XXV
— Messieurs les ministres, dit le comte de Surville en regardant tour à tour Jérémie et Scipion, qu’il devina aussitôt être le plus important des deux, j’ai l’honneur de vous souhaiter la bienvenue et de dire à Vos Excellences la joyeuse espérance avec laquelle nous accueillons votre venue qui sera peut-être, je me plais à l’espérer, le début d’une ère nouvelle dans les rapports entre votre noble pays et la Société des Nations.
Il avait débité tout cela comme il est d’usage dans les hauts cercles diplomatiques : ton uniforme et visage impassible, ce qui a pour but de signifier que l’orateur n’est pas dupe de ces phrases conventionnelles.
Jérémie et Scipion s’inclinèrent de nouveau. Mais ils ne trouvaient rien à dire car c’était la première fois de leur vie qu’ils voyaient un personnage aussi distingué. Jérémie s’en voulait à mort d’avoir eu la faiblesse d’accompagner son ami. Il n’avait pas supposé que la Société des Nations était un lieu aussi terrible. Et l’Éternel ne lui pardonnerait jamais d’avoir sacrifié ses boucles rituelles.
— Je suis désolé, dit le directeur de la section politique, intimidé par ce silence glacial, que Sir John soit dans l’impossibilité, toute momentanée d’ailleurs, de recevoir lui-même Vos Excellences. Mais votre visite ne nous ayant été annoncée que pour la fin de l’après-midi…
Scipion s’inclina et Jérémie en fit autant. Le silence était lourd. Scipion s’essuya le front d’une paume professionnelle.
— Je passe l’éponge, dit-il enfin avec l’accent parisien. Et je décrète l’armistie.
Le comte de Surville, habitué au langage incorrect de la plupart des délégués, sut garder l’impassibilité dont il n’était pas peu fier et proposa aux deux hauts personnages de le suivre en son cabinet. Scipion regarda avec étonnement le monsieur qui lui faisait cette étrange proposition et qui pourtant avait l’air si respectable.
— Quand nous en aurons besoin, nous vous le dirons, répondit-il non sans sévérité.
Mais il se rasséréna lorsqu’il vit l’immense cabinet de travail du haut fonctionnaire qui s’effaça pour laisser passer les importants personnages. Scipion, très rouge, s’inclina. Faisant glisser ses pieds et aspirant sa salive pour avoir l’air distingué, il entra avec délicatesse, suivi de Jérémie plus voûté que jamais. Le comte de Surville indiqua des sièges, offrit des cigares. Soucieux de bon ton, Scipion mit le cigare dans sa poche. Jérémie en fit de même, après l’avoir soupesé et en avoir intérieurement évalué le prix de revente. Puis il se gratta la poitrine et sourit au directeur qui réprima un soupir. Évidemment, il fallait s’y attendre. Ces deux délégués d’un gouvernement de gauche ne pouvaient être qu’incultes et grossiers.
— Je puis m’aventurer à dire, commença-t-il, les jambes croisées, ce que Scipion crut devoir faire à son tour, imité en cela par Jérémie, que l’institution de Genève est particulièrement désireuse de ne rien faire qui puisse, à l’occasion du retour de votre grand pays au sein de la famille internationale, heurter ses susceptibilités – légitimes, je m’empresse de le dire.
Scipion ne trouva rien d’autre à faire que de sourire douloureusement en disant que c’était bien « comprensible ». Puis il lissa ses accroche-cœurs.
— Vous avez sans doute longtemps vécu en Provence, monsieur le ministre ?
— On pourrait dire qu’il y a un peu d’indiscrétion de votre part, commença Scipion sur un ton de gourmet délicat. Mais venant d’un homme que mon grand pays il estime, il y a pas d’offense. Je vous répondrai donc gentiment que le papa il était marseillais et quand nous sommes allés émigrer dans notre futur grand pays j’avais quinze ans, non, quatorze, et naturellement ma langue avait pris le pli et ça se repasse pas une langue ! D’ailleurs à la maison on parlait toujours marseillais pour de dire de pas oublier.
