XXVII

L’huissier referma la porte et un lamentable délégué de l’Argentine, à la redingote inquiète et aux pantalons tremblants, se trouva en présence d’un jeune sous-secrétaire général infernalement beau. Très grand, Solal se promenait, les yeux perdus. Il jeta un regard sur Jérémie qui, le nez bas, tenait à la main l’inséparable valise et un haut-de-forme étrangement cambré. Il continua son errance. Son visage était impassible et dans ses yeux il y avait un désert d’ennui et d’indifférence.

Jérémie voyait la plus grande catastrophe de sa vie s’approcher. Le silence s’épaississait. Ce vieil Israélite de mon cœur – je suis son fils et son dévot – changeait sa valise de main, la posait à terre, la reprenait, souriait, la posait de nouveau, emmêlait sa barbe, toussotait pour attirer l’attention, souriait à déchirer le cœur, se grattait le front pour faire quelque chose, levait ses bons yeux et surtout guignait du côté de la porte.

(Oui, son dévot. Car il est de la race qui a proclamé l’homme sur terre et combat à la nature. J’aurais tant de choses à dire, tellement plus importantes que toutes ces histoires valeureuses. Un jour viendra. En tout cas, je t’aime tel que tu es, mon livre auquel je me remets en ce matin noir d’hiver, tandis que tous dorment dans la maison triste. Patience, mes amis.)

Le sous-secrétaire général regardait ses mains, puis le délégué argentin, puis ses mains. Et Jérémie, pour conjurer le sort, souriait. Ô sourire servile, seule défense du pauvre Jérémie. Ô mes Juifs, pauvres mites de la terre qu’on déteste et écrase si facilement entre deux mains battantes. Ô mes Juifs, aigles inouïs.

— Tournez-vous.

Jérémie obéit avec empressement. Solal sortit une seringue, puisa dans le flacon de morphine, piqua à travers le pantalon, pressa, attendit. Au bout d’une minute, ce fut la large aspiration satisfaite puis la légèreté veloutée de la tendre importance de tous les mots. Les hommes étaient bons de nouveau.

— Veuillez vous retourner.

Jérémie obéit et Solal considéra le visage tourmenté du vieil enfant qui depuis plus de soixante ans savait que le monde n’était pas bon aux miséreux sans patrie. Il haussa ses fastueux sourcils.

— Les femmes sont plus belles que les hommes, dit-il.

Jérémie s’empressa d’approuver avec un sourire qu’il essaya de rendre spirituel et charmé. Mais il ne trouva pas un seul mot à dire. Sa gorge était bloquée. Cependant ce début de conversation lui semblait de bon augure. Mais le sous-secrétaire général ne dit plus rien et crayonna de petites bêtes à nez crochus qui paraissaient être des puces fort au courant du Talmud. Sonnerie du téléphone. Le sous-secrétaire général décrocha, regarda l’écouteur, raccrocha. Le délégué argentin sentit qu’il fallait rompre le silence.

— C’est beau temps aujourd’hui, messié général, dit-il de son ton doux et chantant, les yeux ravis. Jé sis content pour les pitits oiseaux. (Il releva la tête et considéra le plafond comme pour y sourire à de nombreux petits chanteurs.) Quand il fait beau ils peuvent bien s’amiser et quand il né fait pas beau ils né chantent pas. (Je sens mon impuissance à rendre la douceur enfantine du ton de Jérémie. Une consolation : à ceux que j’aime je pourrai dire, de vive voix, comment Jérémie prononce et susurre.) Mais quelquefois ils chantent même quand il pleut. C’est comme s’ils disaient : « C’est printemps, nous avons droit à plaisir, à rire, à chanter même s’il pleut. Et nous chantons même qu’il pleut. » Ils ont leurs pitits droits, leur pitite vie.

Il sourit, espérant que les petits oiseaux lui attireraient la bienveillance du grand personnage dont il scrutait le visage sans en avoir l’air, tout en bouclotant sa barbiche rousse avec deux doigts.

— C’est une jolie chose les oiseaux, messié général. Et maintenant jé vais sortir pour les régarder.

