VII

Des recherches furent effectuées, mais la petite lionne demeura introuvable. Et alors commencèrent ce que plus tard on devait appeler les Jours Noirs de la Lioncesse. Les Juifs se hâtèrent de faire sceller des barreaux à leurs fenêtres et amassèrent, tout comme en temps de pogrome, force provisions : farine, pommes de terre, pains azymes, macaronis, pains de sucre, œufs, saucisses de bœuf, chaînes de piments, d’oignons et d’aulx, boulettes de tomates séchées au soleil et marinées dans l’huile, graisse d’oie et jarres d’eau, viandes fumées, purgatifs et médicaments. Puis ils se clôturèrent et se barricadèrent.

À la vérité, les emprisonnés ne menèrent pas une triste vie. Au contraire, bien à l’abri, les locataires d’une même maison se rendaient visite, jouaient aux cartes, aux dominos, au trictrac ou faisaient claquer des fouets pour le cas où la « lioncesse » arriverait à s’insinuer par la cheminée. Certains se tenaient derrière les barreaux des fenêtres dans l’espoir et la crainte de voir apparaître celle qu’on appelait la Dévoratrice ou encore l’Ange de la Mort.

Les Céphaloniens tremblaient, faisaient des hypothèses. « Admettons qu’elle rencontre un petit lion mâle et qu’ils aient des enfants, que deviendrons-nous ? » Ils ne voyaient plus que lions pullulants entrant dans les maisons et se tenant aux fenêtres ! Oui, affreux, dans quelques mois il y aurait de nombreux mâles à crinière et des femelles à queue fouettante qui rugiraient et prospéreraient en cette pauvre île que l’Éternel avait frappée de sa verge ! Des neurasthéniques allèrent jusqu’à proposer un suicide collectif et immédiat. Les rues étaient parsemées de traces humides. Mangeclous fit l’emplette d’un antique canon nain qu’il plaça dans son lit pour l’avoir à portée de la main. Tout au long des nuits on pouvait entendre les cris des dormeurs en cauchemar.

Cependant les Valeureux sortaient de temps à autre pour conserver intacte leur réputation de vaillance. Mais ils n’étaient que trois. En effet, Michaël était allé faire un peu de contrebande en Albanie, la veille du premier jour noir. Quant à Saltiel, il tenait parole et restait cloîtré dans son pigeonnier dont il avait fait serment de ne sortir que lorsqu’il aurait trouvé son chèque et le secret du cryptogramme.

Salomon portait une jupe de fils de fer barbelés, qui le faisaient saigner abondamment, ainsi que la cotte de mailles qui lui avait déjà servi en Palestine. La tête protégée par un masque d’apiculteur, il tenait à la main un inexplicable filet à papillons et soufflait dans une conque marine pour effrayer l’éventuelle lioncesse. (Les Israélites de Céphalonie forment une espèce à part. Il serait injuste de généraliser.) Mangeclous, revêtu d’une armure de chevalier à l’épreuve des crocs léonins et entouré de six amis chrétiens, se tenait à l’entrée du ghetto et vendait aux enchères divers moyens de protection.

Ce fut grâce à lui que ceux qu’on appelait les Juifs de Courage purent déambuler, les uns dans des scaphandres, d’autres dans des filets de pêche, d’autres armés de tromblons, de serpettes ou de fusils à pierre. Ces messieurs faisaient des rondes diurnes, les nocturnes étant au-dessus de leurs possibilités, souriaient en transpirant, allaient télégraphier à divers comités juifs tous extrêmement mondiaux pour les supplier d’organiser des meetings monstres et de faire savoir au monde civilisé que la cage de la lionne avait été certainement ouverte par quelque émissaire allemand.

Le surlendemain matin, du haut de son balcon, Salomon ameuta la population en soufflant dans sa conque et clama, veines du cou saillantes, qu’il venait de voir, lui-même et de ses propres yeux, la lioncesse en train de croquer une poule vivante sur la Montée des Mûres.