Le comte de Surville, par une légère inclinaison du chef parfumé, montra qu’il appréciait. En réalité, il était très choqué.
— Puis-je, monsieur le ministre, connaître les intentions de votre gouvernement en ce qui concerne le retour de votre noble pays parmi nous ?
— Parfait, parfait, répondit Scipion. (Habile homme, pensa le vieux comte.)
— Quelques précisions à ce sujet seraient les bienvenues, monsieur le ministre. Nous savons fort bien que pour le moment vous ne revenez parmi nous qu’en qualité d’observateurs, ainsi que l’indiquent d’ailleurs les lettres d’introduction que vous avez bien voulu me faire remettre.
— Je le sais aussi, dit Scipion. Eh bien, avant de vous répondre sur la chose du noble pays, je voudrais avoir quelques renseignements sur l’activité de votre noble palais pour la paix du monde.
Le comte de Surville eut un beau sourire illuminé et quasi prophétique.
— Nous avons mille sept cents portes, commença-t-il avec feu, mille six cent cinquante fenêtres, quatre-vingt-huit mille mètres carrés de surface vitrée non compris les lanterneaux, vingt et un ascenseurs, soixante-quinze mille mètres carrés d’enduits, neuf mille foyers lumineux dont la consommation est de trois cent vingt mille kilowatt-heures environ. Notre chaufferie chauffe – veuillez excuser la répétition, sourit-il en homme de goût, soucieux de style – trois cent mille mètres cubes par le moyen de ses mille neuf cents radiateurs qui, placés bout à bout, atteindraient une longueur totale de deux mille cinq cent trente-trois mètres, la capacité du réservoir à mazout étant de cent cinquante mille litres. De plus, nous disposons de six cent soixante-huit water-closets et lavabos. Enfin, les feuilles de papier que nous utilisons annuellement pour la paix du monde feraient, placées bout à bout, environ huit fois le tour de la terre.
— Je vois, dit Scipion. Alors, quand il y a une guerre, qu’est-ce que vous faites ?
— Nous souffrons, répondit le comte de Surville. Tous ces morts, c’est affreux. (Il tendit une coupe pleine de fondants au chocolat à Scipion et à Jérémie qui refusèrent. Il en prit un.) Oui, affreux, tous ces morts. N’en voulez-vous pas goûter un ? (Il esquissa le geste de tendre la coupe délicieuse.) Affreux, tous ces morts. C’est dommage que vous ne vous laissiez pas tenter. Ils sont encore chauds. Ils ont un goût exquis et singulièrement les allongés qui sont très fortifiants car ils sont vitaminés. Ils sont tièdes plutôt, car j’ai accoutumé de les déposer sur ce petit coussin électrique, la chaleur faisant ressortir l’arôme du chocolat.
— Et qu’est-ce que vous faites quand il y a une guerre qu’elle commence ?
— Nous constituons un dossier, dit le comte de Surville tout en continuant à se fortifier. Nous nous réunissons, nous remettons à la presse un communiqué prudent par lequel nous exprimons notre douloureux regret.
— Et si la guerre continue ?
Le comte de Surville éloigna la coupe de fondants pour mieux résister à la tentation.
— Alors, dit-il sur un ton viril, nous adoptons la manière forte. Nous constituons une commission et même des sous-commissions et nous allons, s’il le faut, jusqu’à prier les belligérants de cesser ce carnage. Vraiment, ces fondants ne vous disent rien ?
— Et si la guerre continue ?
— Alors nous n’envoyons plus une prière mais une recommandation d’avoir à cesser les hostilités. Vous sentez la nuance ? Une recommandation, je ne crains pas de le dire, une véritable recommandation.
— Et si la guerre continue ?
