tas j’aurai quand je serai interne, interne, chef clinique, Pasteur, Curie ! » Et il mettait les billets de banque faux dans sa table de nuit ! Pour avoir courage, tu comprends, de faire les études médecine ! Pense à la capacité qu’il faut pour retenir les maladies, pour lire les livres, pour apprendre des professeurs ! Officiel, officiel, grand savant ! Rachel m’a tout expliqué ! Je veux que mes enfants soient aussi grands médecins, grands médecins ! Avec la blouse blanche, ô mon œil ! Officiel ça veut dire qui trouve les nouvelles maladies et gagne beaucoup argent avec grand salon et domestiques ! Tous les grands génies ont grand salon ! Nos trois trésors avec la blouse blanche, grands professeurs, grands médecins, beaucoup argent ! Beaucoup argent surtout si on fait accouchements ! Accouchements c’est bien payé, bien payé ! Rachel m’a tout expliqué, il faut toujours dire oui au professeur et s’incliner beaucoup devant ministres et comme ça on devient professeur grand génie !
Sur son pot de chambre, elle était une Pythie possédée d’un haut esprit médical. Mais un effet tonitruant du purgatif la ramena au présent. Elle gémit une tendre modulation satisfaite, extasiée, affaiblie de bonheur.
— Oh libération dans mon ventre, oh beauté dans mes intestins, oh fin de mes eczémas, oh soulagement charmant. Oh beauté que c’est l’huile de ricin ! Tu te rappelles le lendemain du mariage, sourit-elle mélodieusement, j’en ai pris pour me laver le sang à cause de l’émotion de la nuit de noces. Il n’y a pas mieux que l’huile de ricin parce que ça fait faire épais comme du ciment. Tandis que le sulfate c’est tout de l’eau qui sort seulement. (Et comme il ne répondait pas, elle s’inquiéta.) Tu es malade, mon bey ? Tu veux que je te fasse camomille quand j’aurai fini ?
Divers tonnerres roulèrent sous les culottes de soie verte.
— Je vous remercie infiniment, noble dame, répondit Mangeclous. Point n’est besoin car l’esclave de vos appâts se porte à merveille.
— Ô mon capital, pourquoi tu me dis vous ?
— Par déférent amour, répondit le galant à l’assise.
— Quelle déférence ? Est-ce que je ne suis pas ta femme ? Tu as vu que la De Beers a monté ?
— Qu’elle soit bénie, répondit Mangeclous.
— Quand elle baissera il faudra en acheter.
— Avec joie.
Ravie d’être si merveilleusement aimée, Rébecca chercha dans sa cervelle ce qui pourrait lui valoir l’estime et l’amour de son époux. Elle caressa la soie de ses pantalons bouffants, leva des yeux serviles et passionnés à l’éclat d’anthracite.
— Vingt drachmes le mètre. Belle, eh ? (Huileuse œillade vile, rusée, dégoûtante, enfantine, enthousiaste, nuptiale, complice, si bête, si aimante, si belle.)
— Belle étoffe sur belle princesse, répondit le galant.
Avec un sourire de bête humble et tendre voulant séduire, elle lui demanda un peu d’eau gazeuse en la vertu de laquelle elle croyait. À l’aide du pouce ongle sur l’index, elle indiqua la dimension d’un timbre-poste pour obtenir l’exaucement par le charme de l’humilité, pour montrer qu’elle n’était pas exigeante et qu’un quart de verre suffirait.
— Joyau, diamant, dit-elle tendrement à son mari – qu’elle appelait son « embarras » lorsqu’elle parlait de lui à ses amies – perle de beauté, un peu de gazzose pour que je fasse un rot. Un peu seulement, sur ta vie et sur la vie des trésors, que Dieu fasse que nous jouissions longtemps d’eux ! (En l’espèce, les trésors étaient les trois petits mâles de Mangeclous.)
Il versa avec un ennui qu’il dissimula. Oh pourquoi cette femme disait-elle toujours gazzose ? Elle but puis soupira, attendrie d’aise, éructa avec volupté. (« Oh bienfait, oh plaisir que c’est de roter. ») Puis elle se remit à fonctionner sur son vase tandis que Mangeclous mettait à jour son courrier.
En cette occurrence, son visage était toujours noblement pédantisé par des lorgnons agrémentés d’un large ruban moiré qu’il mâchonnait entre ses dents longues, jaunes et noires, fort écartées. Mettre à jour le courrier consistait pour Mangeclous à adresser des messages de dévouement peu sincère à divers dictateurs dans l’espoir que l’un d’eux – Kemal Ataturk ou Mussolini – l’inviterait à venir le voir et le comblerait d’honneurs.
Mais il écrivait aussi, à l’aide d’un dictionnaire français-anglais, des lettres sincères et anonymes à divers ministres anglais pour leur donner des conseils. Ces temps derniers, il les pressait surtout d’instituer le service militaire obligatoire. « Excellence, il n’y a pas de splendide isolement qui tienne ! Pensez aux avions allemands, au nom de vos bambins chéris ! » Il avait une particulière tendresse pour le ministre anglais des Finances qu’il appelait Chancelier des Échecs. Chaque fois qu’il lui écrivait, il joignait à sa lettre une cigarette ou une rose séchée « pour entretenir l’amitié, Excellence » ou encore un petit dessin humoristique « pour faire rire votre noble progéniture ».
