XLV
À son vingtième voyage en pater-noster Adrien Deume éprouva des remords. Tout de même, il y avait des dossiers qui attendaient. Il retourna donc à son bureau, ouvrit la fenêtre, s’assit, frotta ses mains, huma l’air pur.
— Allons-y ! dit-il en rouvrant le dossier Cameroun. Mais peu après il releva la tête car il venait d’entendre des bruits familiers. Claquements de portes, galopades dans les corridors, démarrages d’autos. Zut, midi deux déjà. Il avait raté son tram. C’était très bien de venir à pied mais l’embêtant c’était qu’il était l’esclave du tram pour rentrer à midi. Il arriverait trop tard à la maison. Papi était strict en ce qui concernait (attention !) pour ce qui avait trait aux heures des repas. À midi et demi et à sept heures et demie, il dépliait sa serviette et se la nouait autour du cou.
Non sans quelque appréhension, il téléphona à la villa Mon Abri pour avertir qu’il ne pourrait pas rentrer. Mme Deume dit que c’était dommage, car il y avait aujourd’hui à déjeuner une dinde truffée et une dame charmante qui avait une villa charmante dans un parc immense et charmant.
— À propos, ta femme n’est pas encore sortie de sa chambre.
— Oh, elle va descendre bientôt.
— Espérons-le, dit aigrement Mme Deume.
En règle avec la famille, Adrien Deume décida d’aller faire un bon petit gueuleton au restaurant du Vieil Armand qu’un grand journaliste parisien avait mis à la mode. Une petite fantaisie comme ça, pour bien sentir qu’il était un privilégié. Le restaurant était cher. Tant pis. Ils avaient une spécialité de pieds de mouton en salade qui était, disait-on, une merveille.
— On va voir ça, on va voir ça, pom pom pom.
Il ouvrit la porte, la fit claquer très fort parce qu’il était heureux et sortit, armé de son épaisse canne à lourd corbin d’ivoire – avoir toujours un moyen de défense en cas d’altercation – et de la mallette qui lui servait pour ses achats en ville et qu’il aimait parce qu’elle faisait anglais. Mon attaché-case, aimait dire le jeune fonctionnaire international ; ou encore, avec un ricanement scolaire : mon baise-en-ville. Simple plaisanterie d’ailleurs, Adrien Deume étant un mari fidèle et aimant. Par exemple, voir un beau film sans Ariane lui était douloureux.
Conscient de ses guêtres, de son chaud pardessus marron à col de fourrure, de son rôle social, de sa situation mondaine et de son cher petit chèque mensuel, il alla, d’un pas sportif – se dérouiller ! – et le visage important, vers le bon petit gueuleton solitaire. Exquis. Manger de bonnes choses en lisant non pas du Claudel, mais le dernier numéro de « Détective ». Si quelqu’un de sa connaissance se trouvait au restaurant il s’arrangerait tout de même pour lire en dissimulant cet hebdomadaire peu élite.
Chemin faisant, il rencontra Leuwenhoeck, un collègue hollandais à qui il demanda s’il était content de sa nouvelle Ford. Il écouta avec plaisir, grisé de compagnonnage dans le bien-être. Il parla à son tour, dit qu’au prochain Salon de l’Automobile il se déciderait sans doute pour une Lancia et trouva du plus haut intérêt d’expliquer longuement à son collègue les raisons de sa préférence.
— Un peu délicates ces Lancia oui, évidemment, mais quelle race !
Les deux fonctionnaires se sourirent, se sentirent l’un et l’autre des élus, prirent aimablement congé. Charmant, ce Leuwenhœck, pensait l’un. Vraiment très gentil, ce Deume, pensait l’autre.
Avec un autre collègue, Adrien s’entretint de diverses choses intéressantes et notamment de la propriété qui serait prêtée l’été prochain aux fonctionnaires du Secrétariat et où ils pourraient se délasser de leurs travaux par des bains lacustres. Pom pom pom.
— Je vais manger au Vieil Armand aujourd’hui, annonça-t-il en faisant des moulinets avec sa canne.
