XXXIV

Valise à la main, Solal fit le tour de la villa, s’arrêta devant un prunier, se hissa. Arrivé au balcon du premier, il regarda. Chambre à coucher. Ce n’était pas ici puisque table de nuit.

Un pied sur la chaîne d’encoignure, une main sur la pièce de bois en saillie, il fit un rétablissement, atteignit l’appui de la fenêtre du deuxième étage, poussa la croisée. Chambre à coucher aussi. Une table de chevet, des fleurs, un grand beau lit où traînaient des cigarettes, des livres, un cendrier, un nécessaire à ongles. Cette fois, c’était la bonne chambre sûrement.

Il déposa la valise derrière les rideaux, s’approcha du lit et ouvrit le livre. « Matière et Mémoire ». Pauvre petite. Figé soudain, il écouta, s’élança, se dissimula derrière les rideaux de velours blanc. Et la jeune femme entra, vêtue d’une petite robe terne un peu usée aux coudes. Elle s’approcha de la psyché, baisa sur la glace l’image de ses lèvres, s’assit sur le lit, ouvrit le livre de Bergson, haussa les épaules, le lut en croquant un bonbon très dur. Puis elle lança le livre à la volée dans la direction des rideaux de velours et se leva.

Elle entra dans la salle de bains attenante à la chambre. Grondement des eaux, divers petits rires. Dix minutes plus tard elle sortit, haute et de merveilleux visage, revêtue d’un tailleur de daim blanc à piqûres noires. Elle arpenta fièrement la chambre, retourna à la salle de bains. Elle en revint, incroyablement bien faite, en noble et blanche robe du soir. Suivie par une traîne bruissante, elle se promena en lançant des regards furtifs vers la glace.

— La plus belle femme du monde, décréta-t-elle.

Elle s’approcha de la glace, considéra les yeux brumeux, les beaux cheveux châtains et dorés, la lèvre inférieure lourde, charnue de pitié et d’intelligence. Sa bouche souvent entrouverte lui donnait un air étonné, parfois stupéfait ou même légèrement imbécile, qui contrastait avec les ironiques commissures des lèvres.

— Tout est terriblement beau. Le nez peut-être un peu fort, non ? Non, pas du tout. Juste bien.

Elle souleva un peu la robe. Les jambes étaient nues. Elles étaient en soie, quel besoin de bas ?

— Il y a des femmes qui ont des poils sur les jambes. Elle eut un sourire victorieux. Toutes poilues ! Toutes, sauf elle. Les autres femmes étaient un peu gorilles. Mais elle, oh elle, plus lisse qu’une statue ! Elle disposa son fauteuil devant la glace, s’y assit, sourit à sa robe et à ses souliers de crêpe blanc cependant que dans la chambre voisine son mari glougloutait un gargarisme.

Lorsque le silence fut revenu, elle croisa ses jambes très haut, peu pudiquement. Tout en lançant des regards à la dérobée sur ses nudités secrètes, elle imagina qu’elle s’entretenait avec une charmante vieille dame et ce fut un dialogue à une voix. La duchesse trouva Ariane exquise. Ariane l’en remercia dignement. Puis elle se leva et alla en reine, soulevant sa robe jusqu’à la taille, regardant dans la glace les cuisses soyeuses, les nobles fesses insolentes et dures.

— Ce que je suis appétissante tout de même.

Elle entrebâilla la porte pour se sentir en danger puis alla de nouveau, main gauche tenant haut levée la robe, à travers la chambre, impérialement, jouissant de son ridicule et mangeant des bonbons.

— Mais vous êtes folle, Ariane.

— Justement, duchesse.

Elle allait et venait, amoureuse d’elle-même, lançait des regards coupables pour adorer la cambrure des reins ou l’ardeur d’or ou le sein menaçant auquel elle avait permis de sortir. Puis elle déclara que demain elle irait chez le dentiste. Oui, mais chaque fois c’était pour rien. Chaque fois le bonhomme lui disait que c’était extraordinaire, qu’il n’avait jamais vu ça dans toute sa carrière, mais qu’il n’y avait rien à faire, que toutes les dents de Madame étaient impeccables et qu’elle avait la plus belle dentition qu’il eût jamais vue. Et alors pourquoi ?

— Pourquoi quoi ? Je ne sais pas. Fichez-moi la paix ! Elle laissa retomber la robe. Pourquoi, oui, pourquoi pas heureuse puisque si belles dents ? Fumer une cigarette, peut-être ? Dans la chambre voisine Adrien sifflotait l’hymne national belge. Elle gémit comme une femme endormie que le bruit a réveillée à demi. Adrien se tut et Ariane se rendit soudain compte que ce qui la désolait c’était qu’elle était une grande personne. Avec les autres, il fallait remuer la tête sagement et dire qu’un immeuble c’était évidemment un placement sûr – alors qu’elle avait une envie folle de tirer la barbichette du petit phoque ou, volupté à jamais interdite, d’arracher la charmante boule de chair du dromadaire aux verrues.

