XX
Dans le train que, le matin de ce même jour, ils avaient pris à Marseille, les Valeureux étaient inquiets. En effet, depuis la veille, Salomon n’avait cessé d’éternuer et de se moucher. Et ce, malgré diverses précautions dont il était coutumier : bonbons à l’eucalyptus, vaseline mentholée et, médicament en honneur à Céphalonie, graines de lin rôties et moulues. De plus, par crainte des« vents du Mont Blanc », il avait acheté un manteau en poil de chèvre, pareil à ceux que les conducteurs d’automobiles endossaient au début du vingtième siècle.
Il transpirait sous la chaude fourrure mais il n’en éternuait pas moins. Les Valeureux s’écartaient du pestiféré, buvaient des sirops pectoraux et s’appliquaient des mouchoirs contre le nez pour filtrer les microbes de ce petit imbécile d’éternueur qui n’en faisait jamais d’autres.
Pour ne plus penser à la grippe qui le guettait, Mangeclous s’approcha de la portière. Contre la courbe du coteau quatre rubans d’acier brillotants furent précipités. Hurlant de peur, le train plongea dans un tunnel mugissant. Cris de fers, effarouchements de métaux en douleur. Sorti du tunnel, le train redevint serein. Dos courbés, les arbres allaient à reculons sous le gros œil idiot de la lune. Une mare solitaire brilla puis s’éclipsa. Dans le cadre de la portière, débandade folle de plaines, de blés, d’arbres engouffrés, de poteaux télégraphiques abattus. Une locomotive passa avec des souffles désireux et chauds. Mangeclous salua le mécanicien pour s’imaginer ministre. Odeurs d’herbes nocturnes qu’un cheval interrogeait avec tristesse. Là-haut, les étoiles ne voyageaient pas. Le train hésita, ralentit et le rail protesta avec des glapissements de petit chien fouetté. Soudain Mangeclous se rappela que Salomon était une montagne de microbes.
— Éloigne-toi, porte-malheur ! intima-t-il à l’innocent qui tâchait de tenir le moins de place possible dans son coin où, à la grande haine des futurs contaminés, il se mouchait honteusement, petitement, modestement, avec un vif sentiment de culpabilité.
Ce fut à quarante kilomètres environ de Bellegarde que la locomotive dérailla. Les Valeureux descendirent et prirent définitivement congé du train, la compagnie P. L. M. ne leur inspirant désormais plus confiance.
Ils s’enquirent de la route et s’en furent, suivis par le malheureux porte-virus auquel ils enjoignirent de se tenir à vingt mètres de distance au moins. Banni du groupe fraternel, fort malheureux, le paria suivait humblement, s’embrouillant dans le manteau poilu qui était trop large et trop long pour lui, tombant souvent et éternuant fort.
Les provisoirement non-grippés allaient dans la nuit et sous la pluie qui tombait à seaux. Ils s’étaient naturellement déjà perdus, consultaient d’invisibles étoiles, allaient du côté où les arbres étaient moussus, discutaient le point de savoir si Genève était au nord, supposaient que oui puisque nord signifiait froid. Ils allaient, obsédés par la grippe du maudit – peut-être espagnole. Mangeclous avait ôté sa redingote pour s’en entourer la tête et s’en faire un masque prophylactique car c’était la tête que visaient sûrement les microbes de la grippe. Il les imaginait noirs et velus, avec de ronds yeux rouges et furieux.
Les Valeureux allaient, chacun montrant sa langue à l’autre dans l’espoir d’un diagnostic rassurant, chacun tâtant son pouls ou l’offrant à un compagnon de malheur qui s’exécutait volontiers, dans l’espoir que le pouls de l’autre battrait plus maladivement que le sien propre. (Compliqué à expliquer.) Mangeclous parlait de grippe cervellique qui vous endort pendant des années et faisait des testaments à haute voix, imité en cela par les amis qui s’instituèrent réciproquement légataires universels.
Il pleuvait de plus en plus fort et Salomon était sûr, en sa solitude, que la grippe dégénérait en tuberculose lorsque le malade était sous la pluie. Dans le groupe des non-atteints, les éternuements commençaient. Chacun râlait pour apitoyer les autres. Chacun disait ses symptômes mais personne n’écoutait. Que faire ? Où trouver un médecin ? Et d’ailleurs, tous les médecins étaient antisémites, c’était connu, même les médecins juifs.