— Alors nous émettons des vœux par lesquels tout en donnant raison au plus faible nous ne donnons pas tort au plus fort. Et nous demandons aux deux pays en guerre de déclarer solennellement qu’ils ne se font pas la guerre mais qu’ils procèdent à des opérations d’ordre pour règlement de conflit. C’est plus paisible. En général, les opérations militaires finissent bien par finir. Nous admettons alors que la partie la plus forte procède à telle prise de territoire qu’il lui plaira à condition que le mot d’annexion ne soit pas prononcé. En ce qui concerne l’Éthiopie nous avons été terribles au début et nous n’avons pas craint de protester contre l’attitude de l’Italie. Mais, après avoir ainsi prouvé notre attachement à l’idéal de justice, il nous a bien fallu regarder la réalité en face. Car, quoi qu’en disent les folliculaires en mal de copie, nous ne sommes pas des utopistes. Nous avons donc été heureux de laisser les États membres libres de reconnaître ou non cette conquête. La tactique est jolie, que vous en semble ? Les convenances sont en effet respectées. Primo, la Société des Nations reste fidèle à son idéal puisqu’elle ne reconnaît pas, pour le moment du moins, la conquête de l’Éthiopie. Secundo, les États membres ne manquent pas à leurs devoirs envers la Société des Nations puisque cette dernière les autorise à reconnaître la conquête de l’Éthiopie, s’ils le désirent. Nous sommes, comme vous le voyez, très soucieux de la liberté de pensée et de la souveraineté des États membres de la Société des Nations non encore vaincus. Que chacun des États fasse ce qu’il lui plaira. Nous, nous nous en lavons les mains. Après tout, notre rôle est d’émettre des vœux prudents, de voter des résolutions habiles qui ne désobligent personne. Notre tâche se résume en ceci : être anodins ! Nous accomplirons cette tâche avec une vigueur toujours grandissante. (Confidentiel :) D’ailleurs ce négus est bien antipathique. Il paraît qu’il n’est pas malade du tout, que c’est une comédie. Et de plus, je me suis laissé dire qu’il tire le diable par la queue. Évidemment tout cela est bien triste. Mais que faire ? L’Éthiopie n’avait qu’à se servir de gaz asphyxiants et ce n’est tout de même pas notre faute si elle avait une armée déplorable, je ne crains pas de le dire, déplorable. (Il frappa sur la table.) Voilà, brièvement résumée, monsieur le ministre, l’activité de la Société des Nations. Mais ce n’est pas tout. J’ai deux grands projets qui sont en quelque sorte la chair de ma chair, enfants de ma pensée et de mon cœur, que j’ai conçus dans le silence et la méditation. Voici le premier projet que je vous dis confidentiellement. Si Sir John Cheyne est d’accord, nous demanderons aux grands pays d’appeler Humanité, Concorde, Paix Internationale et ainsi de suite tous les super-cuirassés actuellement en chantier. Mon second projet consiste à supprimer les soldats et les canons dans les magasins de jouets. Désarmons les enfants ! Au point de vue moral les enfants sont plus importants que les parents. C’est l’avenir !
Enflammé par son sujet, le vieux comte avait parlé avec une telle rapidité que les deux amis, peu habitués à un accent aussi distingué, n’avaient à peu près rien compris. Scipion sentit qu’il fallait rompre le silence par quelque question agréable et mondaine.
— J’aime beaucoup savoir le petit nom de mes amis, dit-il, étant que ça facilite la conversation. Quel petit nom elle a choisi pour vous, la maman ?
— Adhémar, répondit le comte de Surville, décidé à tout supporter.
— Tous les goûts sont dans la nature, dit Scipion. Eh bien, monsieur Adhémar, je vais vous dire une chose qu’elle m’offense. On dirait que ça vous fait mal à la langue de dire le nom de mon noble pays, que ça vous dégoûte, quoi.
— C’est avec la plus vive sympathie, monsieur le ministre, que j’ai coutume de parler de la République Argentine.
Scipion se leva et vint serrer la main du comte de Surville.
