IX
Les amis entouraient Saltiel trônant en son pigeonnier tandis qu’en bas la foule continuait ses implorations.
— Messieurs, dit Saltiel, un homme comme moi n’a pas de temps à perdre. Sachez que l’avant-dernière nuit j’étais en train de dormir.
Il hésita. Que dire ? Quelle affirmation ferait plus noble impression ? Dire que l’idée de génie lui était venue tout à coup ? Ou bien dire que ce fut à la suite de calculs et d’écritures immenses ?
— J’étais en train de dormir lorsqu’une voix m’appela par un psst ! retentissant. Et je répondis : Qui va là ? – Un ami ! répondit la voix. – Est-ce vous, seigneur Moïse, notre maître ? Et la voix me répondit : Pas du tout, ce n’est pas Moïse. Pour un homme comme Saltiel c’est Moi qui Me dérange en personne ! Bref, mes chers amis, c’était l’Éternel lui-même !
À l’exception de Salomon, qui tremblait de tout son corps, les Valeureux savaient que Saltiel exagérait. Ils n’en étaient pas moins assez émus.
— Et Dieu me parla en ces termes : Saltiel, Je vais te donner un petit coup de main pour déchiffrer l’énigme. Sache, mon cher ami…
— Ainsi a-t-Il dit, oncle ? demanda le petit benêt.
— Parole d’honneur ! dit Mangeclous pour hâter la fin de l’histoire.
Salomon regarda l’oncle avec respect.
— Et alors, poursuivit Saltiel, Dieu m’a dit que l’énigme était simple et que mes amis étaient bien bêtes de n’avoir pas compris.
— Il va un peu fort, s’indigna Salomon. Ce n’est vraiment pas difficile de trouver quand on est omniscient !
Bref, Salomon trouvait que l’Éternel manquait de tact. Mais il n’osa pas le dire.
— Ça va, ça va, dit Mangeclous. Et alors ?
— Eh bien, mes chers amis, Dieu, après avoir passé Sa main sur Sa barbe…
— Mais L’avez-vous vu ? demanda Salomon.
— Non. Car j’aurais été transformé en chiffon ou en petite braise.
— Et alors comment savez-vous qu’il a touché Sa barbe ?
— J’ai entendu le bruit des Poils ! (Salomon fut parcouru d’un grand frisson.) Bref, mes amis, grâce à Dieu… reprit Saltiel, assez gêné par la tournure sacrilège que prenait son histoire.
— Par les Poils de l’Éternel, dépêche-toi ! dit Mangeclous.
— Bref, le secret est qu’il fallait ne tenir compte que des lettres et ne tenir compte ni des chiffres, ni des signes, ni du mot francs. Lisez vous-mêmes.
Chacun des Valeureux sortit de sa poche le texte du cryptogramme et Mangeclous déchiffra à haute voix.
« Exposez cette lettre à la chaleur et l’oncle aura une grande joie. »
— Et alors où sont les millions ?
— Je ne sais pas. J’ai eu peur de chauffer tout seul la lettre. J’ai préféré attendre que vous soyez avec moi. Et puis je voulais souffrir un peu.
— Pourquoi ?
— Pour que Dieu ait pitié et envoie la vraie bonne nouvelle.
La lettre fut mise au-dessus d’un réchaud et des caractères bruns apparurent.
« Que Saltiel se trouve à minuit le vingt-cinq avril au Jardin Anglais à Genève. »
Mangeclous était terriblement déçu. Et les millions alors ? Saltiel claquait des dents.
— C’est lui, mes bien-aimés ! C’est Sol !
Il ouvrit les bras et ses amis vinrent successivement l’embrasser. Et parce qu’il était devenu vieux, il sanglota. Pour se donner une contenance, Mangeclous ricana. Cet oncle Saltiel en faisait des histoires avec son neveu ! Lui, Mangeclous, avait enterré un nombre infini de fils, y compris Petit Mort, et pourtant il tenait bon contre l’adversité et se nourrissait vaillamment. Et il ne pleurait pas en public ! Saltiel décidément baissait. Salomon caressa de ses petites mains le visage ridé de son vieil ami.
— Oncle, il faut rire, il ne faut pas pleurer.
— Oui mais si ce n’est pas lui ?
— Eh bien, dit Mangeclous, si ce n’est pas lui, ce sera peut-être encore mieux ! C’est peut-être quelque vieille riche Américaine dont tu me feras faire la connaissance et que j’épouserai bigamement et sois tranquille sur mon avenir ! Je lui ferai des chatouilles sous la plante des pieds et elle m’adorera et je fumerai des cigares et vous offrirai des sorbets et vous verrez qui je suis ce jour-là !