Le collègue dit que, depuis la mort du propriétaire, le Vieil Armand ce n’était plus ça. Adrien prit congé, réfléchit et rebroussa chemin. Dépenser vingt balles pour manger médiocrement, ah non alors ! Aller manger au Secrétariat. D’autant plus que van Vries y déjeunait aujourd’hui. Tâcher de prendre le café avec lui. D’une pierre deux coups : économie et plus d’intimité avec Vévé.
Le restaurant du Secrétariat était déjà plein et tout bardé d’entretiens joyeux. Avec qui aller ?
Au fond, étaient les chefs, les sous-chefs et les membres A. Près de la porte, un groupe nombreux de membres B de langue française. Adrien Deume aurait bien voulu se réchauffer aux rayons des importants mais il serait traité de lèche-pieds par ses pairs. Il valait mieux aller avec les B. Tout ça n’aurait qu’un temps.
Poignées de main. On lui demanda avec une cordiale ironie s’il se portait mieux et si ce petit congé de maladie passé à Valescure avait été propice à sa santé. Petits rires complices et petites blagues d’Adrien. Personne n’était dupe. Tirer au flanc était légitime et nul ne songeait à lui faire grief de son beau voyage. Le Gandec tendit la main. Voulant faire preuve d’esprit et de culture, il demanda, faisant allusion au pardessus et à la valise d’Adrien :
— Pourquoi ces éléphants, ces armes, ces bagages ? Le Gandec souffrait de n’être que commis international de première classe. Aussi faisait-il le plus possible de citations littéraires. Pauvre Le Gandec aux bons yeux navrés, dont la barbe crépue, la cravate lavallière et la calvitie détonnaient dans ce groupe de jeunes gens bien vêtus. Pédant, consciencieux, bourrelé de scrupules linguistiques et d’idées de persécution, il avait le regard méfiant des offensés. On prétendait que, dans son bureau, il poussait de grands soupirs tant il était triste de ne pas avancer. Il était bon et pur. Nulle femme n’avait donc voulu de lui et il se consumait dans le célibat.
Mossinsohn, un Juif de nationalité incertaine – visage rose, rond, presque démuni de menton – et fort méprisé car il n’était que commis local et temporaire au service honni de la distribution – essaya d’en être et de se faire aimer. Il avait longuement préparé une phrase destinée, dans son esprit, à l’agréger au groupe. Il attendait patiemment un silence pour la placer, laissait passer les occasions tant il avait peur de la lancer au moment où un influent prendrait la parole. Enfin, il se jeta à l’eau.
— Monsieur Deume, étiez-vous dans un hôtel ou dans une clinique à Valescure ? demanda-t-il avec un timide sourire sur ses lèvres poupines.
Personne ne sourit. La pauvre question « spirituelle » de Mossinsohn n’était guère moins brillante que certaines plaisanteries qui déclenchaient d’aimables rires. Mais ces plaisanteries étaient proférées avec la gaieté que donne l’habitude du bonheur. Les hommes aiment les chanceux. De plus, ces plaisanteries étaient dites avec assurance, et les hommes aiment la force ; étaient dites par des pairs, et les hommes, tout comme les chiens, aiment peu les étrangers.
Adrien Deume ne sourcilla donc pas, feignit de n’avoir pas entendu Mossinsohn et s’adressa cordialement à un B en passe d’être promu A. La tablée était heureuse du camouflet que venait de recevoir le petit Juif aux joues roses, chien sans feu ni lieu qui tâchait de gagner sa pitance et surtout d’être admis. Adrien en voulait inconsciemment à Mossinsohn d’être sans relations, sans protecteurs, sans gouvernement. Et, consciemment, il lui en voulait d’être un petit intrigant qui avait pénétré en contrebande au Secrétariat sous le fallacieux prétexte de faire un stage bénévole. (Les chiens aussi détestent qu’on s’approche de leur pâtée.) C’était exact d’ailleurs. Le tenace pou Mossinsohn s’était incrusté avec cette patience qui est la force des faibles. Il avait tant souri, s’était montré si obligeant, si travailleur que, de guerre lasse, on lui avait donné un petit poste rétribué.
