XXII
Le lendemain, vers trois heures de l’après-midi, Scipion et Jérémie se dirigeaient vers le Palais des Nations, ennoblis d’une redingote de location, d’une cravache et de quelques décorations. Jérémie portait sa valise neuve sur l’épaule et Scipion, qui avait bu beaucoup de lait de tigre, se répétait à haute voix les recommandations de Michaël.
— Être arrogant. Bon. Faire remettre à un chef cette enveloppe cachetée. Surtout être arrogant. Entendu.
De plus, le janissaire lui avait fait jurer sur divers saints de ne pas prendre connaissance du contenu de l’enveloppe et l’avait assuré que nul mal ne lui adviendrait s’il se conformait rigoureusement à ses prescriptions.
— En avant l’arrogance ! Et toi, Jérémie, si tu es pas assez arrogant, gare aux frisettes quand elles auront repoussé !
Ayant dit, il poussa la porte tournante et entra dans le hall du Palais des Nations.
La réunion du Conseil venait de se terminer et les délégués sortaient de séance. Le long et sympathique Robert Cecil – tête d’acteur élégant du siècle dernier, faux col aux grandes ailes cassées, doux oiseau de proie distrait, frileux et bossu – fonça, en affûtant le cimeterre de son nez, sur Lord Galloway qui souriait avec des retards à un attaché d’ambassade auquel, s’éloignant avec Cecil, il continua à parler sans se retourner, sans le rappeler – car il savait qu’il était, lui Galloway, un homme qu’on s’arrange toujours pour entendre.
Un ministre polonais à tête de vautour malade ou d’appariteur funèbre se promenait soucieusement, le traité de Versailles à la main. Un délégué italien – dents de vieux loup, fort nez de tyran florentin, vieux marcheur dégourdi quoique voûté – mâchonnait un cigare et affirmait que l’Italie était une très grande puissance à Cecil puis à Galloway, haut vieillard soigné – moustache positive et cheveux idéalistes plantés sur un crâne d’un rose propre aussi émouvant que son faux col paysan. Il n’écoutait pas beaucoup l’Italien et souriait enfantinement en montrant ses belles solides dents à Lady Cheyne, la femme du secrétaire général de la Société des Nations, pourvue de cette ride allant du nez aux commissures des lèvres, apanage des hautains. Elle tenait, d’une façon exquisement anglaise, ses pieds en dedans, ne donnait son cœur à personne mais offrait son amabilité à tous, même au délégué d’Albanie.
Le délégué d’un autre pays négligeable expliquait les finances de son pays à Solal, le haut et jeune et très beau sous-secrétaire général qui, pour s’en débarrasser, sourit avec une courtoisie rêveuse, prit congé et passa devant trois jeunes fonctionnaires qui tâchèrent de respirer le moins possible, d’occuper un espace extrêmement limité, et qui s’aplatirent, tapisseries vivantes, contre le mur.
Des diplomates parlaient de leur pays et de leur gouvernement avec un amour abstrait et une idiote susceptibilité toujours en éveil. Une grosse déléguée balkanique et parfumée allait d’un groupe à l’autre, remontant ses seins volumineux et tenant entre ses grosses lèvres un long fume-cigarette vert dont elle faisait sortir beaucoup de fumée, le poing sur la hanche éléphantine.
Des journalistes se disaient des injures qu’ils ne prenaient pas au sérieux. « Non, mon vieux, lui donne pas ton tuyau. Il fait partie de la bande des filous. » Un représentant de l’agence Havas posait des questions au ministre des Affaires étrangères de Roumanie qui répondait avec une voix rauque d’écolier furieux, neurasthénique et tuberculeux. Lord Galloway saluait tranquillement de hauts personnages, humbles car ils avaient besoin de livres sterling. Sachant que cinquante journalistes l’épiaient, il prenait un air anodin.