— Silence, cadavre, dit Michaël.
Et comme Mangeclous faisait mine de plaisanter, Michaël lui tordit le nez. Mangeclous voulut faire le courageux.
— Pauvre petit, dit-il au géant, si je ne me retenais pas, quelle gifle tu recevrais !
Ce fut lui qui la reçut. Il boutonna aussitôt sa redingote et les Valeureux frémirent à l’idée du carnage qui allait s’ensuivre.
— Veille à ne pas recommencer, dit Mangeclous sur un ton distinguo. Car si tu recommençais il se pourrait bien que je t’appelasse grossier personnage.
Et l’affaire fut ainsi liquidée.
— Oncle, dit Salomon, moi j’ai un bon pressentiment. Vous le verrez à Genève, le seigneur Solal, et vous passerez des jours confiturés en cette ville qui est le miracle du monde, patrie de Rousseau qui aimait les hommes !
Sa petite poitrine tremblait d’enthousiasme pour Genève et tous ses habitants.
— Dans le coin ! intima Mangeclous qui avait coutume de se venger sur Salomon des affronts que lui infligeait Michaël.
— C’est sérieux ? demanda Salomon.
— Dans le coin ! Nous en avons assez de t’entendre faire le maître d’école, ô grain de riz !
— Si c’est sérieux, dit Salomon.
Et pour ne pas contrarier son ami, il alla se mettre près de la porte et y demeura docilement en pénitence. Le dos tourné, il gratta à diverses reprises diverses parties de son corps. Cependant Saltiel allait et venait, réfléchissait, prenait l’un après l’autre les verres vides et en regardait l’intérieur comme pour y trouver son neveu. Deux ans déjà qu’il ne savait rien de Solal ni du rabbin Gamaliel, le père de Solal. Il était vieux et il voulait revoir son neveu avant de mourir.
— Les trois cent mille drachmes redevenant intéressantes, dit Mangeclous, allons à Athènes les encaisser !
— Oui, dit Mattathias. Ces millions nous ont tourné la tête. Pourvu que le chèque ne soit pas désapprovisionné.
On décida que le départ pour Athènes aurait lieu le lendemain et Mangeclous, soudain fort gai et qui semblait avoir oublié les trois cent trois millions, se mit à chanter. On eût dit le gargarisme collectif d’une tribu abyssine. Une tape de Michaël mit fin à ce récital.
— Messieurs, dit Saltiel, après avoir encaissé le chèque à Athènes…
— Et moi, interrompit Salomon en virevoltant, je mettrai les drachmes contre ma poitrine et bien malin sera celui qui me les volera car par-dessus j’y mettrai des ronces !
— Laisse parler les personnes, dit Mattathias.
— Après Athènes, j’irai à Genève seul, avec l’aide de Dieu, dit Saltiel qui crut devoir prendre une posture romantique.
Le faux avocat éclata d’un rire méprisant, écarta ses orteils et les convulsa.
— Qui parle en ce lieu d’aller seul ? demanda-t-il en ôtant son chapeau haut de forme. Honte à toi, Saltiel ! Crois-tu que je te laisserai aller seul ? Avec toi j’irai, Saltiel, ainsi dis-je, avec toi pour quatre raisons !
Sentant que son discours allait être long, il expulsa autoritairement de sa bouche le noyau d’olive qu’il y gardait pour tenir compagnie à sa langue neurasthénique.
— La première de ces raisons est que je suis désormais fils de la richesse et des conforts par l’effet de ma part sur les drachmes et que j’aime voyager ! La troisième. (Il remit son chapeau, le plaça sur un œil soupçonneux.) La troisième, dis-je, est que je désire voir cette Société des Nations et me rendre compte de sa valeur par l’œil et le jugement. La quatrième et la plus importante est que tu es la veine de mon œil, ô Saltiel, l’ami que j’aime autant que ces pommes frites en fines lamelles dénommées par mes amis anglais « chips » et que, si maudit que je sois, des sentiments nobles et précieux ne se mouvementent pas moins dans mon âme, généreux et teints des diverses couleurs de l’arc-en-ciel ! Et comment pourrais-je te laisser parmi les écueils et les embûches en l’âge tardif où tu te trouves, ô mon compagnon Saltiel, ô ami chéri de mon enfance auprès duquel je veux vivre et mourir ?
Ayant dit, il s’inclina en grand acteur et Salomon éclata en sanglots et Mattathias se moucha. Michaël se désenroua. Pour se punir de sentiments incompatibles avec ses moustaches en croc, il donna une taloche à Salomon. Celui-ci comprit tout et continua ses petits sanglots après avoir posé pacifiquement sa main sur le genou de son bourreau.