— Non. (Solal rêva quelques minutes. Puis, brusquement, à Jérémie qui sursauta :) J’oublie toujours, dit-il, qu’elles sont nues sous leurs robes et qu’elles aiment l’homme. (Le vieillard frémit de peur.) Un respect enfantin dont je n’arrive pas à me débarrasser. C’est pourquoi j’ai tant d’animosité contre elles. Oui, une immense stupéfaction quand je m’aperçois que telle admirable jeune fille regarde les hommes, s’intéresse à eux. Une rage quand je me rends compte que les plus austères et virginales pensent aux hommes. Horreur, elles parlent d’hommes entre elles ! Honte et jalousie et rancœur qui ne cesseront qu’avec ma mort lorsque je comprends que telle épouse, décente devant les autres et qui a déjà un fils, fait certaines choses abominables et transpirantes avec son époux. Seigneur Éternel, que trouvent-elles de si remarquable aux hommes ? Pourquoi font-elles tant d’histoires pour ces petits méprisables ? Et comment certaines, de visage si noble et si pur, mes angéliques chéries, peuvent-elles condescendre à l’homme et aux attributs intimes du mâle qui sont si dégoûtants, si grossiers, si laids, si canins ? Puisqu’elles touchent l’homme ou qu’elles le toucheront, qu’elles m’épargnent leurs regards liliaux et leurs attitudes d’extrême grâce et pudeur. Jamais, jamais je ne pourrai me débarrasser de mon profond respect pour elles. En somme, Don Juan cherchait la femme qui lui résisterait et qu’il pourrait enfin adorer. Alors je me venge tout le temps. Et tout m’est bon pour les offenser. Même leurs ridicules petits chapeaux catastrophés. Il n’y a rien de plus idiot et de plus laid qu’un chapeau de femme élégante. Bref, toutes les femmes sont ma mère. Et moi je suis un arriéré.

— Oui, messié général, dit Jérémie qui ne connaissait pas la signification du dernier mot dit par Solal.

— Taisez-vous. (Jérémie pinça ses lèvres entre deux doigts.) Vous êtes argentin ?

— Dé Argentine, messié général, répondit Jérémie, les yeux modestement baissés.

— Vous en êtes sûr ?

— Tout le monde lé dit, messié général.

— Parlez-moi de la situation politique de l’Argentine.

— Comme ci, comme ça, messié général. Un peu bon, un peu mauvais.

— J’y suis allé il y a quelques années. (Jérémie approuva avec politesse.) Mais le pays a dû beaucoup changer.

Jérémie toussa, sourit, toucha sa barbe, susurra enfin que le pays avait « plitôt » changé.

— Chose étrange, j’ai oublié le nom de votre capitale.

— Oui, messié général, approuva amoureusement Jérémie.

— J’ai oublié le nom de votre capitale.

— Ça né fait rien, vous vous rappellerez plis tard, quand vous serez seul. Cé soir en vous couchant.

— C’est agaçant d’oublier le nom de la capitale d’un si grand pays. (Jérémie compatit.) Vous me feriez plaisir, monsieur le ministre, en me le rappelant.

Il y eut un silence et Jérémie était aux abois sous le regard méchant de Solal.

— Jé né peux pas dire lé nom dé capitale, se décida-t-il enfin à murmurer, les yeux baissés.

— Pourquoi ?

Il chercha autour de lui une raison, ne la trouva pas, s’avança en conspirateur.

— C’est un secret d’État, messié général. Nous avons changé lé nom dé capitale et nous avons décidé de lé garder sécrète pendant quelque temps.

— Mais l’ancien nom ?

Jérémie s’approcha, prit la main de messié général avec un sourire câlin.

— Tâchez dé vous rappeler, pria-t-il en caressant la main de Solal. Doucement, doucement, pitit à pitit, ça va venir, ajouta-t-il sur un ton de mère consolatrice. C’est mauvais pour cerveau quand une chose on a oubliée dé né pas sé rappeler soi-même. Jé vais vous aider. Il y a plisieurs lettres dans lé nom dé capitale. Vous y êtes maintenant ?

— Et votre collègue, où est-il ?

— Jé vais chercher, proposa obligeamment Jérémie.

Et il s’empressa vers la porte. Mais un « non » incisif du terrible messié général l’arrêta et Jérémie revint docilement. Obéissant à l’ordre qui lui en fut donné, il s’assit avec délicatesse sur le bout de la chaise, soucieux d’être poli avec elle.

— Maintenant, donnez-moi votre impression générale sur l’Argentine.

— Oh cé n’est pas important mon impression, répondit le modeste Jérémie.

— Vite.

Jérémie passa sa langue sèche sur ses lèvres sèches puis approcha son index d’une de ses narines. Il était si affolé que le vieux désir enfantin de se curer le nez, toujours refoulé dans le cœur des hommes et même des altesses royales, remontait à la surface en ce moment de désarroi. Enfin il se jeta à l’eau.