La nuit était noire et des tonnes d’eau tombaient. Salomon s’était rapproché et les autres n’avaient même pas songé à le chasser tant ils étaient maintenant persuadés de leur mort prochaine. Se traînant misérablement sur une route inconnue, ils récitaient à voix haute les prières des moribonds et le vent sifflait froid. Mangeclous, homme instruit qui savait que le moral influe sur le physique, essayait de rire de temps à autre. Mais ses rires étaient ceux d’un fantôme et le vent glaçait son corps trempé.
Une ferme enfin ! Ils demandèrent à y passer la nuit. Les paysans examinèrent les accoutrements étranges et refusèrent de donner asile à ces étrangers à têtes de fous. Les Valeureux supplièrent. Enfin, moyennant dix francs par tête – Mattathias s’arrangea pour n’en donner que neuf – ils furent autorisés à passer la nuit dans de petites chambres au-dessus de l’étable. Salomon se déclara guéri. En effet, il n’éternuait plus. (C’est le moment de le dire, il n’avait pas eu de grippe mais une légère irritation du nez et du pharynx, causée par l’abus d’une vaseline terriblement mentholée.) Chacun alla dans sa chambre et s’étendit sur une paillasse.
D’étranges bruits empêchaient Mangeclous de s’endormir. Des souris dansaient, des vaches rêvaient à haute voix et, dehors, des oiseaux de nuit riaient. Mangeclous suait à grosses gouttes. La peur se tenait auprès de lui dans l’obscurité. Il alla frapper à la porte de Salomon, le supplia de venir lui tenir compagnie. L’ex-grippé s’exécuta et se rendit, en longue chemise de nuit, dans la chambre du poitrinaire qui commença à parler de la mort.
— Si tu continues, je m’en vais, dit Salomon. Ce sujet ne me plaît pas.
Mangeclous promit humblement car il craignait de rester seul. Il avait peur. Tous ces remueurs de terre qui l’entouraient et ces vaches qui meuglaient ! Salomon s’étendit sur la paillasse. Mangeclous s’assit sur l’escabeau, fit craquer ses mains. Dehors, le vent promettait des malheurs. Le seul remède contre la peur, c’était de parler. Il secoua Salomon qui grogna et se rendormit. Que faire pour le tenir éveillé ? Il le secoua de plus belle et prétendit qu’on allait les arrêter.
— Pourquoi ? demanda Salomon, l’épi de cheveux soudain dressé.
— Pour haute trahison, murmura à tout hasard Mangeclous.
— Mais qui avons-nous trahi ?
— La France, souffla Mangeclous après un long silence.
— Mais que dis-tu ? Qui oserait prétendre cela ? balbutia Salomon.
Mangeclous ferma les yeux. Et Salomon commença à haleter, ses deux mains contre la poitrine.
— Rassure-moi, Mangeclous.
Grand soupir de Mangeclous. Et Salomon se prit la tête entre les mains.
— Terrible, dit Mangeclous.
— Dis, dis, ami, ami cher, dis, dis ce qui nous arrive, dis quel est notre malheur.
— C’est une accusation injuste.
— Oui, mais plausible, n’est-ce pas ?
— Hélas oui, dit Mangeclous, les yeux fermés. Pauvre, pauvre Salomon.
— Tant pis. Je m’attends à tout. Parle. Je ne peux plus.
— Nous ne sommes que complices. C’est toi, l’auteur principal.
— Oui, évidemment, oui, dit Salomon, les tempes mouillées de sueur froide.
— Les apparences sont contre toi. L’idée ne m’était pas venue au moment même.
— Je t’en supplie, j’aime mieux savoir.
Le faux avocat fit un faible geste de dénégation. Il se décida enfin à parler d’une voix dolente.
— À Marseille, nous nous sommes arrêtés devant le Fort Saint-Nicolas. (Salomon, claquant des dents, lui prit la main.) Tu sais qu’il est défendu de faire des croquis d’ouvrages militaires. Un soldat à l’oreille un peu coupée s’est arrêté pour regarder ce que tu dessinais.
— Mais je dessinais une fleur !
