XLII

Armé de sa grosse canne, Adrien allait à grands pas. Très bon pour la santé. Et puis cela ménageait le moteur de sa chère Chrysler. Sûr de son destin, il allait et faisait de grandes inspirations pour brûler ses toxines.

À neuf heures et demie il était au quai du Mont-Blanc. Comme il n’aimait arriver au Secrétariat ni en retard ni en avance, il s’assit sur un banc et attendit qu’il fût l’heure. Il se réjouit d’être invité samedi prochain chez les Petresco. Vraiment sympathiques, les Petresco. Et ils étaient très aimés, avaient un tas de belles relations. Certes ils le méritaient.

— Être distingué et spirituel. Prendre genre anglais d’Oxford. Dire devant la glace, une dizaine de fois chaque jour : dites donc, Petresco, de manière à avoir l’air naturel. Il faudra leur rendre leur invitation. Faire comprendre à Papi et Mammie qu’il vaut mieux qu’ils ne viennent pas ce soir-là. Inviter van Vries. (Van Vries était le chef direct d’Adrien Deume.) Prendre un peu d’alcool juste avant d’aller dans son bureau. Ça me donnera du cran. Van Vries est-il assez bien pour les Petresco ? Le chic serait d’inviter quelques grands noms de Genève.

Oui, il demanderait à Ariane d’en inviter quelques-uns. Mais ils avaient l’air de la bouder. Et lui qui croyait qu’en épousant une d’Auble il aurait tout le gratin genevois. Bonne idée tout de même d’être allés au Golf Hôtel de Valescure où ils avaient rencontré les Petresco et fait vraiment connaissance avec eux. Cher, évidemment. Mais ce n’était que dans les endroits chers que l’on faisait la connaissance de gens intéressants. Il respira largement. Intime comme il l’était devenu avec Petresco qui voyait tous les jours le sous-secrétaire général, dans un an il pourrait être membre A. Charmants, ces Petresco.

Adrien Deume avait ainsi de grandes flammes qui s’éteignaient le plus souvent parce qu’il n’avait pas été invité un soir où le nouvel ami avait réuni chez lui des gens influents. Le jeune Deume était très susceptible sur ce point. S’il se croyait tant soit peu délaissé ou lésé, il déclarait à sa femme : « Tu sais, Rianette, pour les Verlaecke, j’ai décidé de couper les ponts. »

Il prit ses lunettes par la barre de liaison et les ôta d’un geste brusque pour ne pas risquer d’en déformer les branches. Tout de même, il avait un chic ce Petresco avec son monocle ! Et s’il mettait un monocle lui aussi ? Oui, mais l’embêtant c’était qu’il était myope des deux yeux. Il essuya les verres des lunettes avec la petite peau de chamois qu’il gardait dans une tabatière d’écaillé. Envoyer des fleurs à Mme Petresco ? Oui, avec un petit mot très bien tourné, genre dix-septième. Souffrez, madame… Il pointa sa langue aiguë. Et puis ne pas oublier de lui envoyer le tirage à part de son étude sur Claudel. Bien travailler la dédicace. Monsieur van Vries, est-ce que vous nous feriez le plaisir de venir samedi en quinze ? Nous aurons les Petresco. Non, il valait mieux attendre d’être allés chez les Petresco et les inviter pour le samedi suivant.

— Tâcher de pêcher quelqu’un de sympathique chez eux. Mais rien qu’un couple sinon j’aurais l’air de me jeter comme un affamé sur leurs relations. L’embêtant serait que van Vries ne soit pas libre samedi en quinze. Il faudrait s’y prendre à l’avance. Plan d’action, demander aujourd’hui à van Vries si serait libre samedi en quinze. Si me dit que oui, dire que lui confirmerai et demander à Petresco si serait libre également. Si oui, confirmer à van Vries. Sinon voir si van Vries serait libre jour choisi par Petresco. Tout ça avec beaucoup de tact et d’aisance.

Il se pencha pour mieux suivre les mouvements d’une fourmi qui circulait autour de ses grandes chaussures guêtrées.