— Que ces infâmes, poursuivit Mangeclous en montrant du doigt les autres Valeureux qui sursautèrent, que ces faux amis à têtes patibulaires, vrais francs-maçons épicuriens, enchaînés sombrement par le démon blond de l’égoïsme, te laissent veuf et solitaire, libre à eux, libre à ces sombres sires sinistres ! (Il était sérieusement indigné. Puis, pensant à sa propre gentillesse, son visage s’éclaira idylliquement et il reprit avec ardeur.) Quant à moi qui suis un homme à l’âme délicate, je t’accompagnerai par terre et par eau, par vents et par flammes, à travers les déserts, les inondations, les professeurs femelles de diction, les symphonies classiques, les vallées, les poésies avec rimes et sur les plus hauts sommets de l’Helvétie, risquant ma vie en toute occasion pour toi et défiant pirates et bêtes féroces ! Je puis être capable de t’escroquer un peu, mais t’abandonner, ô Saltiel, jamais !
Il se découvrit, salua et s’en fut. Il était si touché par son discours qu’il alla derrière un olivier pour donner libre cours à son émoi et pleurer à son aise.
— Mais nous ne sommes pas des infâmes ! cria Salomon. Moi aussi, j’irai avec vous, oncle ! J’irai sur terre et sur mer, sur les vents et sur les pirates !
— Plagiaire ! cria derrière son olivier Mangeclous qui, après avoir remisé son large mouchoir teint de tabac à priser et trempé de larmes, pensa un instant à fonder une société anonyme qui aurait pour seul but de faire breveter ses discours.
— Quel est le prix du voyage jusqu’à Genève ? demanda Mattathias qui n’était pas méchant homme et aimait Saltiel à sa manière.
Quelques minutes plus tard, Salomon courut vers Mangeclous toujours pleurant sur sa bonté derrière son olivier et lui annonça que les Valeureux avaient décidé d’accompagner Saltiel jusqu’au bout du monde.
— Ne crois-tu pas, lui dit-il tout bas, que le seigneur neveu de Saltiel, ayant peut-être gagné une principauté ou quelque autre concombre de la réussite, nous envoie de l’argent parce qu’il nous aime mais ne nous dit pas où il est, crainte que nous ne lui gâchions la royauté par nos manières et notre incompétence ?
Le faux avocat regarda attentivement le bout d’homme. Une orange se détacha de sa branche et tomba. Mangeclous la ramassa, la mâcha sans la peler et médita durant dix minutes.
— Ta cervelle est petite mais bien faite, dit-il enfin.
Salomon, fort heureux de ce compliment, alla courir en rond puis en long. « Petite mais bien faite ! » fredonna-t-il en sautant et sautillant.
Ensuite il retourna au quartier juif où, tout en croquant des jujubes dont il tenait le cornet contre sa poitrine, il chanta à tue-tête, tantôt dansotant à cloche-pied, tantôt faisant de pimpants sautilles, qu’il avait trente mille drachmes, trente mille dra-a-achmes !
Il était si fou de joie à l’idée de voir bientôt Athènes, d’avoir bientôt trois cents billets de cent drachmes, trois mille billets de dix drachmes et surtout trente mille pièces d’une drachme, de partir avec les amis et de voir Genève, « ville des glaciers sublimes », qu’il galopa soudain avec la frénésie du poulain vers la forêt d’Analipsis. (Ô ma jeunesse enfuie.)
Des oliviers michelangelesques se penchaient, tordus, sur la mer lisse qui recevait deux sources bondissantes. Salomon releva son nez retroussé, écarta les narines pour humer l’air salé à point et se délecter du ciel très grand, très excellent et très bleu, tout dépecé de palmes.
— Nom de Dieu ! osa crier le pieux petit bonhomme.
Les prairies étaient de velours, toutes fleurs épanouies dans la tiédeur odorante et verte. Sur les rochers à pic au-dessus de la mer les néfliers embaumaient. Le grand soleil éternel découpait des tranches glauques et de blanches clairières dans la mer calme, à peine bruissante et si violette. Le silence de ces espaces translucides enthousiasma le vendeur d’eau qui tapa du pied et dit toutes sortes de gros mots pour la première fois de sa vie.
Qu’il était heureux ! Trente mille drachmes ! Le départ ! La cabine du bateau ! Les jolies petites couchettes, nom d’un Dieu très bon ! La brise marine ! La proue du bateau ! Il s’y placerait à l’extrême pointe et se dirait qu’il respirait un air que nul autre avant lui n’avait respiré ! Ô privilège ! Ô délices en ce monde ! Sa joie l’angoissa et il cria pour s’en débarrasser.
— Badaboum, bouf, cruc, foulmouf, noum et roum !