— Merci, dit-il d’un ton pénétré. (Il se rassit.) Je me pensais que peut-être vous aviez un défaut de prononciation que vous pouviez pas dire République Argentine. Moi par ezemple, j’avais un collègue à l’école qu’il pouvait pas jamais dire drapeau de la patrie, il disait toujours crapaud de la pacrie. Enfin, c’est réglé. Oh la République Argentine, comme je l’aime mon Dieu, vous pouvez pas savoir ! Et quelles femmes, caramba ! Et maintenant, pour que la franchise elle soit complète et que nous soyons bien collègues, je vais vous dire une chose, monsieur Adhémar, qu’elle me plaît pas beaucoup, c’est quand vous me dites monsieur le ministre seulement. Ça vous troue le ventre de me dire tout mon titre, dites ? Vous comprenez, c’est une petite anttention qu’elle me ferait plaisir, question prestige, dignité de l’homme. Et puis notre gouvernement il est très strict. Il tient qu’on nous respecte. Vous comprenez, ça me chagrine quand vous me dites monsieur le ministre, sans rien d’autre, comme à un rien du tout. Question politesse. Parce que pour la politesse, vous savez, l’Argentine… (Il émit divers sons suspects avec ses lèvres pour faire comprendre le haut degré de la courtoisie argentine.) Vous pourrez en chercher des pays éduqués, vous en trouverez pas un autant comme l’Argentine !
— Mais j’en suis persuadé, monsieur le ministre plénipotentiaire et envoyé extraordinaire. Je dois même ajouter que je ne déteste pas un certain cérémonial et que ce n’est pas sans plaisir que je constate, monsieur le ministre plénipotentiaire…
— C’est pas la peine de me le dire tout le temps, interrompit Scipion. Une fois comme ça, de temps en temps, ça suffit, juste pour de dire pour l’estime.
Et Scipion, très à son aise maintenant, sortit son cure-dent. Le comte de Surville était horrifié. Quel langage ! Quelle tenue !
(On s’étonnera peut-être de ce que le directeur de la section politique n’eût pas flairé l’imposture. Outre que le noble comte n’était pas d’une intelligence extrême, il avait eu, le matin même, une conversation au sujet des délégués argentins qui devaient venir discuter des conditions auxquelles la République Argentine consentirait à retourner dans le bercail genevois. Sir John Cheyne lui avait dit qu’il avait rencontré à Paris, quelques jours auparavant, les délégués du nouveau gouvernement argentin, qu’il les avait trouvés fort mal élevés mais point si bêtes qu’ils en avaient l’air. « Méfiez-vous, avait dit le secrétaire général, ils font les ânes pour avoir du son. À plusieurs reprises, je me suis rendu compte que leur excentricité et leur inculture cachent beaucoup d’astuce. Tenez-vous à carreau. »)
Scipion, ayant achevé sa toilette dentaire, accepta le verre de porto que lui offrait le comte de Surville, le déclara bon, engagea Jérémie à boire, accepta un second verre, lui trouva un goût qu’il n’arrivait pas à définir, en but deux autres pour trouver la définition et se sentit gaillard. La Société des Nations ne lui faisait plus peur.
— Par délicatesse, dit-il, nous avons pas regardé la feuille quand on nous l’a remise en République Argentine. Mais j’aimerais bien savoir si on a bien mis tous nos titres. Donnez-moi ça. (Le comte de Surville tendit les lettres de créance en se demandant ce que cachait cette défaite.) Pedro Ollorio Garcia. Je lis pas avec l’acent espagnol parce que vous comprendriez pas. Ça, c’est moi, vous voyez, ministre. Bref, comme c’est écrit là, c’est inutile que j’allonge et ça aurait l’air que je me flatte. C’est une situation ça, j’espère. Et remarquez bien que je suis envoyé estraordinaire ! Dans mon pays, ils me connaissent comme tempérament ! Ah mais, monsieur Adhémar, il m’en a fallu du travail pour en arriver là ! Ah, l’Argentine, c’est un pays où on reconnaît les capacités ! Et vous savez, je voulais pas être ministre estraordinaire, je voulais pas, je leur ai dit : « Mettez-moi ordinaire ». (Le comte de Surville sourit à ce qu’il crut être une plaisanterie de mauvais goût.) Vous êtes pas venu, vous, en Argentine, jamais ?