— Tout va bien. Adrien Deume, membre de section B au Secrétariat de la Société des Nations. Diplomate puisque immunités. Très gentille, la réponse de Claudel. Aller le voir à Paris. Tâcher d’être reçu par lui. La pommade que je lui ai passée me donne des droits, nom de Dieu. Oui, faire sa connaissance. Bref, mon ami Paul Claudel bientôt. Dis donc, la gueule de Petresco quand il apprendra ! Faire aussi une plaquette sur Gide. Non, because communiste. Une plaquette sur Valéry plutôt puisque membre de la Commission de coopération intellectuelle. Et sur Giraudoux aussi puisque Quai d’Orsay.

Il envia cet écrivain dont les romans et les pièces avaient du succès. Il se réconforta en pensant qu’il gagnait plus que lui.

Comment faire pour augmenter son capital de relations ? Fonder une société pour favoriser la renaissance du théâtre de marionnettes ? Oui, cela faisait avant-garde. Et n’y admettre que des gens sympathiques. (Dans le langage du jeune Deume, sympathique était toujours synonyme d’influent.) Tâcher d’avoir aussi dans le comité des bonzes de la coopération intellectuelle. Inviter toutes ces huiles à dîner et ce jour-là les aristos genevois ne le bouderaient plus !

— Si j’arrive à avoir à dîner un type comme Valéry, je suis classé.

Ou bien fonder un club pour la représentation privée de films sans histoire ? Genre celui où il y avait de petits bâtonnets qui se tordaient sur une musique de Poulenc. Entrer en rapports avec des huiles du Secrétariat à l’occasion de choses n’ayant pas trait au travail administratif, là était le secret de la réussite.

— Les gens ne se méfient pas, ils vous invitent. Et puis après, une fois qu’ils vous connaissent bien, ils ne peuvent pas vous refuser ce qu’on leur demande.

Et s’il se mettait du groupe Esprit ? Non, pas de grands noms dans ce groupe. Écrire pour la Revue de Paris et la Nouvelle Revue Française. Et Gringoire ? Non puisque le nouveau sous-secrétaire général était juif, donc de gauche. Sacrés youpins.

— En somme, mon idée du théâtre de marionnettes est à reconsidérer. Ça ne fait pas sérieux. La Curie ne voudrait pas faire partie du comité ni l’Einstein. Non, le chic, l’épatant, serait de fonder une société de conférences. Je me fais nommer président puisque c’est moi qui apporte l’idée. Non, je n’ai pas assez de surface. Secrétaire général, simplement. Et si j’offrais la présidence d’honneur au Patron ? Il me faudrait aussi le Solal. Je trouve des prétextes pour aller les voir, pour leur demander s’ils sont d’accord pour que je fasse venir Jules Romains, Giraudoux et tutti quanti. Et en ma qualité de secrétaire général, j’invite à tour de bras pour après la conférence. Brillante réunion chez moi vers minuit. Buffet froid. Le conférencier, les membres du comité d’honneur. Tableau !

Il sortit son carnet à feuilles mobiles, puis son portemine que retenait une chainette souple et nota ces idées fructifères. Il écrivit en outre ce qui suit :

« Avec documentation section écrire bouquin sur l’œuvre de la commission des mandats. Très gros pavé administratif ! Dédier au président de la commission. Tirage à part sur vélin pur fil Lafuma pour membres commission. Leur apporter exemplaire personnellement. Dans livre mettre çà et là appréciations élogieuses sur chaque membre de commission, discrètement. Passer bureau téléphones pour demander que dans prochain annuaire on mette après mon nom fonctionnaire supérieur au Secrétariat. »

En vue d’un roman qu’il préparait, il décida de pêcher une impression de nature. Dans ce but, il ferma les paupières à demi pour donner plus d’acuité observatrice à son regard et considéra le lac. Émaux et saphirs liquides ? Non, pas assez original. Il nota sur son carnet :

« Fonder revue littéraire sans couleur politique. Titres possibles : Échanges. Collaborations. Impressions. Tumultes. Absences. Visages. Perspectives. Points de Vue. Horizons. »

Drôle d’idée qu’avait eue Ariane de lui demander, le lendemain de leur arrivée à Valescure, de jouer à être des étrangers. Pour la contenter, il l’avait accostée sur la route, comme s’ils ne se connaissaient pas, et il l’avait invitée à dîner dans un restaurant abominablement cher de Saint-Raphaël. De retour à l’hôtel, elle avait exigé un autre jeu et il avait dû se déguiser en gladiateur ! Puis elle avait voulu jouer au viol. Il avait bien fait tout de même de ne pas se prêter à cette dernière fantaisie trop absurde vraiment.