Quelques vaillants, armés de recueils Talmudiques, de vaporisateurs à insecticide, de scies, de clous, de pilons à mortier, de vilebrequins, de cannes à pêche et de fers à repasser, allèrent vérifier sur place et frémirent en apercevant trois ou quatre plumes ayant appartenu à la poule infortunée. Ils détalèrent et affolèrent la population. Un service fut aussitôt célébré à la Synagogue Grande et presque tous les Juifs rédigèrent leur testament.

C’est ce jour-là que le « Holding Mondial pour les Juifs contre la Lioncesse » fit son grand coup et que le génie de Mangeclous, administrateur délégué de cette société, brilla d’un vif éclat. « Il n’y a qu’une chose à faire, déclara-t-il. Puisque la lioncesse est en liberté, c’est à nous de nous mettre en cage ! » Le holding, qui avait déjà une filiale d’assurances, fonda immédiatement la « Compagnie des Transports Antiléonins ».

La première voiture fut constituée par une vieille cage de ménagerie, achetée au maître désespéré et ruiné de l’introuvable évadée, et que Mangeclous fit monter sur quatre roues. Elle ne comportait pas de plancher et les voyageurs devaient marcher en même temps qu’elle roulait, comme il sera plus clairement expliqué par la suite. La cage partait toutes les heures des bureaux de la compagnie – c’est-à-dire de la cave de Mangeclous – et son terminus était la douane. Les deux arrêts fixes se trouvaient au Bazar des Viandes et devant la Synagogue Grande.

Quant aux arrêts facultatifs, il y en avait partout. Les Juifs qui désiraient vaquer à leurs affaires en sécurité faisaient signe à la cage roulante qui s’arrêtait. Ils passaient le montant du billet à Mangeclous, administrateur délégué, wattman et contrôleur coiffé d’un bicorne emplumé. Après avoir tiré un coup à blanc pour éloigner la lioncesse au cas où elle rôderait en cachette, il leur délivrait le ticket à travers les barreaux. C’est à ce moment seulement que les candidats à l’encagement avaient le droit d’ouvrir la première porte qui donnait accès à une petite cage de transition. Une seconde porte était alors décadenassée par Mangeclous et les clients pénétraient dans la cage proprement dite qui se remettait en marche.

Les voyageurs marchaient en même temps que la cage, poussée par les pauvres hères de deuxième classe qui appuyaient contre les barreaux non leurs mains – ils craignaient trop les griffes de la lioncesse – mais de vieux balais. Les voyageurs de première qui n’étaient pas tenus de pousser marchaient dignement au centre de la cage roulante où ils se sentaient plus en sécurité. Ils ne s’approchaient des barreaux que lorsque l’omnibus s’arrêtait devant telle ou telle boutique qu’ils indiquaient au chef de la cage. Ils passaient l’argent au fournisseur qui, peu après, déposait dans la petite cage de sécurité les victuailles commandées. Et l’omnibus antiléonin se remettait en marche.

L’idée de Mangeclous eut un grand succès. Le premier jour il y eut deux cents voyageurs. Mais le second jour il y en eut plus de mille. On dut refuser du monde et brûler des arrêts fixes. « Complet ! » criait cruellement le rayonnant Mangeclous. Tous les Juifs voulaient voyager en cage, les uns pour affaires ou par hygiène, d’autres par snobisme. Circuler en cage était un brevet de mondanité et de courage. Rentré chez lui, le voyageur était très entouré par ses parents et ses voisins qui écoutaient dans le plus grand silence les exploits du brave.

À partir du troisième jour, un service de nuit fut organisé pour les fiancés désireux de faire des promenades en forêt. Mangeclous institua même un service balnéaire à six heures du matin. Ce service comprenait l’entrée de la cage dans la mer, une lionne pouvant savoir nager.

Bref, Mangeclous faisait des affaires d’or et demandait à Dieu d’accorder longue vie à la lioncesse. Il parlait beaucoup de son confrère Ford, envisageait de fonder un journal qu’il appellerait « Les Progrès du Lion » et dans lequel il ne serait question que de la lionne, de ses mœurs et apparitions. Plusieurs fois par jour il télégraphiait à Schneider du Creusot, à Vickers Armstrong et à d’autres firmes similaires pour leur demander le prix des tanks d’occasion, par unités, douzaines et grosses. Et il s’étonnait de ne pas recevoir de réponses. De plus, il combinait de lâcher en cachette des lionceaux dans diverses communautés israélites d’Orient et même d’Amérique. Et il se voyait trustant l’antiléonisme mondial. En attendant, il mit en circulation, dès le quatrième jour, une cage pour pauvres, plus lente en sa marche et qui était un vieux poulailler, également monté sur roues.

