XXVIII

Sorti de son taxi, Mangeclous se frotta les mains. Oui, son idée était sublime et pourquoi laisser la première place à Saltiel ? Arriver le premier, parler au grand chef, lui arracher les neuf dixièmes du territoire palestinien, télégraphier la nouvelle au docteur Weizmann et exiger d’être nommé sur-le-champ président du Conseil !

À grands pas pressés, il traversa le hall désert du Secrétariat, s’arrêta devant l’huissier qui, peu auparavant, s’était arrêté de tourner sa meule à crayons pour se lever et écouter avec un amoureux respect les ordres de Petresco, fonctionnaire albinos merveilleusement rasé, discrètement poudré et dont le tic frontal faisait sans cesse tomber un monocle heureusement captif. (Un duc crétin ayant l’habitude de dire souvent « quoi ? » à la fin de ses phrases, Petresco en faisait autant, aboyait à tort et à travers des quoi ? quoi ? et se sentait en conséquence très distingué.)

Mangeclous ôta son haut-de-forme blanc, passa la main sur la rigole où s’étaient réunies toutes les sueurs de son crâne chauve et brûlé de soleil. Après avoir salué froidement Petresco éberlué par l’apparition de coutil blanc, il s’empara d’une des noires ailes de sa barbe et s’adressa à l’huissier.

— Pas de tergiversations ni d’amusettes, mon ami ! Je suis habillé comme on doit l’être sur des chameaux tropicaux et cours en conséquence dire à ton maître que je suis venu bénévolement à travers les fatigues et les déserts de sable où naissent les lions et remets-lui cette lettre si tu veux compter sur ma protection et sur mon bon souvenir à la prochaine émission de billets de la Banque Nationale dont Rothschild sera le directeur sous ma surveillance soupçonneuse car qui a de l’argent en veut toujours plus mais la patrie pourra compter sur moi nuit et jour et le coffre aura deux clefs et on ne l’ouvrira qu’en présence d’un notaire auquel nous mettrons des menottes par précaution car on ne sait jamais et on voit souvent sur les journaux qu’ils ont filé avec la caisse ce dont les rentiers ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes car s’ils avaient recours aux bons offices d’un avocat non diplômé et par conséquent ayant de la pratique enfin ce n’est pas la peine que j’allonge.

Le jeune fonctionnaire et l’huissier assistaient, bouche bée, à ce défilé de paroles qui se télescopaient les unes dans les autres.

— Ainsi donc, prends cette lettre qui concerne ma mission historique et file comme un de ces jolis ânes rayés et avec la fidélité du pélican, file vers ton maître et dis-lui que mon humeur est bonne et que je serai heureux de lui apporter, devant la collation simple mais copieuse qu’il est d’usage de servir à des personnages provisoires mais officiels, les vœux de la population juive de Palestine gémissant dans les intérieurs d’un territoire trop étroit !

Petresco eut l’intuition du beau coup à faire. L’hurluberlu – un des nombreux toqués qui venaient quotidiennement à la Société des Nations proposer des inventions et des solutions à la crise – allait peut-être lui donner l’occasion de prendre contact avec le sous-secrétaire général au cabinet duquel il était attaché mais qu’il ne voyait que rarement, ce salaud de Huxley tirant toute la couverture de son côté. Oui, causer avec le patron, lui décrire l’habillement du piqué.

Tout en montant rapidement l’escalier, il voyait la tournure probable des événements. Le patron, alléché par le portrait qu’il ferait du demi-fou, lirait la lettre et lui demanderait sans doute de faire venir le bonhomme. Ils l’interrogeraient et, chose exquise, ils riraient ensemble du toqué ! (Rire avec un chef, et par conséquent entrer dans son intimité, est le nec plus ultra pour un fonctionnaire.)

Solal ouvrit la lettre qui portait les signatures de Saltiel, de Mangeclous et des autres. Il pria Petresco de renvoyer le bonhomme. Puis il le rappela et lui dit qu’il changeait d’avis, qu’en effet ce serait peut-être amusant. Il lui demanda donc de faire entrer dans le salon le toqué ainsi que les acolytes qui allaient sans doute le rejoindre bientôt.

Quelques minutes plus tard, il y eut un grand brouhaha dans le salon voisin et Solal regarda par le trou de la serrure. Ils étaient tous là. Salomon en champion de tennis, Mattathias en pêcheur de morues, Mangeclous en roi nègre civilisé, Michaël en gendarme d’opérette et Saltiel, inexprimable de courtoise gravité.

Il poussa le verrou de la porte qui donnait sur le salon, alla dans le corridor et ferma à clef l’autre porte. Ils étaient bouclés et dans l’impossibilité momentanée de nuire. Que faire maintenant ? Les voir ? Les visites des Valeureux ne lui avaient jamais porté bonheur. Cerné par les Juifs.

Il sortit de son cabinet qu’il ferma à clef, dit au délégué du Portugal qu’il était empêché de le recevoir. Courbettes, sourires affectueux. Garde-à-vous amoureux des huissiers du grand hall dont le chef se précipita pour pousser la porte tournante.

Solal dit quelques mots à son chauffeur et la blanche automobile fila. Cinq minutes plus tard elle s’arrêta devant un magasin d’accessoires de carnaval.