On méprisa le Juif de n’avoir pas virilement réagi au silence méprisant d’Adrien. Bien sûr, ce Mossinsohn à la peau des joues trop douce, aux lèvres trop rouges, n’était pas un héros. Il l’aurait été peut-être un peu s’il s’était senti moins seul, plus aimé, plus protégé. Et, de plus, cet apatride avait le toupet de vouloir vivre et de se faire une situation sans protections officielles. Or, il savait que s’il faisait un esclandre il aurait tout le monde contre lui et serait révoqué. Et en tel cas, où aller ? Il était sans patrie, n’avait pour tout bien qu’un certificat Nansen et pour tout protecteur qu’un vieux bonhomme de père au fond de la Roumanie, roué de coups, et qui durant des années n’avait mangé qu’un hareng saur par jour pour que son fils pût faire ses études à l’Université de Zurich.
(Lorsque le vieux Mossinsohn, autre antipathique personnage, avait appris que son David était entré à la Société des Nations comme « collaborateur non rétribué », il avait jeûné deux jours par semaine pour remercier l’Éternel. Le jeûne avait augmenté lorsque le vieillard avait appris que son fils n’avait plus besoin de la petite somme qu’il lui envoyait clandestinement depuis des années. Mais Mossinsohn n’avait pas dit à son père qu’il n’était engagé qu’au mois le mois. Et le vieux Juif roumain avait claironné son triomphe à ses amis de la synagogue. À ses yeux son fils était désormais une sorte de Disraeli.)
De plus, la tablée détestait Mossinsohn pour ce culot de venir s’asseoir à la table des B sans y avoir été convié. Autre péché de Mossinsohn : il espérait ; il se disait qu’à la longue on s’habituerait à lui et qu’on finirait peut-être par lui donner cette sympathie que de ses tendres yeux d’almée il quémandait. (« Insinuants, ces Juifs. » Eh oui, frères, ils meurent d’envie de s’insinuer dans votre cœur.) Il est vrai que si Mossinsohn s’était tenu sur la réserve, s’il était allé manger tout seul au fond de la salle, on aurait trouvé très antipathique ce drôle de type mystérieux.
(Ne pas avoir trop pitié de Mossinsohn. Il n’est pas très gentil avec deux autres Juifs qui voudraient entrer au Secrétariat, et il ne fait rien pour les aider. On est toujours le bourgeois de quelqu’un. Et puis, le jour où Mossinsohn sera permanent et naturalisé, il sera peut-être puant. Pour le moment, laissons-le rôder dans les corridors, sourire, flatter, faire intervenir en sa faveur quelque grand savant juif et se promener galamment dans le jardin avec une autre réprouvée, une douce Arménienne qui fait un stage bénévole dans l’espoir de décrocher à son tour un poste temporaire. Pauvre bougre de Mossinsohn. Quoi, il veut faire sa vie. Laissons-le en paix.)
Adrien Deume s’était plongé dans la lecture de la carte des mets. Il était trop égoïste, trop optimiste et, en somme, trop candide pour ne pas être persuadé que la serveuse qui se tenait debout, carnet et crayon prêts, s’intéressait extrêmement à ce qu’il avait envie de manger.
— Que diriez-vous d’une bouchée à la reine ? demanda-t-il à la jeune fille qui n’avait nulle envie d’en dire quoi que ce fût et qui souriait aimablement tout en pensant à son amant qui l’avait plaquée. C’est ça, il y a longtemps que je n’en ai pas mangé.
Coup d’œil ravi à la serveuse. « Ce que je peux m’en foutre, répondit-elle mentalement. Allez, grouille-toi, balai à goguenots ! » (Allusion délicate à la barbe d’Adrien.)
— Et puis, vous m’apporterez une petite omelette aux… aux… aux… voyons un peu aux… aux… (Il interrogea la serveuse du regard.) Aux ? Aux ? Aux champignons ! s’écria-t-il en faisant avec l’index une courbe hardie de chef d’orchestre. Aux champignons ! confirma-t-il en casse-cou décidé à vivre dangereusement. Ou plutôt non, aux truffes ! (Même jeu avec, en plus, les yeux arrondis de l’inspiré.) Aux truffes, parfait, aux truffes, ça c’est une idée, je crois ! (Il regarda l’effet des truffes sur la domestique.) Ensuite ensuite ensuite ensuite (Cela dit avec une très grande rapidité.) un petit (La dernière syllabe de ce mot étirée longuement jusqu’à devenir insupportable d’acuité. Puis un temps, destiné à suspendre l’attention de la serveuse, à la faire haleter de curiosité,) mixed-grill ! Non, en somme non, j’en ai mangé avant-hier. Vous me donnerez plutôt, vous me donnerez plutôt, chantonna-t-il en traînant pour avoir le temps de réfléchir, plutôt (Après un coup d’œil sur la carte il frappa du poing sur la table et proféra dictatorialement :) un poulet Souvaroff !