— Eh bien, mon impression générale, commença-t-il sur un ton d’élégie, c’est que Argentine est un pays lointaine. Jé crois jé né peux pas mieux dire. Maintenant, si vous voulez impression particulière, jé vous donne une autre fois parce que j’ai mal dé tête et si vous pouvez permettre – il eut un tendre sourire persuasif – jé fais pitit tour et jé reviens.

— Vous êtes un humoriste.

— Oui, messié général, répondit Jérémie qui ignorait la signification de ce mot. C’est-à-dire un peu, ajouta-t-il pour ne pas se compromettre.

— D’autres choses sur l’Argentine, vite.

— Oui, messié général, soupira Jérémie.

Que dire de ce pays dont il ne savait rien ? De son ton tranquille et chantant, il se résigna à affirmer avec douceur qu’il y en avait qui disaient que l’Argentine c’était pitit pays mais d’autres qui disaient que c’était grand pays et que, bref, c’était affaire de goût. Soudain, il trouva le filon.

— En Argentine, dit-il avec enthousiasme, il y a dé tout, bicyclettes, maisons, hommes gentils, hommes pas gentils, Jifs.

En pleine possession de son sujet, il continua sa vue à vol d’oiseau, déclara qu’en Argentine il y avait des femmes, des enfants – petits, moyens et grands – du pain, des crocodiles, des cigarettes. Sur ce, il croisa ses mains, huma l’air avec satisfaction.

— En somme, un pays prospère ?

— Terrible, messié général.

— Politique argentine, maintenant.

— Pas intéressant, messié général, pas di tout.

— Et votre président de la République, comment va-t-il ?

— Vous savez, messié général, il va plitôt bien, merci. Il se lève lé matin dé bonne heure, il prend son café noâr et – il prit une voix attendrie comme s’il parlait du coucher d’un joli nourrisson – il sé couche lé soir, comme ça – mouvement de rotation des mains, destiné à faire comprendre à messié général qu’il ne pouvait garantir l’heure exacte du coucher du président de la République Argentine – dix heures, dix heures et quart. Mais avant dé coucher il fait pitit tour pour santé. (Sourire mendiant, complice, un peu malicieux, un peu malheureux :) Et moi aussi, messié général.

— Non.

— Bien, jé reste, acquiesça Jérémie avec tendresse.

— Le président est toujours sourd ?

Le visage roussi et tourmenté s’éclaira de compétence charmée, féminine.

— Il n’entend pas, figurez-vous, messié général.

— Mais je me trompe, il est aveugle.

— Plitôt, plitôt, chantonna Jérémie d’un ton conciliant. C’est-à-dire que la sirdité elle s’est portée sur les yeux.

Et il se dépêcha de gratter avec l’ongle le coin de la bibliothèque et expliqua qu’il y avait pitite tache mais que, depuis qu’il avait gratté, il n’y avait plus pitite tache.

— Trop aimable. L’ambassadeur se trouve justement dans le salon à côté. Voulez-vous le voir ?

Jérémie remercia et dit que non, il ne voulait pas voir monsieur ambassadeur parce que voilà, n’est-ce pas, parce qu’il était un peu fâché avec monsieur ambassadeur. Pas beaucoup mais un peu. Et il caressa, immédiatement après, le velours d’un des fauteuils.

— Il n’y a plis poussière.

— Pourquoi êtes-vous fâché avec monsieur ambassadeur ?

— C’est un secret dé famille, messié général. Il n’y a plis poussière. La chambre il est propre maintenant.

— Pourquoi vous fâché avec monsieur ambassadeur ?

— Il a tué mon père, messié général, dit le vieux Juif avec amabilité.

Et il expliqua qu’il était en froid avec monsieur ambassadeur depuis ce triste événement. Il hocha soudain la tête car il venait de revoir son minuscule père cheminant, dos courbé, dans les plaines neigeuses de Lituanie, avec son petit ballot de mercerie sur les épaules et sa Loi contre son cœur et le petit enfant Jérémie qu’il tirait par la main et qui avait faim. Il soupira puis sourit avec affabilité. Solal fit ses condoléances, s’intéressa à l’étrange meurtre.

— Oh, cé n’est pas la peine, messié général, j’ai pardonné à messié ambassadeur. Et maintenant jé fais pitit tour et jé ré viens.

— Comment cet ambassadeur a-t-il tué monsieur votre père ?

— Il lui a tiré barbe et zongles.

— C’est tout ?

