XXIII
Les délégués étant partis, Scipion se décida à entrer. (Une heure auparavant, après avoir poussé la porte, il avait fait marche arrière, impressionné par ces messieurs si bien vêtus. Les deux amis s’étaient cachés dans le parc, attendant le moment propice.) Il se réjouit de voir que le « valet de chambre » des jours derniers n’était pas là et se dirigea vers le chef des huissiers qui écarquilla les yeux devant les deux messieurs à redingote, chapeau haut de forme et cravache. Ce qui le surprit le plus fut l’anneau d’oreille et les moustaches minuscules du petit borgne.
— Que désirez-vous, monsieur ?
— Le prends pas sur ce ton ! Je suis pas d’humeur à accepter les quolibets d’un marmiton. Je veux voir ton patron et plus vite que ça !
— Sir John est en conférence, monsieur.
— Silence, domestique anglais !
— Qui dois-je annoncer ? demanda Huntington, impressionné.
— Quelle curiosité ! s’indigna Scipion. Allez, dépêche-toi, inférieur ! Apporte-lui notre enveloppe et qu’il nous reçoive vite ! Qu’est-ce que c’est ces manières de faire attendre les clients ?
Le chef des huissiers se dit que cet homme si sûr de son fait devait être le délégué de quelque petit pays sud-américain. Moins ils étaient importants et plus ils étaient susceptibles et vindicatifs. Pas de gaffes. Il décida donc d’apporter l’enveloppe aux grands cachets armoriés non à Sir John ou à l’un des sous-secrétaires généraux mais à un personnage de moindre importance.
Le comte de Surville, directeur de la section politique, était un crétin solennel d’une cinquantaine d’années, parfumé et monoclé. Son petit nez de perruche, aplati mais recourbé du bout, était la partie la plus originale de sa personne. Il était méchant, très médisant, très envieux et ses yeux morts étaient la terreur du personnel subalterne. Il avait une petite âme, un petit cerveau et beaucoup de relations.
Il était en train de sourire dans son cabinet de travail qui semblait sculpté dans du foie gras. Il était heureux car une déléguée roumaine, illustre poétesse, l’avait invité à un bridge où il rencontrerait la duchesse d’Arques.
— Pom pom pom.
Oui, très gentil le petit huissier italien. Il avait une façon charmante de s’emparer de votre chapeau et de votre manteau. D’ailleurs jolie frimousse. À protéger.
— Au travail maintenant.
Après avoir pris une bouffée d’air et considéré avec sympathie le lac propre, le parc propre, le tapis propre, ses mains propres aux ongles manucurés, il retroussa ses manches pour jouir de la vue de ses manchettes neuves « très bien coupées, ma foi ». Ensuite il ouvrit son étui en or, tapa la cigarette, se la mit au bec, l’alluma à la flamme d’un briquet en or et considéra tendrement sa chevalière armoriée. Heureux de la bonne bouffée de tabac, il se pencha sur la table.
— Au travail.
Il étala sur la table les achats de la journée – stylo et canif – pour bien les savourer. Il remplit le stylo, l’essaya, le ferma puis le rouvrit. Ensuite il tâcha de voir ce qu’il pourrait bien couper utilement avec son canif en or. Ensuite il aligna les deux emplettes, côte à côte. Ensuite il forma un triangle avec le canif, le corps du stylo et le capuchon.
Il considéra ses nouvelles possessions, pétrissant cette contemplation avec une idée non moins délicieuse : tandis que les pauvres poires de France payaient un tas d’impôts et subissaient un tas de dévaluations, lui : primo, exemption de tous impôts ; secundo, augmentation automatique en cas de hausse de plus de dix pour cent des indices des prix ; tertio, Genève ville propre, saine, confortable, air pur, beau lac. Ils pouvaient dévaluer autant qu’ils voudraient en France ou même en Suisse ! Plus ils dévalueraient plus il serait content car plus il se sentirait privilégié !