— Eh bien, mon vieux, dit un des commensaux, vous ne vous mouchez pas avec le dos d’une cuillère !
— Ah, mon cher, dit Adrien, j’ai besoin de prendre des forces. Il faut recharger la machine.
— Et comme dessert ? demanda la serveuse.
— Et comme dessert, chantonna Adrien ivre de joie, de richesse, de puissance et de chance. (Il était depuis plusieurs années au Secrétariat et n’en revenait pas encore.) Et comme dessert… Ah c’est là que ça devient scabreux !
Les coudes sur la table, la tête entre ses mains, il jeta un large et balayant regard tragique sur le bas de la carte. Il réfléchissait, savourait par la pensée les divers desserts qui s’étalaient en dactylographie bleue. Enfin, il prit une décision. Napoléonien, sourcils froncés, jouant son va-tout en vraie tête brûlée qui après tout s’en fiche bien du qu’en dira-t-on et de la dépense, il énonça avec une expression de sombre décision :
— Et un suprême Bourdaloue ! On va voir ce que c’est, hein ? dit-il à la serveuse qui ne partageait pas cette curiosité et que ce goinfre dégoûtait d’autant plus qu’elle avait mangé à onze heures et demie. (Comme on le voit, petit garçon devant van Vries, Adrien était plein d’assurance avec les inférieurs.)
Durant le déjeuner, il participa gaiement à la conversation. (Être bien avec tout le monde, ne pas se faire d’ennemis.) Les propos ne variaient guère d’un jour à l’autre : avancements injustifiés ; espoirs que faisait naître le nouveau projet d’année sabbatique d’après lequel les fonctionnaires de la Société des Nations jouiraient de six mois de vacances supplémentaires tous les sept ans ; hypothèses sur le dernier crime parisien.
Ce dernier était surtout commenté par La Peyrelle, un petit Canadien – vif, pas bête, joli, presque toujours ivre et qui avait sans cesse des histoires avec la police pour scandale nocturne. L’autre commentateur attitré du crime était Agutte, un sec rigolo à la voix enrouée et aux yeux tristes, le seul membre de la section du désarmement qui arrivât avant l’heure. En effet, le brave Agutte – cœur d’or, âme enfantine, esprit charmant – était toujours pressé de commencer ou d’achever le roman policier que, tous les trois mois, il livrait à son éditeur. À neuf heures sonnantes, il était à son fauteuil et rédigeait des histoires atroces tout en suçant un sucre d’orge.
Puis Le Gandec raconta que Solal venait de louer un hôtel particulier. Adrien méprisa Le Gandec. Il venait en effet d’apprendre, deux jours auparavant, en lisant un livre de Proust, qu’il était vulgaire de dire hôtel particulier. Un hôtel, rectifia-t-il. Et comme Le Gandec demandait une explication, Adrien la lui fournit avec l’amabilité protectrice d’un membre du Jockey. Puis ce fut la plaisanterie traditionnelle. On imagina des matches de football ou de boxe auxquels participaient, en petits caleçons, les plus hauts fonctionnaires du Secrétariat. Des rires de subordonnés chuintèrent. La joie collégienne devint plus vive encore lorsqu’on imagina Sir John Cheyne, le secrétaire général, dansant en tutu à l’Opéra.
Puis on raconta des histoires grivoises et on s’esclaffa. Les Anglais de la table voisine s’abstenaient de tout commentaire mais n’en pensaient pas moins. Enfin on parla de l’odieux projet de réduction des salaires – dix pour cent ! – présenté par un salaud de délégué australien. Adrien Deume frémit. Comment ? Au lieu de vingt mille francs suisses il n’en toucherait plus que dix-huit mille ? Il frappa du poing sur la table.