Jérémie se rendit compte qu’en effet cela ne suffisait pas.

— Avec révolve, couteau, poison.

— Mais cet ambassadeur est une canaille ! Je ne veux plus le recevoir !

— Oh non, messié général, il est très gentil.

— Mais il a tué votre père !

— Oh, ça né fait rien, messié général.

— Mais c’est un assassin !

— Qu’est-ce que veut dire assassaine ? soupira Jérémie. Tout lé monde assassaine, messié général. (Il revit divers épisodes de sa vie persécutée.) C’est un bon messié lé messié ambassadeur. Jé né voudrais pas que on apprend cé que jé vous ai dit. Ça pourrait lui faire du tort. Et maintenant, jé fais pitit tour.

— Non.

Jérémie sourit et s’assit. Solal aspira une dernière bouffée et jeta sa cigarette sous la table. Jérémie se baissa, ramassa le mégot, s’aperçut que Solal le regardait, lâcha son butin, baissa les yeux.

— C’est une coutume dé Argentine, messié général. (Les yeux relevés :) Non, cé n’est pas coutume dé Argentine. (Silence.) C’est coutume dé moi. Coutume dé pauvre Jif, messié général, dé Jif pas argentaine, pas français, pas sisse, pas anglais, pas siédois, rien. Jif. Mon nom dans langue française c’est Jérémie. Alors c’est prison maintenant ?

— Évidemment.

Jérémie emmêla d’un geste philosophique et las ses maigres cheveux roux, regarda le lac et les arbres. Il pleuvait dehors. Les gouttes s’abattaient contre les vitres où elles roulaient capricieusement. Oui, les hommes étaient comme les gouttes de la pluie sur les fenêtres. Cette goutte allait à gauche puis soudain à droite. C’était son destin. Eh bien lui, Jérémie, depuis quarante ans, il était une goutte qui allait toujours du côté de la catastrophe. Patience. La sainte Loi n’en était pas moins grande et excellente.

— Vous êtes triste d’aller en prison ?

— Un peu triste, messié général. Mais content que jé n’ai pas tiberkilose.

— Et si vous aviez la tuberculose ?

— Alors content dé né pas avoir cancer.

— Et si cancer ?

— Alors content d’être jif. C’est ine catastrophe mais belle.

— Pourquoi ?

— Les autres nations, messié général, ont des moments, deux ânes, trois ânes – le pauvre Jérémie voulait dire « deux, trois ans » – dé leur vie où ils pensent que l’homme va être lé frère dé l’homme, qu’il n’y aura plis des pauvres, plis des riches, plis des méchants. Mais nous, nous croyons cette chose toujours, depuis deux, trois mille ânes. C’est bonne chose. Et aussi j’ai bague magnifique.

Il sortit de sa poche une petite saleté en simili et la tendit bravement.

— Combien ?

— Mais magnifique !

— Combien ?

Jérémie évalua Solal des pieds à la tête.

— Deux mille francs. (Il prononçait franques.)

— Bon. Maintenant le prix raisonnable.

— Mille cinq cents ! dit avec feu Jérémie.

— Bon. Maintenant le dernier prix.

— Mille francs.

— Bon. Maintenant le prix définitif.

— Cinq cents francs.

— Bon. Maintenant le prix pour l’Israélite.

— Quatre cents. (Il y eut un temps et, comme Solal souriait, Jérémie ajouta :) Vingt.

— Bon. Maintenant le prix véritable.

— Trois cents.

— Montrez.

Solal alla à la fenêtre, examina la pierre à la manière des bijoutiers, en l’approchant de son œil. Jérémie tournait autour de lui, faisait des grâces, disait que le rubis était véritable.

— Aucun éclat, dit Solal.

— L’éclat né sé voit pas parce qu’il est à l’intérieur.

— Inutile, dit Solal en continuant d’examiner. (Il tendit la bague à Jérémie.) Vingt-cinq francs.

— Messié général veut ma mort ! Ô ma mère pourquoi m’as-tu mis au monde ? Vingt-cinq francs ! s’indigna-t-il. (Puis, froidement :) À trente jé sis vendeur.

— Voici trois mille francs.

Jérémie battit des paupières.

— Non, messié général. Vous né feriez pas bonne affaire. Jé vous lé laisse à trois cents (Un temps.) cinquante.

Il reçut l’argent, posa délicatement la bague sur la table après avoir soufflé sur le magnifique rubis de quatre sous et l’avoir astiqué.

— Que l’Éternel bénisse cé petit commerce, messié général. Mais j’y perds, j’y perds.