Il tira son chronomètre de la poche spéciale de son gilet, doublée en peau de chamois : dix heures moins quatorze ; puis son bracelet-montre : dix heures moins douze. Moyenne : dix heures moins treize. Bientôt l’heure. Il aima sa montre parce qu’elle était absolument étanche. Il lui plut de penser qu’il pourrait la laisser dans l’eau pendant vingt-quatre heures sans que le mécanisme en fût mouillé. Naturellement, il se garderait de faire une telle expérience, mais tout de même cela faisait plaisir.

Dix heures moins dix. Dans deux minutes, se mettre en route. Il formula intérieurement un plan d’action pour la journée.

— Primo, faire mettre crochet pour suspendre ciseaux de manière à n’avoir plus à les chercher. Standardisons ! Secundo, étudier nouveau classement pour fiches presse française. Tertio, petit laxatif ce soir parce que ce matin, ce n’était pas ça. Au travail !

À grands pas, il se dirigea, armé de sa grosse canne et de sociale importance, vers son cher Secrétariat. Un chanteur ambulant roucoulait les charmes d’une bohémienne aux grands yeux noirs. Famélique et tendre vaincu, sel de la terre. Adrien crut devoir éprouver du dégoût. Il était ravi d’avoir des sentiments élite et un sourire méprisant. (Comme si on ne pouvait pas posséder un cerveau intelligent et un cœur stupidement vivant, sensible à un idiot « Danube bleu ». Il est vrai que les imbéciles ont faim de ce qui leur manque.)

Ganté de clair et portant gravement sa petite valise, il poussa la porte tournante et entra dans le hall du Palais des Nations, l’œil aux aguets pour repérer quelque important personnage de sa connaissance. Il crut être reconnu par le marquis Cattanei abîmé dans la dégustation d’un cigare inoubliable. Il sourit, salua dans le vide puis regarda ailleurs en feignant de sourire à ses pensées, pour ne pas perdre la face. Il rôda, envoûté par ces puissants qui discutaient, qui pouvaient en deux phrases faire d’un membre de section B un membre A à vingt-huit mille francs suisses par an. (Ou vingt-deux ou trente. Je ne me rappelle pas.) Il les admirait de loin, les aimait, aspirait des relents de vie élégante – sleepings, bals, brillants dîners, décorations, missions grassement rémunérées, contacts avec de plus puissants, longues conversations téléphoniques avec des capitales.

Le pauvre souffrait de ne pas connaître les délégués qui étaient là, se consolait en pensant aux membres de la commission des mandats qui l’avaient invité à déjeuner lors de la dernière session. L’un d’eux, le général Freire de Souza, l’avait présenté au ministre de Pologne qui, vautour poitrinaire, était justement en train de recevoir rageusement, pour son discours de la veille, les félicitations de la grosse déléguée balkanique et parfumée, si faite pour un harem. Pas plus que le marquis Cattanei, le ministre polonais ne le reconnut. Et Adrien resta là, envoûté, à regarder amoureusement les adorables et inaccessibles puissants.

Soudain, il boutonna son veston car il venait d’apercevoir un haut fonctionnaire qu’il pouvait enfin saluer et avec lequel il aurait peut-être l’occasion d’échanger quelques mots. C’était Johnson, le directeur de la section économique et financière. Lunettes finaudes et narquoises, il donnait des ordres à son adjoint avec le ton affectueux du chef qui se sent bien secondé par un copain de Cambridge.