— C’est un truc d’espions. Dans la fleur ils mettent le plan. Et nous étions tous autour de toi.
— C’est tout ?
— Hélas non. Dans le train j’ai reconnu le même soldat. Il nous filait. Pourquoi serait-il monté justement dans ce même train ? Un policier militaire sûrement. Et il a passé plusieurs fois devant le compartiment. Et il a regardé. Toi d’abord et nous, les complices, ensuite.
— C’est vrai, dit Salomon. Je me souviens. Soudain, Mangeclous frissonna à son tour. Non, non, c’était une idée absurde. Ce soldat rencontré deux fois, coïncidence tout simplement. Il n’avait parlé de ce soldat que pour tenir Salomon éveillé. Et voilà que ce soldat le terrifiait maintenant. Oh, cette oreille. Oh, ce regard significatif.
— Non, non, dit-il, puisque nous sommes innocents.
Il y eut un long silence. Un volet battit avec fracas.
— Dreyfus aussi, souffla Salomon dans l’obscurité. Il s’assit sur la paillasse, respirant avec peine.
— Peut-être ne serons-nous pas arrêtés, dit Mangeclous. Salomon chercha la main de Mangeclous qui la prit et la serra fort.
— Mais puisque je n’ai pas dessiné le Fort Saint-Nicolas.
— Calomniez, calomniez, dit lugubrement Mangeclous, il en restera toujours quelque chose.
La voix de Saltiel retentit dans l’obscurité.
— Mais puisque nous sommes innocents !
— C’est ce qui est terrible, dit Mangeclous.
— J’ai mon dessin ! cria Salomon. Ils verront bien que ce n’est qu’une fleur.
— Ils diront que ce n’est pas le vrai dessin, le coupable, le dessin de trahison. Comment leur prouver qu’ils ont tort ?
— C’est vrai, dit Mattathias dans un grand claquement de dents. Dreyfus, murmura-t-il.
— Nous sommes perdus, souffla Mangeclous ruisselant.
— Et si on ne nous arrête pas, on chuchotera, dit Saltiel. Le traître et ses complices, ainsi dira-t-on.
— Et on dira que nous sommes allés à Genève, ville frontière. Il y a toujours de l’espionnage près des frontières.
— Mais qui dira que nous avons trahi ?
— Le soldat, dit Mangeclous.
— Mais il ne le dira peut-être pas.
— Peut-être ! s’exclama douloureusement Mangeclous. Voilà !
— Dans l’angoisse toujours, dit Mattathias.
— Mais enfin, du moment qu’il me soupçonnait, pourquoi ne m’a-t-il pas arrêté ?
— Il n’était pas sûr. Il voulait attraper toute la bande, les complices allemands.
— Eh bien, nous n’en avons pas !
— Alors il ne dira rien peut-être. Mais il le dira sous le manteau à d’autres qui le répéteront.
— Et tous penseront que nous sommes peut-être des traîtres.
— On chuchotera.
— Déshonorés, grinça Mattathias.
— Les journaux allemands s’empareront de la chose.
Ils avaient la fièvre, les pauvres Juifs, fils de la peur et du traquenard. Et ils tressaillaient chaque fois qu’un veau gémissait.
— Un jour ou l’autre ils nous arrêteront.
— Mais nous n’avons rien fait tout de même, protesta une dernière fois Salomon.
Les yeux regardant à la fois le parquet et l’idée qui maintenant régnait en son cerveau, Mangeclous se borna à murmurer que les hommes n’étaient pas bons. Et Salomon, convaincu, frissonna. Et le harpon de Mattathias tinta convulsivement contre la cloison. Salomon se leva et dit qu’il fallait fuir.
— Partout où nous irons, ils nous trouveront, dit Saltiel.
— Au commissariat, commença Mangeclous.
— Quoi ?
— Ils se relayeront auprès de nous et, pauvres innocents que nous sommes, ils ne nous laisseront pas en paix.
— Pendant dix jours ils nous empêcheront de dormir.
— Nous serons si faibles que nous avouerons une trahison dont nous serons innocents.
— En Pologne ils croient que nous, pauvres, nous commettons des meurtres rituels, dit une voix dans l’obscurité.
— Donc, commença une autre voix.
— Au Moyen Âge, commença une troisième voix.