— Il y a trente ans, monsieur le ministre.
— Tant mieux, tant mieux.
— Pourquoi tant mieux, monsieur le ministre ?
— Parce que le pays il a beaucoup changé. C’est plein de moustiques maintenant. Eh bien moi, dans le temps quand j’étais ministre de la Marine, je me montais toujours sur La Flamboyante, c’est le plus grand cuirassé. Tout le confort moderne et des torpilles, mon ami, oh là là, comme le bras, dites ! Des marines comme la marine argentine vous en trouverez pas beaucoup ! L’Argentin est marin dans l’âme ! Ah, ils sont gentils les Argentins, dit-il avec un soudain et sincère attendrissement. Imaginez-vous que je voulais pas venir à Genève. Mais je résiste pas à la caresse. D’autant que c’était la fille du Président de la République qu’elle me l’a demandé en me faisant le baiser poivre rouge comme nous disons en Argentine. (Coup d’œil légèrement érotique au comte de Surville qui prit bonne note de la moralité des hautes sphères argentines.) Et vous savez, j’ai pas honte de parler genre marseillais. C’est une tradition dans la famille. Nous avons un blason qu’il dit comme ça : « Marseillais dans l’âme, Argentins de cœur ! » Une devise, comme vous diriez Dubo Dubon Dubonnet. Oh, ce qu’elle peut m’agacer cette réclame, oh là là ! De colère que ça me fait j’en bois jamais du Dubonnet ! Chaque fois que j’en vois une d’affiche en passant dans le tranvé je me dis : « Toi, monsieur Dubonnet, tu m’auras pas comme client, tu m’embêtes trop ! » Parce que des fois la nuit quand je dors pas, ça me poursuit ce Dubo Dubon. Et ça me met dans des colères terribles. Pourtant, le Dubonnet, c’est bien bon comme liqueur. Pour vous en revenir à l’Argentine, je suis populaire là-bas pourquoi je les fais rigoler étant boute-en-train et bien causant. Je leur raconte des devinettes, je leurs sors des calembours ! Et alors ils m’adorent. Oh si vous pouviez me voir à la Chambre des Députés, à peine que je monte à la tribune tous les députés ils se mouillent de rire et ils m’applaudissent tant fort que je peux jamais placer un mot. (« Quel monde ! » pensait le comte de Surville.) Mais je parle trop de moi. Je ferais mieux de parler de mon collègue. (Il donna une tape à Jérémie.) Il lui manque quelque chose. Vous avez compris l’allusion ? Nous les aimons beaucoup en Argentine pourquoi nous sommes pour la liberté de conscience. (Sourire constipé du comte de Surville.) Et tel que vous le voyez, il a été ministre de la Justice ! Il est silencieux mais il est terrible, vous savez. On l’appelle le Torpilleur du Parlement. Méfiez-vous de lui, vous savez, il dit rien, il vous écoute et puis tsac, une flèche au bon moment ! Oh, je sais bien que nous sommes pas distingués, allez ! N’empêche que les distingués, ils restent fonctionnaires et moi je suis ministre ! Sic ! (En son ingénuité Scipion croyait que de dire « sic » ponctuait bien une plaisanterie et que ce mot étrange avait une mystérieuse puissance comique.)
Il se leva, soudain pris d’enthousiasme. Le porto était exquis et il était ministre ! Après quelques virevoltes de toréador, il poussa la cantilène tout en claquant d’imaginaires castagnettes devant le comte de Surville qui battait des cils et le pauvre Jérémie qui grelottait.
C’est moi le roi de la pampa,
Chéri des belles aux gros appas,
De la pampa !
Ah, ah, ah !