— Il faut que le syndicat du personnel intervienne énergiquement, dit-il. À mon avis, il faudra insister sur le fait que le recrutement des membres de section deviendra très difficile. Et puis les institutions de Genève ont été créées, entre autres, pour amener une ère de justice sociale et améliorer le sort des travailleurs. Nous devons donner l’exemple ! Ce n’est pas pour nous que nous luttons lorsque nous demandons le retrait de cette ignoble proposition. C’est pour les travailleurs du monde entier, pour les mineurs, pour les pêcheurs, pour tout le prolétariat qui a les yeux fixés sur nous !
— Bravo, Deume !
Bien repu – « à retenir, ce poulet Souvaroff » – Adrien Deume sortit du restaurant du Secrétariat et alla faire une petite balade en ville. Il aimait les promenades solitaires. Elles lui donnaient l’impression d’être un type exceptionnel, qui avait besoin d’être seul pour mûrir des pensées ou esquisser des projets. Et surtout il aimait la solitude parce qu’il était un doux heureux qui adorait se raconter ses bonheurs.
— Wilson m’a salué très gentiment. (Il s’agissait du chef de la Section indigène au Bureau international du Travail, courtois et bienveillant.) Chic type, ce Wilson. Dès que membre A, une Cadillac ! Supprimer dans mon étude sur la Syrie le passage extrait du Daily News. Il y a certaines réserves qui risqueraient de froisser le membre français de la commission des mandats.
Il pressa le pas, fit de grandes enjambées car une bouffée de joie violente lui était venue à l’idée qu’il avait été invité chez la baronne de Mers et qu’Ariane l’en estimerait davantage.
— Adrien Deume, fils de ses œuvres ! cria-t-il intérieurement et il alla encore plus vite.
Et van Vries avait été très gentil tout à l’heure. Pas méchant bougre. Seulement trop fonctionnaire, voilà. Tandis qu’Adrien Deume, collaborateur de la Revue de Lyon ! Aller dire un petit bonjour à Petresco en rentrant. Il boutonna son veston d’un air affairé, comme il faisait toujours lorsqu’il prenait des décisions énergiques ayant trait à la vie mondaine. Il eut soudain un petit scrupule touchant le petit congé maladie qu’il s’était fait octroyer. Évidemment, il n’avait pas eu de maladie proprement dite. Mais après tout, quoi, il était rudement surmené en partant pour Valescure.
Dans une librairie de la rue de la Confédération, il fit l’emplette d’un livre intitulé « Technique de l’Amour Physique » et d’un gros ouvrage sur la frigidité féminine. Dans une papeterie il acheta deux objets qu’il convoitait depuis quelques jours : un stylo en or et un petit canif en or. (Il était à l’affût de tout ce qui pouvait avoir « grand genre ».) Dès que A, prendre un valet de chambre, décréta-t-il en sortant de la papeterie. Et naturellement, il boutonna son veston.
Il marcha à grands pas anglais, sa lourde canne à la main, sûr de son destin. Pont du Mont-Blanc. Délicieuse sensation de saluer des gens importants, d’être aimablement salué par eux. Sourires charmants. Oh oui, il était très connu, très estimé. Faire graver ses initiales sur le stylo et le canif.
Soudain, il reconnut devant lui le dos voûté de Lord Galloway. Par pur amour gratuit, il le suivit. Oui, quand il arriverait près du ministre, il le saluerait. Oui, mais il faudrait se retourner et ça aurait l’air drôle. Il changea de trottoir, courut, dépassa Lord Galloway. Lorsqu’il fut à cinquante mètres du puissant, il traversa de nouveau la chaussée, fit volte-face et alla à la rencontre de la haute silhouette dégingandée et nonchalante.
À deux mètres de Lord Galloway, il se découvrit largement. Ce salut était désintéressé. Adrien se savait trop minuscule pour espérer jamais entrer en relations avec le vieux lord. Mais il aimait rendre hommage aux gens haut placés, pour rien, pour le plaisir. Car il les adorait, de même que sa mère adoptive adorait les trousseaux des mariages princiers, les passionnants menus des grands banquets officiels, les obsèques de maréchaux et les enfants royaux dont elle connaissait tous les prénoms et les charmantes reparties.