Il prit un fondant au chocolat et ouvrit un dossier. Mais que se passait-il ? Il éprouvait d’étranges démangeaisons en son séant. Il se souleva, regarda. Tonnerre de Brest ! Ces manants de nettoyeurs lui avaient encore enlevé ses journaux ! Il avait pourtant bien recommandé qu’on laissât toujours sur son fauteuil les journaux qu’il y plaçait. En effet, le contact échauffant du velours était pernicieux à l’épiderme délicat de son postérieur, comtal mais administratif. Il ne pouvait travailler qu’assis sur des journaux. Sinon démangeaisons.
Dans la caissette des entrées il prit les journaux envoyés par le service des périodiques mais il ne trouva pas le « Figaro » dont seule la glissante fraîcheur lui était propice. Il rédigea aussitôt, sur un slip vert, la note suivante pour le chef du service des périodiques :
« Madame de Souza. J’attire votre attention sur le fait qu’il m’est absolument nécessaire de recevoir le Figaro. Ce périodique m’est particulièrement indispensable comme élément de documentation. Je vous serais reconnaissant de m’en refaire le service dès aujourd’hui. »
Il signa, data, relut sa note. Est-ce qu’elle n’était pas un peu trop cavalière ? La Souza était très bien avec la femme du secrétaire général. Il fit une note plus polie sur laquelle il épingla le papillon d’urgence et qu’il posa dans la caissette des sorties.
Après avoir exécuté quelques mouvements de gymnastique respiratoire pour se détendre, il se demanda si le « Monde Illustré », dont le papier était plus glacé que celui du « Figaro », ne serait pas encore plus amène à son derrière. Oui, mais le papier de cet illustré craquerait peut-être trop et cela le dérangerait. Faire un essai.
Il ouvrit le dossier « Propagande dans les Magasins de Jouets en faveur du Désarmement », jeta un coup d’œil sur la pendulette du bureau. Quatre heures seulement. Il enferma la pendulette dans le tiroir, se promit de ne l’en sortir que lorsqu’il aurait l’impression qu’une heure s’était écoulée. Il attendit longtemps, très longtemps, acheva l’ana d’histoires gauloises que lui avait prêté le directeur de la section morale. Le change français ayant baissé la veille, il fit de longs calculs pour savoir combien il touchait actuellement en francs français, non seulement par an et par mois mais encore par jour et par heure. Les résultats des divers calculs lui furent agréables et il reprit un fondant.
Voilà, maintenant il pouvait regarder l’heure. Il y avait certainement une heure de passée. Il sortit la pendulette. Ô douleur. Elle marquait quatre heures dix-sept.
À quatre heures vingt, on gratta à la porte. (Féru de cérémonial, il avait introduit ce noble usage dans la section.) C’était Huntington. Le comte de Surville lut le contenu de l’enveloppe, tout en caressant délicatement sa barbe grise pour maîtriser son émoi. L’entretien qu’il allait avoir avec les deux hauts personnages serait d’une importance considérable pour l’avenir de la Société des Nations. Il tenait son coup de Trafalgar.
— Vous pouvez faire monter, dit-il avec une froide lenteur qui dissimulait son trac.
— Je dois avertir monsieur le directeur que ces messieurs ont quelque chose d’excentrique.
— Je sais. On m’a averti.
— Ils ont l’air assez fâchés.
Le directeur estima au-dessous de sa dignité de poursuivre cet entretien avec un huissier. Aussi se borna-t-il à émettre un léger grognement qui cachait pas mal de gêne. Huntington courut avertir Scipion et Jérémie.
Peu après, le vieux comte en jaquette et rosette rouge sortit de son cabinet pour attendre, au haut de l’escalier, les deux délégués. Ceux-ci, graves croque-morts, montaient lentement les degrés, tenant à la main leur haut-de-forme et leur cravache. Scipion s’arrêta à deux reprises pour toiser Huntington avec un face-à-main.
Le directeur s’inclina profondément, selon les traditions de la vieille école française. Scipion s’inclina dans le plus grand silence et Jérémie en fit autant, tout en récitant intérieurement la prière des agonisants. Le haut fonctionnaire fit une nouvelle courbette et les deux amis crurent devoir lui rendre la politesse. Charmé par cette urbanité inattendue, le comte de Surville s’inclina une troisième fois. Scipion et Jérémie étaient épouvantés par ces grandes manières. Des gouttes de sueur apparurent sur leurs fronts coupables.