Oh, le grand bateau à vapeur qui les conduirait à Marseille ! Oh, savourer l’odeur délicieuse du goudron et de la peinture surchauffée ! Oh, aller voir pendant des heures les terrifiantes machines et les pistons et les chers petits récipients de verre et de cuivre où il y avait de l’huile verte. Oh, voir le mécanicien qui passait sur les pistons luisants une espèce de chose grasse qui s’appelait peut-être de l’étoupe ! Oh, saluer respectueusement le capitaine français et de haute taille ! Oh, admirer les voyageuses des premières ! Oh, descendre à la salle à manger ! Oh, se resservir trois fois de chacun des plats ! Et l’arrivée à Marseille ! Et le cher ami Scipion qu’on reverrait ! Et le chemin de fer ensuite ! Les achats de provisions pour le voyage ! Aller à la gare deux heures à l’avance pour ne pas manquer le train ! S’installer dans le compartiment et trépigner ! Tu as ta valise ? Et les provisions, où sont-elles ? Et faire connaissance dans le train avec des Français charmants et des Suisses instruits ! Entrer en rapports puis en confidences et leur dire sa joie des trente mille drachmes ! Tout cela, tout cela pour lui ! Et l’arrivée en Suisse ! Les pâtres ! La liberté ! L’honnêteté ! La vertu ! L’indépendance ! Pas de fascistes ni de communistes qui lui donnaient la chair de poule ! Et faire la connaissance de Genève qu’il n’avait jamais vue ! Et repaître ses yeux de la vue des grands hommes politiques ! Et aller baiser la main du seigneur Calvin, le grand rabbin des Genevois ! Et surtout, surtout revoir le seigneur Solal qui était si beau ! L’admirer ! Voir ses yeux qui étaient comme une scène de théâtre ! Voir la joie de l’oncle Saltiel, s’en repaître et mourir de plaisir !
— Tout cela pour moi et pour mes amis ! criait-il en courant à cloche-pied.
Et puis il était vivant ! Petit mais vivant et n’ayant peur de rien ! Pris par une folie de joie, le rejeton de la branche cadette des Solal galopa, tout en faisant des moulinets, vers la mer dans laquelle il se jeta tout habillé, ventre le premier. Il y fit des mouvements désordonnés de nage qui bientôt l’enfoncèrent au fond des eaux marines d’où il émergea, coiffé d’algues et moins impavide. Il s’étendit sur l’herbe et tira la langue, ce qu’il supposa être de la respiration artificielle.
Fils de mon cœur, petit Salomon, jeunesse du monde, naïveté et confiance, bonne bonté, rédemption des monstres aux râteliers de canons, aux narines soufflant l’ypérite, et de tous les mannequins qui ont oublié d’être hommes. Salomon, petit prophète des temps bienheureux où les hommes seront tous pareils à toi. Salomon, petit mais vrai sauveur, il n’y a que moi qui t’estime et te respecte. Et tu es un trop vrai grand humain pour le savoir, ô escargot, ô microbe, ô grande âme. Laisse-les sourire et se moquer de toi et va gambader, petit, tout petit immortel. Va, mon agneau, mon mignon messie chéri.
L’ardent soleil sécha bientôt Salomon sauvé des eaux qui reprit sa course à travers la forêt embaumée. Une centaine de petits oiseaux l’entouraient, tous pépiants, car ils trouvaient excellentes les algues dont il était orné et les picoraient sans peur. Lorsqu’il s’arrêtait, ceux qui le connaissaient bien se juchaient sur sa tête pour se décontracter les pattelettes et se délasser avec insolence. Lorsqu’il se remettait à gambader, ils s’enfuyaient dans un grand froulis de soie et ils allaient se poser, petites boules innocentes, sur de hautes et fines ramures balancées.
Il s’amusa longtemps à chanter, à sauter et à baguenauder, environné par une multitude de petits amis voletants et aussi gais que lui. Parfois il tournait comme un toton et disait des louanges à Dieu, créateur du ciel et de la terre. Ses manches déchirées volaient tant de côté et d’autre qu’elles semblaient des ailes.
Les heures passaient. Les insectes craquaient, criquetaient, menaçaient et Salomon, ivre de drachmes, de coruscation et de voyages, ne songeait qu’à danser et à chanter et à crier la nouvelle devise des Valeureux.
— Vive la France !
Si bien que, lorsque la nuit fut tombée, il se trouva perdu dans une sombre forêt où des chouettes commençaient à faire semblant de ricaner. Se bouchant les oreilles, une intense frayeur dans le dos tout mouillé, il chercha longtemps sa voie, chantant la Marseillaise pour se donner du courage.