— Moi aussi, dit Solal.

— C’est comme ça les affaires, dit Jérémie. (Silence.) Prison toujours, messié général ?

— Beaucoup prison.

— Oui, messié général, dit Jérémie avec douceur. Jé sis prête pour prison. Prison dé Genève jé né connais pas encore.

Le sous-secrétaire général se leva, s’approcha, sembla hésiter, se pencha, baisa la vieille main avec dégoût.

À ce moment, on frappa à la porte dont Solal tourna aussitôt la clef. Il dit à Huxley qu’il ne voulait pas être dérangé. Mais, derrière la porte, Huxley insista. Lord Galloway voulait voir le sous-secrétaire général.

— Je sonnerai.

Jérémie fut remisé dans un petit vestiaire – ce qui ne lui déplut pas. Solal ne put se résoudre à sonner immédiatement. Il se promena avec d’affreuses manières, tortillant une barbe imaginaire, voûtant le dos, faisant des mimiques de peur et une lippe énorme et des sourires câlins. Puis il se gratta frénétiquement la poitrine qu’il se plut à imaginer grouillante de tous les poux volants de Lituanie. C’était bon. Sa lèvre était rieuse mais ses yeux étaient tristes.

Oui, il était brillant devant les autres, leur fournissait une imitation parfaite de l’intelligence rapide et de l’acuité. Il avait un sosie qui parlait avec les mannequins politiques. Depuis des mois, il était un homme sage, important et sans âme et s’ennuyant à mourir et vivant comme en rêve. Habile, oui. Mais ayant perdu ses ailes et la vraie intelligence. Ses dents avaient peur de mordre. Il n’osait plus recommencer à souffrir. Il se terrait dans la réussite. S’il se laissait aller à aimer et à vivre, ils l’enfermeraient.

Il s’approcha de la table et prit le poignard, manche d’ébène et acier éblouissant, dont il se servait pour couper du papier. Vice-roi de la Maison du Papier. Il retroussa sa manche, appuya la pointe du poignard sur le bras musclé, fit une profonde entaille, en approcha ses lèvres.

Pourquoi avait-il triché aux cartes, hier soir, triché non pour gagner mais pour perdre ? Il devait y avoir quelque symbole là-dessous. Aux romanciers de le trouver.

— Mort aux Juifs.

Ce regard furtif et dégoûtant qu’il jetait sur les murs avec la peur et le désir d’y lire le vieux souhait d’amour. Et dans son appartement du Ritz, appartement qu’il ne voyait et ne sentait jamais, la lamentable volupté de lire des journaux antisémites. Et cette peur que lui donnait le mot « juin » qu’il repérait si vite dans les journaux. Se convertir ? Mais il faudrait d’abord se faire enlever une grosse partie du cerveau.

Une raison de vivre, tout de suite ! La Bible ? Résumé des prophètes : « Cela va mal parce que vous n’êtes pas des moutons. Mais plus tard Israël sera un gras mouton bien doux et alors tout ira bien. » S’enthousiasmer pour ce végétarisme de l’âme ? Il ne pouvait pas. Et pourtant cette moutonnerie était ce qu’il aimait le plus au monde. Et si on parlait de Dieu ? Dieu si gentil et qui aimait tout le monde et même les méchants, leurs gaz asphyxiants et les bébés asphyxiés. Donc aimer la femme du Deume. Oui, mais il fallait la séduire. Affreux, cette opération chimique qui ne ratait jamais. Aimer les hommes plutôt, non ? Oui, mais les fils riaient deux ans après la mort du père. Il était bien bon de dire qu’ils riaient seulement deux ans après. Et les veuves s’habillaient si bien. Et l’ami mangeait après l’enterrement de l’ami.

Il sonna et, peu après, Lord Galloway entra, d’une propreté émouvante. Sa candeur n’avait d’égale que son efficience. Tous heureux, sauf Solal. Le sous-secrétaire général résista au désir pervers de proposer au veston d’admirable cheviotte l’achat de la bague de Jérémie et de lui affirmer que l’éclat ne se voyait pas parce qu’il était à l’intérieur. Ou plutôt faire sortir Jérémie ? Oui, prier extravagamment avec le vagabond et se mettre des phylactères et jouir du mépris de Galloway. Mais il se tint convenablement et parla avec un scepticisme du meilleur ton et s’affirma féru de golf. Mais tout ce qu’il disait au vieux lord, il le traduisait intérieurement en hébreu. Assez, assez. En finir avec cette lèpre juive.