M. Jean-Louis Duhesme, de l’Académie française, en pardessus de confection et faux col de celluloïd, disait à tout venant que c’était inadmissible. Le vieux Léon Bourgeois, premier délégué de la France – veston candide, défaut de langue de grand-papa très doux – assura son nez qui paraissait postiche, prit congé de ces messieurs et regagna son taxi, le plus petit, le plus étroit, le plus vieux de Genève. Des journalistes américaines bien chaussées et lunettées d’écaille interrogeaient, mouches compétentes du coche international, la déléguée de Norvège, propre et congestionnée, au lorgnon universitaire épinglé au corsage. Les gendarmes à bicorne, Napoléons moustachus de la République de Genève, leurs gros doigts endimanchés de blanc posés sur le ceinturon, considéraient avec un respect méfiant tous ces étrangers distingués. Une Chinoise au sourire pudique regardait ses petits pieds. Des secrétaires anglaises passaient rapidement avec leurs bas luxueux et côtelés et leurs nez piqués d’insolation, laissant derrière elles des senteurs de pommiers en fleur. De jeunes attachés rieurs, universitaires, polyglottes, compétents, rasés et soyeux plaisantaient avec la gaucherie hardie de jeunes garçons qui n’ont pas encore fini de pousser et de se pousser. La déléguée balkanique allait et venait, ajustant ses lunettes d’écaille, faisant des bajoues majestueuses et décidées ou mettant sa courte main contre sa hanche de cantinière. Seins balayants, elle allait et venait, passionnée de coopération internationale, et un sillage de chypre suivait sa croupe formidable. Le délégué d’un pays négligeable rôdaillait seul avec des gentillesses tristes, attendant que le premier délégué de la Turquie eût fini son entretien avec un maharadjah aux yeux sanguinolents sous le turban doré et qui tenait un parapluie dans sa main enfumée. Lord Galloway se promenait tout seul avec des tics de rêveur. Il savourait les délices de cette détente. Sentant que certains délégués prenaient leur élan pour l’approcher, il sortit un petit carnet et, pour les décourager, feignit d’écrire d’un air absorbé. En réalité, il pensait au golf de demain et à la bonne promenade qu’il ferait tout à l’heure le long du lac, seul avec son mépris de la politique et son amour de la métaphysique. Le premier délégué français, que son antique taxi venait de ramener, se précipita affectueusement pour faire un brin de causette. Ces deux bons vieux, arrivés au sommet de leur carrière, s’aimaient bien et ne prêtaient guère attention au collège de petits garçons japonais, tous commandeurs de la Légion d’honneur, qui s’inclinaient trop poliment. Des employés de la Compagnie Marconi, un grand M à la boutonnière, circulaient. Le secrétaire général se grattait délicatement le front avec un rictus de la bouche pour mieux comprendre ce que lui disait son chef de cabinet. Des monocles luisaient, des agendas Hermès étaient feuilletés pour des rendez-vous. Sir John distribuait équitablement ses politesses hautaines. Le vicomte Ishii parlait avec un accent marseillais à un journaliste américain dont les manchettes de soie étaient propres mais froissées, les ongles manucurés mais un peu sales, et qui faisait aussi consciencieusement son devoir diurne que sa noce nocturne. De la barbe astucieuse et végétarienne du directeur du Bureau international du Travail, où la langue agile pointait des éclairs rouges, sortaient avec une rapidité étonnante et en bon ordre des phrases bien agencées et cordiales. Ses lunettes pétillaient de malice intelligente. Le représentant d’un comité juif rôdait sans en avoir l’air, méditant de quémander tout à l’heure un rapport qu’il commenterait demain avec des airs néroniens devant ses admirateurs en leur expliquant que Lord Galloway lui avait dit : « Lisez ça à la maison, je suis sûr que ça vous intéressera. » Lord Robert Cecil se promenait avec Solal qu’il tenait par le bras. Un hareng fumé en jaquette lisait à quelques intimes un rapport dont il ne dit évidemment pas qu’il avait été confectionné par son secrétaire. Il lisait mal, s’embrouillait. On discuta le rapport. Les commentaires étaient contradictoires mais chaque fois le hareng disait : « C’est ça, parfaitement ». Gêne. On comprenait seulement qu’on ne comprenait pas, à l’exception de Cecil et de Solal qui comprenaient et faisaient semblant de ne pas comprendre. Les autres qui ne comprenaient pas faisaient semblant de comprendre. Enfin le secrétaire arriva, expliqua, et tout le monde se sépara en disant : « Naturellement, naturellement ».