Tout en écrivant, le phtisique écoutait d’une oreille distraite les renseignements que son énorme épouse lui donnait sur le merveilleux résultat de la purge de ce jour – avec détails et informations horaires – et il souriait approbativement pour ne pas avoir d’histoires sentimentales car pour un rien Rébecca sanglotait et s’évanouissait.
— Obligation à lots, soupira-t-elle tendrement, tu ne m’écoutes pas !
— Oui, créance hypothécaire de mon cœur, je suis à vous, je termine ma correspondance britannique.
Rébecca se tut. Sous son regard passionnément admiratif, Mangeclous acheva rapidement sa lettre au major Attlee. Après avoir adjuré ce dernier de ne pas créer de difficultés au cher Neville Chamberlain, il fit un paraphe de gala au-dessous de la signature habituelle « Un Israélite Anglicisant ». À l’aide d’un compte-gouttes il jeta sur la lettre quelques larmes artificielles pour mieux convaincre le leader de l’opposition, s’attendrit sur cette belle expression : l’opposition de Sa Majesté, et enfin accorda un sourire à sa Rébecca.
— Chère part de fondateur, lui dit-il, je vous écoute avec bonhomie.
Elle développa le sujet qui lui était le plus cher, à savoir les médicaments qui lui étaient propices et notamment les purgatifs dont elle décrivit le mode d’emploi et les effets. Le sulfate de soude, elle en prenait trente grammes après une contrariété ; l’eau-de-vie allemande, en cas de rougeurs à la face ; la bourdaine, lorsque c’était inutile ; la manne ou le tamarin, par gourmandise ; et le séné après un cauchemar. Enfin, elle aborda le chapitre des boissons adjuvantes. Pour le citrate, une demi-heure après, il fallait du tchaï – ainsi appelait-elle le thé. Pour l’huile de ricin, du café noir tout de suite ; et vingt minutes après, de la mauve bouillante !
— Mais la purge que je préfère, dit-elle poétiquement, c’est la magnésie efferveschente. C’est délicat. Oh beauté que c’est la magnésie efferveschente, soupira-t-elle en souriant à son homme.
Autre grimace de Mangeclous. Pourquoi diable cette femme s’entêtait-elle à dire efferveschente ? Il n’en porta pas moins sa main à son cœur et se déclara charmé. Il regarda une dernière fois son épouse accroupie et diversement bruyante et déclara intérieurement qu’il ne comprenait pas les passions d’amour dont les Européens étaient affligés.
Cette grosse larve de Rébecca se souleva avec difficulté et procéda à divers soins de toilette, entre autres à une inutile aspersion d’huile d’amandes douces sur ses cheveux crépus. En se coiffant, elle heurta un clou. Aussitôt elle retroussa frénétiquement sa manche de mousseline pour voir vite s’il y avait une écorchure, jeta frénétiquement ses yeux globuleux sur le clou pour s’assurer qu’il n’était pas rouillé, versa divers désinfectants sur l’éraflure et se lamenta sur sa mort prochaine.
— Tétanos, tétanos ! Les anges avec moi ! glapit-elle.
Il la réconforta si bien qu’elle se rassit sur son vase et supplia son mari, avec le même regard soumis, de lui donner un poisson séché pour passer le temps.
— Le plus petit je veux, un rien, juste pour les dents ! Ainsi fut fait et Rébecca mangea de bon appétit. De temps à autre, elle s’arrêtait, craignant d’avoir avalé une arête. « Crr, crr, crr ! » faisait-elle passionnément pour expulser l’homicide pointe inexistante. Bref, petit à petit elle cracha tout le poisson. (Aimant la vie, elle craignait les risques de mort et notamment les éclats de verre. Lorsqu’une bouteille se cassait, les mets déjà préparés ainsi que le pain étaient jetés aux balayures. Par contre, Rébecca raffolait de vitamines, en prononçait le nom sacré au moins dix fois par jour.)
Elle se moucha, regarda le contenu du mouchoir d’un œil justicier et comme décidé à sévir. (Vérifier sa santé. Se préoccuper de tout ce qui sort du corps.) Elle fut satisfaite des matières dont la gluance et la densité lui semblèrent aimables.
Mangeclous dissimula son agacement. Elle l’interrogea. (Car, sans en avoir l’air, elle le surveillait toujours et ses prestes œillades à la dérobée guettaient sur le cher visage les expressions de satisfaction ou de mécontentement.) Qu’avait son bijou ? (Elle l’aimait beaucoup. Elle le bordait dans son lit comme un bébé et souvent elle se levait la nuit, lorsqu’il avait une fringale de douceurs – pudiquement dénommée mal de gorge nécessitant médication émolliente et sucrée – pour lui préparer de la pâte d’amandes. Elle m’est infiniment moins antipathique qu’il ne semble.) Il prétexta une douleur à l’épaule et elle frappa dans ses mains en signe de désolation.
— Vite cataplasmes ! Vite docteurs ! Tu veux qu’on télégraphie, mon bey, à Naples ? Il y a un professeur spécialiste très bon, très cher ! ô ma mère ! gémit-elle en tordant ses petites mains bourrelées.
— La douleur a disparu, chère action privilégiée à jouissance différée.
Il s’inclina courtoisement devant la grosse accroupie dont le ciel l’avait doté, déclara qu’il était prêt à soutenir envers et contre tous la beauté de la magnésie effervescente et sortit. Négligeant d’aller dire bonjour à ses deux longues filles qui se morfondaient en un cabinet noir, il s’en fut vers ses fils, consolation de sa vie.