Il était soûl, il le savait, mais il ne pouvait pas résister au désir de faire le terrible. Il avait tellement bu que la guillotine même lui paraissait charmante. Le comte de Surville suggéra à monsieur le ministre que, s’il se sentait souffrant, Sir John, pourrait le recevoir demain ?
— Souffrant, moi ? dit Scipion, l’œil menaçant. Occupez-vous de ce qui vous regarde. Je suis solide autant comme le transbordeur. Allez, interrogez-moi un peu en politique. Vous allez voir !
— Vous n’êtes pas sans savoir, monsieur le ministre, que mon collègue de la section juridique est en congé et que je suis chargé de l’intérim. C’est vous dire, monsieur le ministre, que j’accueillerais avec gratitude quelques indications sur l’attitude que votre noble pays…
— Foutez-moi la paix, Adhémar, gémit tendrement Scipion qui avait le sentiment très doux que ses bras s’allongeaient infiniment.
Il s’empara de la bouteille de porto mais Jérémie la lui ôta des mains sans cesser de grelotter car il savait bien où et comment finirait leur histoire.
— Monsieur Adhémar, vous m’auriez parlé franchement, je vous aurais tout espliqué tout de suite, le cœur sur la main. Mais les façons habiles, moi, je les aime pas. Et puis je vous garde une dent qu’il y avait personne en bas pour nous recevoir quand nous sommes arrivés, pas un orphéon, même pas la petite fille aque le bouquet. Mon Dieu, quand je me pense qu’en Argentine c’est plein de drapeaux quand je passe ! Et ici rien, comme des vagabonds ! Mais mon Dieu, en Argentine, quand je vais dans un débit pour m’acheter la boîte d’allumettes, ils ont l’arc de triomphe tout prêt. Et à peine qu’ils me voient arriver, zou, ils le mettent !
— Croyez que je suis désolé.
— Parce que nous, les enfants de la Révolution, et de la Révolution argentine, spécifia-t-il, l’index menaçant et incertain, nous sommes terribles, vous savez. Une impolitesse, trois coups de revolver ! Tarif ! Mais est-ce que vous vous rendez compte ce que c’est un ministre ? Dites-le encore une fois pour voir si vous le dites bien.
— Plénipotentiaire.
— Très bien. Pourtant, c’est un mot difficile. Vous avez de l’instruction. Moi aussi je le dis bien. Et si vous me l’entendiez dire en argentin, alors vous vous régaleriez ! (Tendre :) Sans vous commander, monsieur Adhémar, j’ai une intimité à dire à mon collègue de la Justice.
Il entraîna Jérémie au fond du cabinet près de la fenêtre.
— Tu es la honte de l’Argentine. Il se méfie parce que tu es comme un qu’il est mal à l’aise. Fais-moi le plaisir de lui parler. Et gaiement encore ! Si tu le fais bien rigoler, je te laisse partir et le grand chef c’est moi que j’irai le voir. Coucou, monsieur Adhémar, c’est fini !
Magnanime et tendre, il dit tout bas au comte de Surville qu’il ferait bien de parler un peu à son collègue.
— Parce qu’il a honte que vous y dites pas un mot. (Coup de coude cordial et complice.)
— Ainsi donc la République Argentine a eu la douleur de perdre son président, commença le comte de Surville en s’adressant à Jérémie.
— Oui, c’était très amisant, répondit Jérémie qui n’avait rien compris mais qui était décidé à être gai pour pouvoir filer.
— Pardon ?
Scipion sentit qu’il fallait sauver la situation.
— Il faut dire que notre vénéré président il était un peu drôle en cadavre. Alors on rigolait.
— À l’enterrement ?
— C’est la coutume en Argentine. On rigole toujours aux enterrements. Chaque pays il a ses habitudes. La population elle rigolait beaucoup en voyant passer le corbillard. Même les croque-morts et le curé ils se gondolaient. Ils pouvaient plus marcher tellement ils rigolaient. Manière de cacher notre douleur.
Jérémie se creusait la tête pour trouver quelque chose d’amusant à dire.