Salomon courut à la porte. Mais ayant posé son pied sur le bas de sa chemise, il s’embrouilla dans son affolement de traître non encore arrêté et fit de tels efforts dans l’obscurité que sa chemise l’engloutit tout entier. Et il hurla de peur dans la triple noirceur de la chambre, de la chemise et de son âme. Il courait en rond à travers la pièce tandis que Mangeclous, étalé et sans âme sur sa paillasse, suppliait ses persécuteurs de l’arrêter tout de suite. Salomon, enfermé dans sa chemise, demandait si la haute trahison était passible de guillotine en temps de paix. Cette réflexion décida les Valeureux à fuir. Les gens de la ferme avaient sûrement entendu et avisé la gendarmerie !
Ils coururent. Salomon, en chemise de nuit, bondissait sous la lune. Les autres suivaient, voûtés et grelottants. Une nébuleuse de condamnation pesait sur eux. Les têtes remuaient avec une mélancolie chevaline, les mains se crispaient l’une à l’autre et les yeux louchaient du côté du malheur. Des ombres s’étendaient. À quoi bon vivre ? Parfois un des malheureux sursautait.
— Oui, mais nous nous défendrons, dit Michaël, et on ne pourra pas ne pas nous libérer.
— Ils ne nous aiment pas, dit Mangeclous.
Apercevant un ruisseau, il y resta trempé un instant jusqu’aux chevilles puis décida de rejoindre ses complices et de trouver un suicide plus rapide.
Enfin le soleil parut et les Valeureux entrèrent dans une grange. Des coqs rouillés se lancèrent des défis. Les Valeureux restaient muets. Dans le silence, des borborygmes de faim ondulèrent. Salomon se leva, tapa du pied avec force.
— Non, non et non ! s’écria-t-il. J’ai dessiné une vraie fleur !
Il faisait beau, il faisait clair et, quoi, il leur expliquerait que c’était une fleur ! Une fleur fleur ! Plein d’assurance, il ôta sa chemise de nuit et apparut tout habillé. Les Valeureux allèrent à l’auberge du village et s’y abreuvèrent de café bouillant. Une auto les emmena peu après.
Au buffet de Bellegarde, nouveau déjeuner. Salomon écrivit sur son carnet intime qu’il adorait dessiner des fleurs, que c’était sa manie, que depuis son enfance il dessinait des fleurs. De plus, il décida qu’il achèterait, aussitôt arrivé à Genève, un grand nombre de livres de botanique. Ainsi, si tout de même. Bref, le cher petit songeait malgré tout à prendre quelques précautions.
Après avoir avalé son septième croissant, Mangeclous se gaussa de Salomon, le traita d’affreux petit froussard. Il le désigna au garçon.
— L’espion du Fort Saint-Nicolas ! cria-t-il.
Une sonnerie annonça l’arrivée prochaine du train. Mangeclous se tâta pour chercher son passeport. Oui, il l’avait. Soudain, il pâlit. Il avait perdu son livret militaire ! Comment prouver qu’il n’avait pas été déserteur ? Les pogromes. La presse de droite. Le paragraphe aryen. Les persécutions en Roumanie, en Hongrie, en Pologne. Et en Italie cela commençait. Le Ku-Klux-Klan. La législation antisémite en Allemagne. Les autres pâlirent à leur tour, se tâtèrent, trouvèrent enfin leurs livrets militaires, se regardèrent avec affection, compatirent sans excès à la mésaventure de Mangeclous qui, le front ruisselant, pensait que les humains supportaient vaillamment le malheur des autres.
Dans le train, Saltiel, Mattathias et Michaël allumèrent des cigarettes, aspirèrent avec volupté. Salomon dégusta lentement un sucre d’orge rouge, se complaisant à en aiguiser l’extrémité. Seul Mangeclous était sombre et se voyait dans la prison du Cherche-Midi.
Enfin, il retrouva son livret militaire. Tout allait bien. Joie parfaite. Il chanta faux et tonitruant.
Nous étions là-haut cinq joyeux espions
Cinq traîtres noirs, cinq bandits, cinq frères.
Salomon bondit soudain et embrassa Mangeclous. Il vivait ! Dieu, que c’était bon ! Il avait des amis, quelle merveille exquise !