III

Et maintenant, quelques notes en vrac et à la hâte sur les Valeureux. Je ne les donne qu’à l’intention de ceux qui n’ont pas lu « Solal ».

Des liens de parenté unissaient Saltiel, Mangeclous, Mattathias, Michaël et Salomon – qu’on appelait les Valeureux de France ou les Valeureux tout court. Ils faisaient partie de la branche cadette des Solal qui, après cinq siècles de vagabondage en divers lieux de France, était venue, à la fin du dix-huitième siècle, s’installer à Céphalonie.

De père en fils, les Solal Cadets avaient continué de parler français. Leur langage – parfois archaïque, souvent incorrect et confus – faisait sourire les touristes français qui, aussitôt débarqués, recevaient la visite des Valeureux chargés de menus cadeaux. Durant les soirées d’hiver, les cinq amis lisaient ensemble Villon, Rabelais, Montaigne ou Corneille pour ne pas perdre l’habitude des « tournures élégantes » qui faisaient monter des larmes aux yeux de Saltiel ou de Salomon. Les cinq amis étaient fiers d’être demeurés citoyens français. Mattathias, Salomon et Saltiel avaient été dispensés du service militaire. Mais Michaël et Mangeclous tiraient orgueil de l’avoir accompli au cent quarante et unième d’infanterie à Marseille. Michaël avait été un beau tambour-major et Mangeclous un âpre caporal.

L’ingéniosité de leur esprit, la camaraderie qui les unissait, leur réputation de grands patriotes français, leurs connaissances politiques, diplomatiques et littéraires, leur incompétence constante, brouillonne et fort passionnée conféraient aux Valeureux un grand prestige auprès de leurs congénères. Ils étaient l’aristocratie de ce petit peuple confus, imaginatif, incroyablement enthousiaste et naïf. (Pour donner une idée de l’ingénuité des Céphaloniens, qu’il suffise de dire que Mangeclous gagna pas mal d’argent en se faisant montreur de monnaie américaine. Il acheta un jour un dollar à un touriste et annonça à ses coreligionnaires que, moyennant un sou, il montrerait un écu authentique des Amériques. Il y eut foule devant la demeure de l’habile homme qui, quelques jours plus tard, se trouva en possession de quinze mètres de sous.) L’éloquence des Valeureux ébahissait cette fourmilière de péroreurs orientaux. Leur faconde était due en partie au fait que, vingt ans auparavant, ils avaient fait venir de Paris un érudit famélique qui avait été pendant quelques mois leur professeur de beau langage. Ils avaient beaucoup lu et beaucoup retenu. Mais à tort et à travers. De plus, Mangeclous – qui se proclamait docteur en droit non diplômé et quasi-avocat – avait fait un stage de quelques semaines chez un huissier de Marseille – d’où les termes de droit qui émaillaient ses discours et le renom juridique dont il jouissait superbement, orteils écartés.

Ce qui précède explique pourquoi les Juifs de Céphalonie accouraient lorsque Mangeclous et ses acolytes se réunissaient pour parler et s’annoncer des nouvelles mordorées. Mais les Valeureux tenaient à leur prestige, frayaient peu avec ce qu’ils appelaient la plèbe et avaient soin de donner à leurs conciliabules un air de mystère qui les grandissait aux yeux de leurs compatriotes, jaunes d’envie ou écarlates d’admiration.

Et maintenant il sied de parler plus particulièrement de certains membres de l’illustre collège. À tout seigneur, tout honneur. Je donnerai tout d’abord quelques détails sur Mangeclous qui, depuis quelques années, avait détrôné Saltiel vieillissant et était devenu le chef des Valeureux. Qu’on excuse la manière peu ordonnée dont je vais en parler. Mais ce chapitre est écrit au dernier moment et le manuscrit doit être remis demain à l’éditeur.

Il a été parlé plus haut de la rigole crânienne de Mangeclous. Le faux avocat donnait des explications diverses et contradictoires de cette anomalie. Voici la plus courante : « Sachez, ô mes amis, que lorsque je vis le jour j’étais fort précoce et assez miraculeux. Sortant de l’honorable panse de ma dame mère, ma première pensée fut de demander à la sage-femme s’il y avait quelque chose de bon à manger dehors. Elle me répondit que non. – Alors je rentre, dis-je, car j’ai faim. – En effet, j’étais assuré de trouver une immédiate provende en l’intérieur maternel. Et je décidai de n’en point sortir, ayant appris que ma mère avait un lait peu crémeux. Vous savez que je ne quitte pas de bon gré une salle à manger. En conséquence, on dut me faire sortir avec des tenailles, d’où mon crâne rigoleux. »

Mangeclous était affligé de nombreuses filles dont il ne parlait jamais et qu’il ne laissait jamais sortir car il était fort jaloux. Par contre, il ne tarissait pas sur ses trois marmots qu’il adorait et qui seront décrits plus loin. Il parlait beaucoup aussi de ses jeunes mâles défunts et surtout du préféré, décédé à l’âge de sept jours et qu’il appelait Petit Mort. Il s’en était entiché, inexplicablement persuadé que Petit Mort, s’il avait vécu, serait devenu un terrible milliardaire. Le jour des funérailles, il s’était enfermé, seul avec sa douleur et trois poulets rôtis, dans sa chambre où on l’avait entendu tout le jour gémir, se battre la poitrine et croquer les os des trois volailles. À chaque anniversaire du décès, Mangeclous se couvrait, tout comme une veuve, de longs voiles noirs et allait au cimetière, suivi des petits frères du défunt, placés par ordre de taille et également voilés de deuil. Les Juifs frémissaient en voyant défiler cette cohorte de noirs fantomes dont des oignons coupés en quatre augmentaient les larmes. (Il est à noter qu’à l’abri de ses voiles de veuve, Mangeclous faisait de la contrebande. Le cimetière en question se trouvait en effet dans une bourgade d’Albanie où les concessions étaient gratuites.) Lorsque Mangeclous jurait sur l’âme de Petit Mort on pouvait être certain qu’il ne mentait presque pas.