— Tant pis. Aller les prendre.

Elle revint de la salle de bains avec un carton. Assise à terre, elle l’ouvrit et répandit son petit royaume sur le tapis : d’affreuses vaches en bois, des moutons de porcelaine sans tête, des poussins de coton jaune, des chiens en verre, une saleté de petit chat en velours vert pâle qui, depuis dix ans, dépérissait à cause d’une perte de sciure. Il y avait cent trente-sept animaux plus une vingtaine de petits trucs en papier ondulé, anciennes maisons de petits fours, qui servaient maintenant de tubs pour les serpents ou de prie-Dieu pour la sauterelle.

Elle les disposa en se répétant l’histoire de chacun. L’ours en métal était le Roi mais le vrai vrai Roi c’était le petit éléphant à trois pattes dont un canard un peu mort était la femme. Puis il y avait le Petit Prince qui était le cher petit bouledogue taille-crayon, un pataud à tête de détective mélancolique qui aimait dormir dans une coquille Saint-Jacques ornée de papier d’étain.

À onze heures et demie, elle remit ses Bêtes dans le carton, les trouvant soudain vraiment bêtes. Assez de ces histoires de crétine. Mais elle n’avait pas sommeil et ne put résister à la tentation de se préparer une mer pour elle toute seule.

Elle revint de la cuisine avec une cuvette remplie d’eau salée dans laquelle trempait une feuille d’oseille découpée en lanières – censées être des algues. Elle jeta un peu d’encre à stylo, dix gouttes de teinture d’iode, approcha son nez. Exquis. Exactement l’odeur de la mer. Les yeux fermés, elle trempa ses pieds nus dans la cuvette, imagina qu’elle était au bas d’un escalier moussu et qu’elle hésitait à se lancer dans une trop froide Méditerranée.

Heureuse de son bain, elle remit ses souliers de bal, s’étendit sur la plage, souleva sa robe par-derrière jusqu’au creux des reins pour prendre un bon bain de soleil. Tout en caressant de temps à autre sa croupe fruitée, elle lut un livre sur les grands mystiques hindous. Mais bientôt elle le referma pour continuer sa conversation avec la vieille dame qu’une ombrelle violette abritait du soleil.

— Oui, chère duchesse, bien que mon nom soit Ariane Deume, je suis d’une famille genevoise de premier ordre. Mon nom de jeune fille est Ariane d’Auble. Les Auble ce n’est pas rien. Ce qui se fait de mieux à Genève. Depuis plus de deux siècles, nous avons donné à Genève un tas de savants, de moralistes, moi par exemple – elle se pinça le nez pour avoir une voix pieuse – une ribambelle de pasteurs, de modérateurs de la Vénérable Compagnie et des banquiers à n’en plus finir. Papa a été professeur à l’Université. Et un ancêtre a fait un tas de choses scientifiques avec Pascal. L’aristocratie genevoise c’est mieux que tout, sauf bien entendu la noblesse anglaise. Grand-maman était une Armiot-Idiot. Parce qu’il y a les Armiot-Idiot et les Armyau-Boyau. Naturellement le second nom, Idiot ou Boyau, n’existe pas de vrai, c’est seulement pour qu’on ne soit pas obligé d’épeler les dernières lettres. Bref, zut. Dieu, que de choses inutiles on raconte dans l’existence. Et voilà, ma vieille toupie, à qui vous avez affaire. Et de plus, Agrippa d’Auble fut un chenapan très bien, très ami d’Henri IV et même on dit que sa femme, Corisande d’Auble – moi-même je m’appelle Ariane Cassandre Corisande – ne fut pas insensible à la barbe du Vert-Galant, ce en quoi elle avait bien tort, car je déteste les barbes. Bref, il se peut que j’aie du sang des Bourbons et que je sois la vraie héritière des rois de France. Bref, une prétentieuse pécore, très bien faite, yeux piqués d’or, joues mates et ambrées, voix bien timbrée, front très lisse et pas du tout populaire, bouche un peu grande, attaches fines, visage honnête et non fardé. Très élégante. Pourquoi suis-je entrée par mon mariage dans une famille de petits-bourgeois ? Ceci est un mystère que je vous expliquerai plus tard, chère amie. En attendant, vous me barbez terriblement. Voulez-vous filer, s’il vous plaît, espèce de sale vieille.

Elle se leva, fit des essais de danse du ventre. Puis elle frotta une allumette et l’approcha des rideaux qui ne flambèrent pas. Elle eut un sourire navré sur elle-même, incendiaire de quatre sous.