VIII

Un soir violet, Salomon, rayonnant d’orgueil timide, exécuta devant la Synagogue Grande divers roulements sur un tambour d’enfant. Puis il lut le message suivant :

« Bien-aimés de l’île natale, nobles circoncis, c’est moi Saltiel qui vous parle par la bouche de mon fidèle Salomon. Le jour de gloire est arrivé ! Le tchèque de trois cent mille drachmes est retrouvé avec l’aide de Dieu et de ma patience ! Il était dans un de mes bas gorge-de-pigeon où je l’avais enfermé pour ne pas le perdre ! Blanc de mémoire ! La vieillesse avance hélas d’un pas sûr et tranquille ! Seconde nouvelle énorme et dilatante ! La Colonne de Mystère a révélé ses abîmes énigmatiques ! Seul comme Moïse entouré au Sinaï d’aigles étonnés, j’ai scruté dans la douleur et la création et ne me rasant même pas et j’ai trouvé après avoir étudié des livres profonds ! Ordre vous est donné de vous réunir demain après-midi à quatre heures sur la Place Grande ! Vive la France, aimable biche dans la jungle des nations ! Liberté ! Égalité ! Fraternité ! Vive le Pape ! Vivent les Catholiques persécutés en Allemagne mais courageux et tenant bon ! À bas la Révocation de l’Édit de Nantes ! Ayant mal aux dents comme Pascal j’ai inventé un Balai Mécanique servant en même temps de Moulin à Café ! Vivent les Grands Hommes sauveurs de l’Humanité Souffrante ! À bas la Matière ! À bas la Violence ! De plus veuillez noter que j’ai décidé de ne plus acheter de nouvelle toque de castor car j’ai lu un livre sur les Castors, bêtes charmantes et consciencieuses, tellement gentilles et affectueuses, et vous êtes incapables de faire des maisons aussi bien que ces estimables animaux ! »

Le peuple interrogea mais Salomon dit qu’il n’en savait pas plus. Guidés par Mangeclous, les Juifs impatients refluèrent en masse vers la demeure de Saltiel, un pigeonnier obliquement posé sur une fabrique désaffectée. Mais le peuple trouva Michaël qui montait la garde devant la porte.

— Inutile, dit-il. L’oncle de sagesse vous révélera tout demain.

Et comme la foule insistait, il toucha ses pistolets. Les Juifs disparurent avec la rapidité de l’oiseau.

Le lendemain, dès midi, la Place Grande grouilla de créatures avides d’apprendre. La foule – vert cru, jaune cédrat, rouge framboise, jujube et zinzolin – était si dense que des femmes s’évanouirent et que des vieillards expirèrent. On s’éventait, on transpirait, on supputait, on calculait, on espérait, on se grattait, on trépignait et on mangeait. Les Valeureux étaient au premier rang et, d’émoi, Mangeclous avait déjà mangé la moitié de sa barbe.

Enfin, à l’heure dite, un antique et flageolant carrosse apparut, couvert de miroirs à facettes et encadré par quatre anges sculptés qui tenaient des flambeaux d’or écaillé. Deux petits ânes couronnés de fleurs le tiraient et Saltiel en gants blancs trônait sur du velours cramoisi. Une immense ovation l’accueillit. Il se leva et ôta sa toque de castor.

Aidé par divers officieux, il gravit politiquement les degrés qui conduisaient à l’estrade préparée à son intention. Michaël tira deux coups à blanc et un silence immense s’étala. On n’entendait plus que les battements des éventails et des cœurs. L’heure était financière, auguste et solennelle.

— Mes amis de l’île, dit Saltiel d’une voix noble mais résolue, compagnons de mes labeurs, j’ai trouvé par les veilles et l’esprit le secret du secret. Qui est l’homme le plus intelligent de l’île ?

— Moi ! osa murmurer Mangeclous.

— À bas ! hurla la foule. À la porte ! À mort, Mangeclous ! (Le faux avocat, flatté, ricana et salua.) À la mer, Mangeclous ! L’homme intelligent, c’est toi, Saltiel ! Parle, chéri du Puissant ! Parle, fleur de la nation !

— Messieurs, je vous ai convoqués…

— Que tu vives, Saltiel !

— Dis vite !

— Je vous ai donc convoqués pour vous dire que j’ai trouvé et que le secret est d’une simplicité enfantine.

— Dis ! Dis ! Dis ! gémit la foule aux yeux exorbités, aux mains vivantes et volantes.