— Jé vais faire un petite jeu, proposa-t-il avec amabilité. Jé vous donne dix pistasses, messié directeur.
Et il sortit dix pistaches salées de sa poche.
— Et alors, que dois-je faire ? demanda le directeur, assez gêné mais s’efforçant de prendre un air enjoué et participant.
— Et alors vous mé donnez une pièce dé cinq francs sisses. Merci, messié directeur, voilà pistasses.
— Et le jeu consiste en quoi ? demanda le comte en considérant les pistaches dans le creux de sa main.
— Ça consiste que jé garde les cinq francs, dit Jérémie avec un sourire rayonnant.
— Et ensuite ?
— Ensite on récommence. C’est un petite jeu dé Argentine. Pour faire rire les personnes.
Mais le comte de Surville ne rit point. Il trouva cependant la force de dire que le jeu était curieux en effet.
— Oui, messié directeur, dit Jérémie avec bonté, après avoir garé l’écu suisse dans sa poche.
Le haut fonctionnaire déposa les pistaches sur la table de travail, ajusta son monocle pour donner à son regard la force critique qui lui manquait et considéra les deux délégués. Dans son cerveau peu spacieux le doute s’était insinué depuis le récit des étranges funérailles du président de la République Argentine. À ce moment, un huissier entra et dit que le sous-secrétaire général attendait la délégation argentine.
— Je me sens pas très bien, dit Scipion. Je vais aux lieux et je reviens.
Tout frissonnant et blême, il sortit, chercha le chemin de la liberté, ne le trouva pas, erra de couloir en couloir, en prenant des points de repère pour ne pas trop flageoler. Quelques minutes plus tard, il croisa Sundar, le mélancolique Hindou que les fonctionnaires appelaient le Fantôme de Bénarès. Ce doux et gras jeune homme au visage cendré, neveu d’un délégué de l’Inde, déambulait depuis cinq ans dans les couloirs du Secrétariat de la Société des Nations. Du matin au soir, on le rencontrait, souriant, vaguant et flottant dans les divers étages. Il s’obstinait avec un si tendre entêtement qu’on ne songeait même pas à lui faire des reproches ou à lui demander un simulacre de travail. Il ne dérangeait personne, ne voulait être dérangé par personne. Fonctionnaire impeccable, il arrivait à l’heure, déroulait sa ronde rêveuse pendant les sept heures réglementaires et partait à l’heure.
Comme il était très courtois avec tous, connus et inconnus, il montra gentiment ses dents éclatantes à Scipion et poursuivit, les mains dans les poches, son pèlerinage éternel, souriant tristement et saluant avec urbanité les collègues qu’il rencontrait sur sa route. (Cet astre errant n’interrompait sa trajectoire que le vingt du mois. En ce jour solennel il allait toucher ses beaux billets suisses à la caisse. Puis, les poches gonflées, il recommençait sa douce errance jusqu’au vingtième jour du mois suivant.)
Encouragé par ce sourire, Scipion demanda à Sundar où était la sortie. Le gentil Asiatique le renseigna avec une particulière amabilité. Tout ce qui avait trait à la sortie lui plaisait. Il sympathisait avec ceux qui désiraient partir.
Au guichet de la gare, Scipion prit un billet pour Marseille tout en se traitant de misérable. Dans le compartiment, il se moucha en pensant au pauvre Jérémie qu’il avait lâchement abandonné.
— C’est affreux. Moi que j’ai tant de courage en général. Et il médita tristement sur ce mystère. Il se rasséréna peu avant Bellegarde et commença à raconter à une jeune salutiste l’histoire du requin qu’il avait hypnotisé puis celle du tigre qu’il avait étranglé et enfin celle du caïman affectueux. Ce qui le consola définitivement fut la description qu’il fit de son imaginaire fabrique de chocolat à l’ail.
— Mais les ouvrières elles me laissent pas tranquille. Sitôt que j’entre, en avant les bâtons de rouge qui sortent pour se faire les lèvres !