Il ne s’en tint pas là. Les autres cages du dompteur ruiné furent achetées et transformées en taxis munis de phares. Les riches purent ainsi aller partout où il leur plaisait sans avoir à craindre de gênantes promiscuités. Incarcéré avec son client, le chauffeur au cou duquel pendait le taximètre – un réveil, en l’espèce – poussait la petite cage à l’aide d’un balai neuf, suivi par le notable qui allait avec majesté, respectueusement salué par la foule. Lorsque deux riches encagés se croisaient, les véhicules s’arrêtaient et ces messieurs devisaient de cage à cage, se demandaient réciproquement des nouvelles de la famille ou, appuyés aux barreaux, concluaient avec lenteur des affaires.

Les dames endiamantées allaient, en cages plus somptueuses encore, faire leurs visites d’après-midi. Ces véhicules, tendus de satin cramoisi et dénommés Lioncess’s Cabs, étaient la propriété d’une société concurrente mais secrètement contrôlée par Mangeclous. Mystères de la finance.

Quelques riches avaient leur cage particulière. Les Grecs riaient beaucoup. Mais les Juifs laissaient rire ces inconsidérés qui ne craignaient point la mort, sans doute parce qu’ils sentaient, disait Mangeclous, que leur vie était sans importance.

Et six jours s’écoulèrent ainsi. Devant chaque maison étaient placées des assiettes contenant des dons destinés à apaiser les fureurs léonines : lait, crème, yoghourt, petites boulettes de viande crue, berlingots, cœurs de salades. Les Juifs ne vivaient plus qu’en cage. Seule l’introuvable petite lionne était en liberté, à la grande joie du phtisique qui venait de fonder l’École de Lasso et Claquements de Fouets.

Le septième jour fut un samedi. Dans la ruelle d’Or une cinquantaine de cages publiques et privées déambulaient, remplies de Juifs et de Juives qui s’éventaient fortement en se demandant réciproquement leurs chiffres de pression artérielle. De nombreux couples de fiancés encagés devisaient tendrement, des veuves allaient, tête basse, derrière les barreaux, et les parents conduisaient orgueilleusement leur progéniture vive et vaniteuse. Toutes ces personnes faisaient ainsi en sécurité leur promenade sabbatique et mangeaient force pistaches, fèves rôties au four, pois chiches frits et pépins de courges.

Sur le mât de la grande cage flottait le drapeau de Juda : un noble lion sur fond bleu et blanc. Une avocate sioniste et parfumée s’y trouvait qui était venue d’Anvers pour recueillir des fonds. Elle pérorait et clamait deux mille années de souffrances. Les encagés applaudissaient la prophétesse aux lèvres peintes, aux ongles rougis et aux cheveux teints, prenaient des poses ferventes, vibraient d’héroïsme et, larmes aux yeux étincelants, entonnaient l’hymne sioniste.

Soudain Salomon poussa un cri déchirant. Il venait d’apercevoir Michaël, débarqué d’Albanie, marchant sans cage et susceptible de divers dévorements. Des femmes s’évanouirent, un vieux cabaliste à l’esprit dérangé se mit à danser et des enfants entrèrent en épilepsie. Des adolescents haranguèrent Michaël en latin tout en lançant des œillades mauresques pour voir s’ils étaient admirés. Les cages imploraient.

— Danger de mort, ô Silencieux !

— Ô bouleversement d’entrailles !

— Pitié pour nos cœurs !

— En cage, Michaël !

Étrange spectacle. Michaël allait rapidement et des cages suppliantes couraient derrière lui. Soudain, elles s’arrêtèrent. La petite lionne, poursuivie par le danois du consul anglais, passa en trombe devant les cages. Cinquante mètres plus loin, le chien la happa. La tenant délicatement dans sa gueule, il la rapporta gentiment à son maître qui considérait avec quelque étonnement les encagés gisants et diversement convulsés.