— Mais avant de vous révéler le mystère, je veux vous parler d’une chose qui me tient à cœur.

— Oui, homme de distinction !

— Parle, voix de la sagesse !

— Voici, mes seigneurs. Quand les Allemands se rencontrent ils disent Heil Hitler. Eh bien, il faut que nous aussi nous ayons un salut de ralliement ! Je propose que désormais nous ne disions plus Aisance et Famille ou Paix. Il nous faut quelque chose de plus moderne. (Il s’arrêta pour priser et surtout pour tenir l’assistance bariolée en haleine.) Je propose que notre salut de rencontre soit Vive la France !

— Hosannah !

— Oui, mes chers amis, car c’est un pays de gentillesse où on ne gifle pas les vieillards juifs !

— Et cætera ! cria Mangeclous. On a compris l’allusion. Mais je propose qu’on dise aussi Vive l’Angleterre !

— Adopté !

— Et vive l’Amérique aussi !

— Et vive la Tchécoslovaquie, la Suisse !

— Et vive la Russie aussi ! dit Michaël.

— Suffit ! hurla Mangeclous. Sommes-nous à la classe de géographie ? Allons, le secret, Saltiel !

— Mais intérieurement nous dirons aussi quelquefois Vive l’Allemagne, dit Saltiel.

— Je suis contre ! tonna Mangeclous. Qu’est-ce que tu racontes avec ton intérieurement ? Moi, quand je pense, c’est extérieurement.

— Je suis pour, dit Saltiel, car le jour viendra où l’Allemagne comprendra qu’elle a été méchante et qu’elle est bonne en réalité. Car enfin, messieurs, Beethoven…

— Stoppe, Saltiel ! cria Mangeclous. Inutile de développer.

— Il reste une autre question à régler. Quel salut ferons-nous avec les mains ? Où mettrons-nous le bras et la main ?

— Dans la poche du pantalon, proposa Mattathias.

— Sur la tête, dit Mangeclous, car c’est le siège de l’intelligence !

— Non, messieurs. Notre salut de ralliement sera de dire Vive la France en mettant la main sur le cœur !

— Et maintenant les trois cent trois millions ! cria Mangeclous.

— Oui, révèle la colonne de mystère !

— Eh bien, je crois préférable de ne rien vous dire.

La foule poussa un cri d’agonie.

— Oui, mes amis, le secret est si simple que je ne voudrais pas infliger cette humiliation à de vrais Juifs intelligents. Aussi vous ai-je convoqués pour vous encourager à chercher tout seuls.

— Trahison ! cria Mangeclous.

Toqué de castor et redingoté de noisette, Saltiel humait le fumet de la supériorité intellectuelle. Oh, s’il était né italien et chrétien, quel pape il aurait fait !

— Par pitié ! mugit la foule.

— Dis le secret, hurla Mangeclous, mains agonisantes crochées sur la redingote entrouverte qui laissait voir une forêt de poils, le faux avocat mettant toujours son habit noir à même la peau. Dis le secret à moi seul et confidentiellement ! râla-t-il, les yeux sanguinolents.

Et pour apitoyer Saltiel il arracha à pleines poignées les poils de sa poitrine. Des milliers de congénères l’imitèrent. Un coup de vent balaya ces toisons arrachées et ce fut comme un nuage noir qui vola vers la violette mer soyeuse et luisante. Sept mille hommes suppliaient, frappaient leurs poitrines épilées, proposaient de l’argent pour obtenir satisfaction, gémissaient que l’île entière allait mourir et que les Juifs ne pourraient plus jamais dormir.

— Oh, je donnerais dix ans de ma vie ! criait Lord Isaac and Beaconsfield Limited.

— Je me tords dans les spasmes de l’insatisfaction ! hurlait Mangeclous.

Pendant une heure de temps la foule supplia, injuria, menaça, maudit, eut recours aux appels les plus tendres, au Talmud, aux Dix Commandements, aux malades qui gisaient sur les grabats de la souffrance et qu’on fit sortir de leurs couches pour apitoyer Saltiel. Des visages enflaient. Des adolescents grattaient des urticaires cycloniques. Des éternuements zigzaguaient, des bâillements s’étalaient et s’achevaient sur un mode aigu. Une nonagénaire qui avait été la nourrice de Saltiel sortit un de ses seins flétris pour faire honte à l’ingrat nourrisson.

— Maudit qui ne respectes pas le lait qui t’a abreuvé !