Son émoi social passé, il entra chez Cosentini, un assez mauvais tailleur qu’il proclamait de tout premier ordre. Il accepta, avec naturel et comme chose due, les empressements de l’Italien, se fit montrer des étoffes que Cosentini prétendait anglaises et qui, en réalité, avaient été fabriquées à Roubaix. Il se décida pour un tissu bleu clair à fines rayures, se laissa tenter ensuite par un marron à petits damiers presque invisibles. Oui, c’était très distingué et pas triste comme l’uni.
— Oui, très beau, approuva-t-il tout en tripotant l’affreux tissu, laine et coton. (Il recula la tête pour mieux en scruter, paupières mi-closes, l’excellente composition.) Vous me bourrerez bien les épaules et puis j’aime qu’il y ait beaucoup d’ouate à la poitrine pour faire bien ressortir la pince de la taille.
— Ah monsié Dème est connaissèr, sourit amoureusement le petit tailleur mal rasé.
Adrien se croyait élégant parce que ses vestons étaient pincés. Il était un petit-bourgeois qui n’en revenait pas encore de mener ce qu’il croyait être la grande vie et qui faisait tout son possible pour se débarrasser d’une crasse petite-bourgeoise plusieurs fois séculaire. Mais il n’y parvenait pas. C’est ainsi qu’il voyageait en wagon-lit mais ne donnait qu’un très petit pourboire au contrôleur et, si la valise n’était pas très lourde, préférait ne pas avoir recours à un porteur.
Il se força à une marche plus rapide pour se tenir en forme. Il tenait à sa petite santé. C’est ainsi que, pour « économiser son phosphore », il ne pratiquait les rapports sexuels qu’une fois par semaine et trois heures au moins après le repas. Sur le quai Wilson, il rencontra Floresco, un des petits secrétaires de la délégation permanente de Roumanie. Floresco était de ces hypocrites qui, pour montrer qu’ils portent un intérêt sincère à leurs amis, leur disent – même si ces malheureux resplendissent de santé – qu’ils leur trouvent mauvaise mine. Ce qu’il fit avec Adrien. « Je vous assure, cher ami, vous devriez voir votre médecin », lui dit-il en le quittant.
Le jeune Deume, fort embêté, alla s’asseoir sur un banc, sortit son petit miroir, scruta son visage, tira la langue. Non, le type exagérait. Les yeux un peu cernés seulement. Il s’était couché trop tard, voilà.
— Nous avons une excellente santé. Parfaitement.
Il se rappela soudain un article sur le cancer des fumeurs. Hé là, hé là, attention, hein ? Pas envie de mourir, le Didi ! À partir d’aujourd’hui, suppression totale et définitive du tabac. Il lança son paquet de cigarettes dans le lac pour ponctuer sa décision et supprimer toute tentation.
Mais quelques minutes plus tard il rencontra Leuwenhoeck qui lui offrit un cigare fabriqué à Sumatra. Il l’accepta. Un cigare, ce n’était pas une cigarette. Et puis Sumatra, les belles Javanaises. Se faire donner une mission lointaine, absolument, profiter de la vie, quoi !
« Rapporter matériaux pour roman exotique. Aller Palestine et revenir avec roman juif. Intrigue épatante. Officier anglais qui s’éprend de belle Juive. Puis ça ne va plus entre eux. Séparation des races. » Oui, mais un roman juif, ce n’était pas original. Tout avait été dit. Les Tharaud, Lacretelle. Et puis quoi, qu’est-ce qu’on pouvait bien raconter sur les Juifs ? Leur ambition, leur frénésie d’avancement, leur amour de l’argent, leur manie de s’insinuer partout. Ah oui, leur intelligence, leur esprit négateur, leur rationalisme. Oui, mais enfin, une fois ça dit, qu’est-ce qu’il y avait d’autre à raconter ?
De retour au Secrétariat à deux heures dix, il se promena dans le parc avec Mikoff, Pachitch, Carvalho, Hernandez, Zafiropoulos et Almasy. Après avoir médit gentiment, sans trop se compromettre, d’un certain nombre de fonctionnaires, il alla faire un peu de tennis. À deux heures et demie, il s’arrêta de jouer, retourna au Secrétariat non sans avoir acheté un paquet de cigarettes, le dernier. Il était pressé de recommencer à travailler. Ah nom d’un chien, il sentait qu’il allait en mettre cet après-midi !