S’incliner ? Johnson ne s’en apercevrait peut-être pas. Un coup de chapeau se remarquerait davantage. Adrien Deume sortit donc dans le jardin, remit son feutre, rentra, se dirigea rapidement du côté de Johnson, prêt à s’arrêter à la moindre chaleur dans le regard du chef, se découvrit largement avec un beau sourire. Johnson fit un petit hochement de tête qui signifiait : « Oui, oui, je sais qui vous êtes et je sais que vous êtes négligeable. » Mais ce hochement s’accompagna d’un aimable sourire car un chef doit avoir la réputation de n’être pas un sale type et mieux vaut ne pas se faire d’ennemis. L’aimable sourire disparut instantanément car Johnson redoutait une conversation avec ce petit B de rien du tout qui tâchait de pêcher un entretien. Par contre, le sourire que Johnson fit à Lord Galloway fut large et de longue durée. Le vieil Anglais fit à Johnson un petit hochement de tête qui signifiait : « Oui, oui, je sais qui vous êtes. » Adrien, satisfait de s’être rappelé au souvenir de Johnson, alla rôder plus loin.

Un évêque au visage rouge et secret, chef du gouvernement d’un pays en déconfiture, était excédé par les manifestations de sympathie des journalistes. Venu à Genève pour obtenir un emprunt, il se tenait sur le garde-à-vous, souffrait une passion calme et digne. Un journaliste de Marseille tint à lui serrer la main. « Monseigneur, mon cœur se fend pour votre malheureux pays. Les enfants, peuchère, die Kinder, sehr maigres ! Vous êtes des privilégiés du malheur, quoi. Enfin, après la pluie viendra le beau temps. » L’évêque remercia avec un mince sourire sceptique. Mains napoléoniennes contre sa soutane, il referma ses lèvres impassiblement.

Adrien resta une dizaine de minutes à quelques mètres de l’évêque, l’aima d’être célèbre, espéra que le porte-mine que monseigneur tripotait tomberait et qu’ainsi il pourrait s’élancer pour le ramasser. L’idéal d’Adrien Deume était de vivre auprès de supérieurs et de s’élever grâce à eux pour pouvoir connaître des sur-supérieurs. Bref, il aspirait à vivre toujours en inférieur.

(Chose curieuse, cet Adrien si décidé à grimper le long de l’échelle sociale n’était pas loin de croire parfois au désintéressement de ses amitiés et ferveurs. Il détestait les intrigants et les snobs, ce qui est la caractéristique du snob. Et, comme tout snob, il aimait et admirait sincèrement ceux qui pouvaient lui être utiles. Il se persuadait de temps à autre que ses efforts avaient pour but de rechercher des amis intéressants, cultivés, d’un milieu sympathique, plutôt que des relations utiles. Mais le plus souvent il n’approfondissait pas et allait de l’avant.)

Le porte-mine de l’évêque n’étant hélas pas tombé, Adrien se dirigea vers son bureau. Son premier regard fut pour la caissette des entrées.

— Nom de Dieu ! s’exclama-t-il en voyant la pile de dossiers qui s’étaient accumulés pendant les dix jours qu’il venait de passer à Valescure en compagnie d’Ariane.

Il compta les dossiers. Douze ! Ah non, zut et zut ! Salaud de Vévé ! (Surnom de van Vries, chef de la section des mandats.) Est-ce qu’on le prenait pour un forçat ou quoi ? Il ne craignit pas, étant seul, de dire carrément son fait à Vévé.

En réalité, il était content. Il aimait bien feuilleter les nouveaux dossiers qui arrivaient, en lire l’histoire et les périples sur la feuille-minute où s’échangeaient de brèves correspondances administratives, se moquer du style de ses collègues exotiques, déceler des ironies, répondre élégamment aux notes de van Vries.

Il ôta ses gants de pécari, son manteau marron pincé à la taille et son veston qu’il remplaça par un vieux aux manches lustrées. Il resta un instant immobile à jalouser certains fonctionnaires anglais qui portaient des vestons aux insignes de leur club. Et puis ils avaient le chic pour mettre leur mouchoir dans leur manche, en le laissant dépasser un peu. Il avait bien essayé d’en faire autant mais ça n’avait pas marché. Le mouchoir tombait tout le temps. Zut, tant pis.

Il admira sa petite cage. Belle table de travail avec clef fermant d’un seul coup tous les tiroirs ; tapis presque persan ; bibliothèque beaucoup plus chic que celle de ses collègues égaux en grade. Très bien. Et lorsqu’il serait membre A il accrocherait quelques peintures modernes qui feraient intellectuel. Pour le moment, être prudent et ne pas s’attirer de médisances.