Mattathias cita l’exemple de son arrière-grand-père qui était mort d’une question rentrée. Mangeclous prétendait qu’il allait, lui-même, personnellement, mourir bientôt, en chair et en os, et surtout en os, hélas. Il suppliait son cher ami, l’homme de bien Saltiel, de daigner exaucer le vœu d’un moribond.

— Fais-le pour moi, fais-le pour l’âme de Petit Mort ! Ô Juifs, criez des arguments pour attendrir ce tigre !

Mais rien n’y faisait et Saltiel restait souriant sur son haut lieu ingénieusement édifié à l’aide de tonneaux et de bancs renversés. Il aimait rôtir ses coreligionnaires sur le gril de l’attente, jouissait innocemment de leur douleur et surtout de celle de Mangeclous qui s’était éteint en un coma de curiosité insatisfaite.

— Tue-moi ! cria le faux avocat, revenu de son évanouissement. Étrangle-moi, mais parle ! Oui, serre mon cou, le voici, je te l’offre ! proposa-t-il à genoux et le menton levé.

Un sage vieillard rappela que c’était sous le même signe zodiacal qu’était survenu l’Événement de la Bombe, une trentaine d’années auparavant. Il en déduisit que le secret déchiffré par Saltiel devait être dangereux et qu’ils ne seraient pas trop de tous les fils de l’île pour en discuter le sens, la portée et les conséquences.

(Ce que les Juifs, en frissonnant, appelaient la Bombe était une torpille égarée par un cuirassé anglais et que des bateliers – le père de Salomon et le frère aîné de Mattathias – avaient apportée au père de Saltiel, le célèbre cabaliste Maïmon. Celui-ci, après avoir examiné l’oblong engin de mort, avait décrété que cette petite nef voyageait sur et sous mer depuis les temps du roi Salomon et que, vraisemblablement, elle devait contenir une partie des richesses du célèbre monarque. On l’avait donc apportée au maréchal-ferrant – c’était le père de Michaël – qui avait frappé à coups redoublés sur la torpille tandis que les assistants chantaient des psaumes et agitaient des palmes. L’explosion occasionna la mort d’une vingtaine de Juifs. Certains étaient de mes parents.)

— Ô préféré, crains que cette année ne soit aussi funeste que l’Année de la Bombe !

— Où sont mes trois cent trois millions ? hurla Mangeclous. Au moins cela !

— Parlez, révéré seigneur, glapit le bambin de Mangeclous, car l’attente m’occasionne des démangeaisons en mon jeune âge !

— Je renonce à mes deux cents millions ! râla Mangeclous. Je n’en garderai que cent ! Allons, Saltiel !

— Révèle, car nos entrailles se tordent !

— Oh vinaigre dans notre sang !

— Dis le secret, car mes ongles se recroquevillent et mes cheveux tombent ! cria Mangeclous. Dis ou je me tue à l’instant ! Crois-tu que je sois homme à supporter la vie quand je sais qu’un autre sait ce que je ne sais pas ? Tu n’as pas le droit de me faire périr en la fleur de mes ans ! Homme de mal, ne sais-tu pas que mon fantôme fera cailler ton sang ? Allons, dis ou je te jette le mauvais œil !

— Oncle, pensez à moi le pauvret, roucoula Salomon. Craignez que moi aussi je ne défaille dans les bras de l’Ange Noir ! Ô oncle, expliquez-nous une petite explication ! Car notre naturel est de vouloir savoir.

Mangeclous, décidé à tout, joua le grand jeu.

— Par le Nom Sacré, dit-il soudain en mettant sur sa tête le châle rituel à franges, je jure que si tu ne me révèles pas tout de suite le secret je vais dans les Amériques et je me fais Allemand et je répudie ma femme ! Et je deviens pasteur ! Et je télégraphie à Hitler pour le féliciter et l’encourager à faire mieux car j’en ai assez d’une telle race cruelle ! Je le jure par Rabbi Akiba !

Un silence impressionnant suivit cette déclaration et Saltiel sentit qu’il était vaincu. Être cause de l’abjuration de Mangeclous, tout de même, non ! Et surtout infliger un tel pasteur aux Américains, il ne s’en sentait pas le courage. Il demanda donc à ses amis de le suivre. Mais auparavant il prit congé de la population à la nouvelle manière israélite. Onze ou douze mille mains se posèrent sur onze ou douze mille cœurs et un grand cri s’éleva.

— Vive la France !