À ses nombreux métiers – énumérés dans le premier chapitre de « Solal » – il avait ajouté celui d’homme sous-marin. (Il avait fait quelques mois auparavant une tournée fructueuse dans les Îles Ioniennes où il s’était exhibé terrestrement dans un scaphandre d’occasion. Il avait obtenu un succès particulier à Corfou, île dont les Juifs étaient semblables en tout point à leurs coreligionnaires de Céphalonie.) De plus, Mangeclous était apothicaire. Il se disait médecin à poigne, partisan des méthodes fascistes. C’est ainsi que, pour que ses patients ne rendissent pas trop vite ses volumineux lavements, il les suspendait par les pieds au plafond, aussitôt après le clystère.

Inutile de dire que Mangeclous avait une haute opinion de ses facultés intellectuelles et de ses talents politiques. Chaque fois qu’un nouveau président du Conseil était nommé en France, il s’estimait lésé et rossait sa femme. Oh, comme il aurait aimé, le pauvre, connaître les grands honneurs ! Il se consolait par de petits succédanés. Par exemple, il était très fier d’un de ses surnoms, Chevalier Officier. (Ce sobriquet lui avait été conféré parce qu’un de ses cousins, rabbin à Milan, était décoré de je ne sais quel ordre italien.) Pour achever cette délicate esquisse, il sied de rappeler que Mangeclous adorait se curer les dents avec un clou, roter après avoir bien mangé et cracher ou expectorer avec abondance, dignité, poésie, application et mélancolie. Il y aurait bien d’autres choses à dire mais le temps me manque.

Au second de ces messieurs, Saltiel. Que dire ? Il a été parlé longuement dans « Solal » de ce petit vieillard, disert et inutile, dont le cerveau bouillonnait sans cesse d’inventions peu lucratives. Piquons au hasard. On a pu remarquer plus haut qu’il avait l’habitude de passer quelques doigts entre deux boutons de son gilet à fleurs. Ceci parce que, depuis quelque temps, il était très féru de Napoléon. À la synagogue, il disait souvent des prières pour le repos de l’âme du grand empereur. Le petit oncle priait pour beaucoup de personnes, entre autres pour Léon Blum ; pour des pasteurs protestants qui avaient été gentils avec Dreyfus ; pour divers maréchaux français ; pour Clemenceau du temps de l’Affaire ; pour Einstein et Freud qu’il admirait de confiance ; pour Marcel Proust – où diable avait-il déniché un livre de cet auteur ? – parce qu’il aimait sa grand-mère ; pour Pasteur ; pour le président des États-Unis parce que « c’est un homme très bien, très raisonnable, tout à fait mon genre » ; pour le président de la République française parce qu’il était modeste et courtois ; pour le Conseil fédéral suisse parce que les Suisses vraiment étaient des gens tout à fait sensés et, diable, très indépendants, et leur armée bien instruite, dont il était très fier, n’était pas à dédaigner ; pour l’archevêque de Canterbury qui était un bien beau vieillard « et après tout dans le Nouveau Testament il y a de bonnes et belles choses ». Quant à Hitler, Saltiel ne priait pour lui qu’une fois par an et très brièvement. Sa prière était d’ailleurs assez spéciale. « Ô Éternel, disait-il, les paumes présentées au ciel, si ce Hitler est bon et agit selon Tes principes, fais-le vivre cent six ans dans la joie. Mais si Tu trouves qu’il agit mal, eh bien transforme-le en Juif polonais sans passeport ! » Il priait aussi pour que les socialistes français ne fussent pas trop exigeants. « Petit à petit », leur conseillait-il, tout seul dans son pigeonnier. Il priait enfin pour que les patrons français se montrassent compréhensifs et accommodants, pour que la France eût une armée toujours plus forte mais n’eût jamais à s’en servir.

Il ne reste plus que quelques mots à dire sur Mattathias. J’ai oublié de rappeler plus haut que cet habile homme était à la tête d’une entreprise maritime. Une centaine de bambins lui pêchaient du poisson moyennant légers salaires tels que billes, allumettes et crayons. Mattathias, qu’on disait millionnaire, ne dédaignait pas les petits profits. On prétendait que, lorsqu’il empruntait du café moulu, il le séchait au soleil après s’en être servi et qu’il le rendait le lendemain aux obligeants voisins en leur faisant croire que c’était du café neuf. On racontait encore qu’au temps de son mariage, son bébé étant mort, il avait dit à sa femme : « Écoute, ma chérie, on ne peut pas laisser improductif tout ton lait. Il faut le vendre ou nous en servir nous-mêmes pour le petit déjeuner. » Ces deux dernières histoires, vigoureusement propagées par Mangeclous, étaient peut-être fausses.

Ah, que ne puis-je écrire un livre où, sans nécessité de suivre une action, je raconterais infiniment de petites histoires valeureuses sans lien les unes avec les autres. Reprenons notre récit.