Il s’assit, croqua un morceau de sucre, prit un dossier, l’ouvrit et se leva pour aller faire un brin de causette avec les camarades de la section et dire prudemment un peu de mal des nouveaux promus et des chefs. Dix minutes plus tard il revint.

— Ne pas oublier d’aller dire bonjour à van Vries. Après une absence de dix jours ça se doit. Me tenir bien avec ce salaud. Moi pas envie de moisir B. Allons, au travail ! Ô travail, sainte loi du monde…

Il rouvrit le dossier, s’empara des immenses ciseaux qui gisaient près du pot de colle et se coupa méticuleusement les ongles. Au bout de dix minutes, ils furent impeccables ou du moins il les estima tels. Voilà, il pouvait commencer à travailler. Il se frotta les mains, prit une provision d’air.

— Au travail !

Il se leva, alla consulter le thermomètre. Vingt et un degrés. Rien à dire, c’était convenable. Il se rassit.

— Ah, au travail maintenant.

Il se mit une cigarette au bec, l’alluma, aspira avec plaisir, conscient de ce qu’il était un fonctionnaire sûr de son avenir et convenablement rétribué.

— Pom pom pom, chantonna-t-il tout comme le comte de Surville.

Épatantes, ces Gold Flake fabriquées en Suisse, aussi bonnes que celles d’origine et bien moins chères. Attention, c’était la quatrième de la matinée. Après celle-là, il n’en resterait plus qu’une jusqu’à midi. (Il s’astreignait à n’en fumer que dix par jour car il tenait à sa santé.) Il se regarda dans son petit miroir de poche.

— Pas mal, le sieur Deume ! Ah, allons-y !

Et il commença l’examen sérieux du premier dossier, s’interrompant de temps à autre pour émettre quelques pom pom ou pour écouter les conversations du bureau voisin ou pour examiner des échantillons de tissus ou pour respirer des sels anglais, dont il n’avait nul besoin mais c’était une petite manie, ou encore pour faire quelques mouvements de gymnastique respiratoire.

Le dossier N/600/330/42/4 était intitulé « Correspondance avec l’Association des Femmes Juives de Palestine ». Sûrement elles se plaignaient. Toujours à protester, ces youpins ! Les Arabes les embêtaient, tant mieux ! On répondrait plus tard. Les faire un peu attendre.

Il prit un second dossier. Oh zut ! Encore une lettre du représentant sioniste à Genève ! Est-ce que ces youtres ne pouvaient pas se mettre dans la tête que leur Organisation sioniste n’avait rien de gouvernemental et qu’elle n’avait pas de rapports à avoir avec le Secrétariat mais uniquement avec la Puissance mandataire. Ce toupet de mettre « Agence permanente de l’Organisation sioniste auprès de la Société des Nations » ! Qu’est-ce que ça pouvait bien vouloir dire, une agence permanente ? C’était de la malice youpine, le désir d’établir une confusion avec les délégations permanentes officielles. Il ne résista pas au plaisir de préparer un projet d’où suintait la haine de l’officiel contre tout ce qui ne l’est pas.

« Monsieur, j’ai l’honneur de vous accuser réception des intéressantes » (Une vieille habitude lui fit écrire ce dernier mot que naturellement il effaça sur-le-champ.) « des statistiques que vous avez bien voulu » (Il barra.) « que vous m’avez adressées. Veuillez » (Agréer ? Non !) « recevoir, monsieur, l’expression de mes sentiments distingués. »

Mais il se rappela soudain que le représentant sioniste avait déjeuné non seulement avec mais chez van Vries et il se demanda s’il ne valait tout de même pas mieux assurer le Blumberg de sa considération distinguée. Pris d’une rage soudaine, il déchira le brouillon.

— Je suis antisémite, parfaitement. Ce qu’ils peuvent être barbants, ces sionistes, toujours à vous guetter avec leurs yeux humides et leurs nez humides dans les corridors pour vous parler d’un peuple qui, d’un peuple que, de deux mille ans et d’histoires à dormir debout sur de prétendues injustices de l’administration britannique ! Et cette manie qu’ils ont de vous inviter à déjeuner ! Comme ils voient qu’on leur fait grise mine, c’est leur grand truc de vous inviter à des dîners surfins. Et ils n’y vont pas de main morte ! En somme, ils vous payent pour les écouter ! Ils harponnent n’importe qui à déjeuner. Ils se ruinent en invitations, font les aimables, sourient. Dégueulasses ! Et ils invitent n’importe qui, même des auxiliaires ! Et tout ça probablement pour pouvoir écrire à leurs chefs : « J’ai eu une entrevue de deux heures avec M. Le Gandec de la S. D. N. » Ils vous les font payer trop cher leurs fins repas ! Il faut écouter toutes leurs statistiques et combien de pample mousses ils ont récoltés et faire semblant de s’intéresser à leurs recettes. On le sait que vous avez de l’argent, sales youtres ! Et ils ont l’air de croire que leur sionisme c’est très intéressant et qu’on ne doit penser qu’à ça au Secrétariat. Arrivistes, insinuants, toujours à vous faire une courbette et cinq minutes après ils vous pelotent le bras ! Et toujours à vous demander des choses impossibles, des places à la tribune diplomatique et ainsi de suite.

Il prit un troisième dossier. Zut, encore un projet de lettre à dicter ! Un accusé de réception relatif à un mémoire envoyé par le gouvernement français sur des histoires de maladie du sommeil et de trypanosomiase chez les Bicots du Cameroun. Et ça c’était vraiment urgent puisqu’il s’agissait d’un gouvernement. Il fallait dicter le projet demain ou après-demain. Il y avait quelques semaines que van Vries lui avait demandé de faire ce projet. Mais ce salaud de Vévé le lui avait retourné trois fois avec des corrections. Et chaque fois il fallait tout refaire !

La première fois, parce qu’il y avait des « en ce qui concerne ». Depuis que le chef de cabinet de Solal avait dit à van Vries qu’il n’aimait pas cette expression, Vévé passait son temps à faire la chasse aux « en ce qui concerne ». La seconde fois, c’était pourquoi ? Ah oui, parce qu’il avait mis en commençant la lettre : « J’ai l’honneur de vous accuser réception et de vous remercier ». Van Vries l’avait fait venir dans son cabinet et, plaçant ses mains derrière la nuque comme une aimée, avait entamé une grande discussion. « Je ne méconnais pas, avait-il dit, l’originalité qu’il y a à unir ainsi l’accusé de réception et les remerciements, mais c’est un peu scabreux. Trop littéraire, mon cher Deume, trop littéraire ! »

— Encore vingt et un ans à tirer et vivement la classe ! soupira Adrien Deume.

Il dévissa, pour voir si la mine était encore assez longue, le porte-mine qu’il avait acheté la veille. Ce n’était pas celui qu’il gardait toujours dans la poche de son gilet mais un gros Eversharp de bureau très épais, qui « tenait bien à la main ». L’ayant revissé, il s’offrit le plaisir de regarder son nouveau stylo à monogramme et soudain il eut un afflux de bonheur si grand qu’il s’arrêta pour le comprendre. Né sous une bonne étoile, chic, chic, chic ! De reconnaissance, il décida de rédiger sur-le-champ la lettre Cameroun avec son beau stylo transparent.

« J’ai l’honneur de vous accuser réception de l’intéressante documentation que vous avez bien voulu » (Il ratura.) « que vous avez eu l’extrême obligeance de nous adresser » (Il barra « nous ». C’était trop familier, pas assez noble.) « d’adresser à nos services ». (Ah non, pas de point.) « et qui concernait » (Ah non, pas de« concernait ». Il barra.) « et qui était relative » (Il ratura.)

— Van Vries va tiquer. Il n’aime pas beaucoup non plus les « relatifs à ». Il vaut mieux que je mette « qui avait trait à ».

Il barra tout. Non, ça n’allait pas. Après « nos services » il fallait mettre « qui en ont pris connaissance avec le plus vif intérêt ». Il se leva, chercha le double d’une lettre du même genre envoyée au gouvernement japonais et s’en inspira fructueusement.

Idée épatante ! Mettre que la commission des mandats se servirait sûrement de ce papelard pour son rapport au Conseil. Mais attention, ne pas se compromettre. Il réfléchit longtemps et accoucha de cette prudente phrase : « Ce mémoire semble » (« Semblerait serait moins compromettant mais ça ne va pas au point de vue style. ») « pouvoir constituer ». Ne trouvant pas la suite, il renonça à introduire de la haute politique dans son accusé de réception.

Le brouillon achevé, il le relut. Et si, au lieu de commencer par « J’ai l’honneur », il mettait« Par votre lettre du et cætera vous avez eu l’extrême obligeance et cætera » ? Et alors un nouvel alinéa où il n’y aurait que« J’ai l’honneur de vous en remercier sincèrement ». Non, Girafe – second surnom de van Vries – trouverait ça trop hardi.

Oh zut, onze heures déjà. Dans une heure, il faudrait aller déjeuner. Ou plutôt dans trois quarts d’heure puisqu’il faudrait bien cinq ou six minutes pour se préparer. Cela le décourageait de penser qu’il ne lui restait plus qu’une demi-heure en somme. Il se remettrait au projet d’accusé après le déjeuner. Que faire en attendant ?

Il alla aux toilettes et, pour y justifier sa présence, essaya ou fit semblant de les utiliser. Il se regarda ensuite dans la grande glace. Bouton près de l’oreille presque disparu.

— Très bien, Adrien Deume, beau garçon vraiment et ce complet bleu à rayures violettes, très élégant !

Après s’être réjoui de sa taille, il aima son visage rond, ses cheveux lisses, chaque jour chèrement lotionnés à l’eau de quinine – la même dont faisaient usage les Rampal – la barbe en collier coupée court et qui, jointe à la petite moustache en pinceau, lui donnait un genre à la fois moderne et romantique.

— Adrien Deume, attaché au Secrétariat de la Société des Nations, murmura-t-il à la glace. Oui, dorénavant, dire attaché. Ça fait plus diplomate. Homme chic, continua-t-il plus confidentiellement. Diplomate et artiste mais artiste soigné.

Une plaie toujours vive au cœur du jeune Deume : il avait été recalé aux examens de licence ès lettres. Tant pis. Zut. Soudain il ne se tint pas de joie en pensant à ceux de ses anciens copains qui étaient docteurs ès lettres mais qui – il en eut un gloussement de bonheur – enseignaient la grammaire ou l’histoire à des moutards pour mille misérables francs belges !

— Tandis que le petit Deume Adrien palpe cinq fois plus ! Et ça ne fait que commencer ! chantonna-t-il en se coiffant soigneusement.

Il aimait sa raie. Il aimait tout de lui et jusqu’à ses gaz intestinaux. Ensuite il brossa ses vêtements, ses souliers et ses ongles. (C’était au Secrétariat qu’il avait appris l’existence des brosses à ongles.)

Oui, à son prochain voyage à Bruxelles, voir les copains et faire étalage devant eux de ses immunités diplomatiques, de ses appointements, de ses missions en France et en Italie. Il entendait déjà un de ces malheureux aux souliers ressemelés lui dire d’un air faussement cordial : « Dis donc, vieux, et pour moi il n’y aurait pas une place dans ta boîte ? » Et lui prendrait un air gourmé et répondrait : « Ce sont des postes assez recherchés. Il n’y a presque jamais de vacances. D’ailleurs il faut être présenté par son gouvernement. » Et puis il inviterait les faméliques professeurs dans un restaurant très cher. Chic, chic, chic ! Quelle heure ? Onze heures dix.

Pour passer le temps il entra dans un des pater-noster, ascenseurs sans portes, en mouvement perpétuel de descente et de montée, précieuse ressource pour les fonctionnaires qui s’ennuyaient. Lorsqu’il arriva au cinquième étage, il sortit et prit l’ascenseur de descente. Au quatrième, une jolie fille entra. Petit flirt jusqu’au premier. Au rez-de-chaussée, il sortit d’un air affairé, alla jusqu’à la porte de la bibliothèque, fit demi-tour et s’en fut prendre l’ascenseur qui montait.