I
Le premier matin d’avril lançait ses souffles fleuris sur l’île grecque de Céphalonie. Des linges jaunes, blancs, verts, rouges, dansaient sur les ficelles tendues d’une maison à l’autre dans l’étroite ruelle d’Or, parfumée de chèvrefeuille et de brise marine.
Sur le petit balcon filigrane d’une petite maison jaune et rouge, Salomon Solal, cireur de souliers en toutes saisons, vendeur d’eau d’abricot en été et de beignets chauds en hiver, apprenait à nager. Cet Israélite dodu et minuscule – il mesurait un mètre quarante-cinq – en avait assez d’être, pour son ignorance absolue de la natation, l’objet des moqueries de ses amis. Après avoir combiné d’acheter un scaphandre, il avait pensé qu’il serait plus rationnel et plus économique de faire de la natation à domicile et à sec.
Debout devant une table, le petit bonhomme au nez retroussé et à la ronde face imberbe, constellée de taches de rousseur, était donc en train de tremper ses menottes grassouillettes dans une cuvette, dont il avait préalablement salé l’eau, et de leur faire faire expertement des mouvements de brasse. Il était mignon avec son ventre rondelet, sa courte veste jaune, ses culottes rouges bouffantes, ses mollets nus et ses quarante ans ingénus.
— Une, deux ! Une, deux ! scandait-il énergiquement tandis que l’eczémateuse vieille d’en face, après force guets tragiques à droite et à gauche, lançait dans la rue le contenu d’un haut pot de chambre puis des imprécations contre le petit inconsidéré qui faisait de la gymnastique comme les marins anglais au lieu de gagner sa vie.
De temps à autre, Salomon se reposait, reprenait son souffle et écartait ses bras, le dos au mur, ce qu’il appelait faire la planche. Insoucieux des sarcasmes de la vieille, il mettait à profit ces répits pour admirer sa chère rue dallée de pierres rondes, la mer lisse où tombaient des sources transparentes, la Montée des Jasmins qui menait à la grande forêt argentée d’oliviers, les cyprès qui montaient la garde autour de la citadelle des anciens podestats vénitiens et, sur la colline, le Dôme des Solal Aînés, princière demeure qui dominait la mer et veillait sur le grand ghetto de hautes maisons dartreuses que des chaînes séparaient de la douane et du port où se promenaient des Grecs rapiécés, des Albanais lents et des prêtres lustrés de crasse. Le ciel de fine porcelaine turquoise lui parut si beau et de si pures clartés souriaient qu’il mordit sa petite lèvre pour ne pas pleurer.
— L’avril de Céphalonie, énonça le solitaire nageur, est plus beau et plus doux que le juillet de Berlin ! Sûrement. Mais pourquoi diable mettent-ils tous leurs capitales en des endroits de froidure et de tristesse et pourquoi les posent-ils tous sur des fleuves noirs ? Il me semble qu’ils ont tort. Enfin ils savent mieux que moi.
Ceci dit, il se mit en devoir de balayer sa chambre tout en essayant de siffloter. Puis il frotta et lava en chantant les malheurs d’Israël que c’était un plaisir. Il était très content à l’idée que sa chère épouse n’aurait pas à se fatiguer. (La dame des pensées de Salomon était une longue créature armée d’une dent unique mais qui en valait trente-deux. Elle ruinait son mari en spécialités pharmaceutiques. Et voilà pour elle.)
À vrai dire, la petite chambre n’était pas difficile à entretenir. Elle était en effet presque vide, Salomon étant aussi pauvre qu’honnête. Une table, une chaise, la jarre de terre poreuse qu’il passait en bandoulière lorsqu’il sortait vendre son eau, les deux gobelets de cuivre qui lui servaient à appeler les clients, quelques ustensiles de cuisine, une guitare et c’était tout. Sa chambre étant nette, il alla astiquer celle de sa femme et de ses filles qui étaient allées prendre leur bain de mer matinal. Ladite chambre contenait entre autres deux brocs de cuivre, un grand et un petit. Se rappelant que la veille il avait fait reluire d’abord le grand, Salomon décida de commencer cette fois par le petit pour ne pas faire de jaloux.
— Nous aimons la justice, dit-il tout en s’effrénant, langue dehors.
Une heure plus tard, tout resplendissait de propreté et les morceaux d’agneau au froment cuisaient doucement sur le fourneau de terre rouge. Soudain, Salomon poussa un petit cri car il venait de s’apercevoir qu’il avait oublié d’astiquer les cuivres de la porte. Il cracha sur les poignées et frotta fort mais non sans angoisse car il pensait aux microbes qu’il était sûrement en train d’écraser. Pauvres petits qui auraient tant aimé vivre ! Mais que faire ?
Oh, le Seigneur Éternel n’avait pas bien fait les choses. Pourquoi être obligé de tuer des agneaux pour se nourrir ? Pourquoi sur terre et dans les mers les bêtes se nourrissaient-elles de bêtes ou de légumes ? Pourquoi le Seigneur ne nous avait-il pas créés tels qu’une bonne pierre suffirait pour nos repas ? Et pourquoi pour guérir d’une maladie était-on obligé de détruire les microbes ? Tant pis.
Après avoir promené un regard satisfait de bonne ménagère sur la resplendissante chambre aux murs peints à la chaux, Salomon s’offrit le luxe d’un petit monologue.
— Ô Seigneur, demanda-t-il, les mains virevoltantes, explique-moi pourquoi les hommes ne sont pas heureux, toujours inquiets ? Enfin tant pis, moi je vis. Et quelle chance j’ai eue ! Je dois vous raconter, cher monsieur, qu’en Palestine où j’étais pour faire le sioniste pendant quelques mois, il y a eu un grand combat où j’ai eu peur et mon sang s’est fait lait caillé et j’ai reçu des balles de fer dans mon organisme mais j’avais une cotte de mailles et une balle a ricoché et m’a occasionné une commotion cérébrale et m’a endormi et ils m’ont cru mort et ils m’ont mis dans une grange ! Et quelques heures plus tard je me mets à éternuer et je m’aperçois de mon erreur ! Et je me rends compte que je ne suis pas mort ! Vous pouvez imaginer ma joie ! Elle était indescriptible ! Indescriptible, monsieur Lebrun ! (Quand il était seul, Salomon aimait beaucoup avoir des entretiens avec le président de la République française, son ami aussi intime que secret.) Et je me lève et me mets à marcher.
Pour bien se faire comprendre du président de la République, il fit quelques pas gracieux.
— Et soudain, je pousse un cri terrible ! Il y avait de vrais morts autour de moi ! Comme j’ai eu peur ! Oh, me suis-je écrié avec indignation dans mon intérieur, mais je ne veux plus vivre dans cette Palestine où on attrape des blessures ! Que m’a-t-on mené en cette Palestine pleine de fusils et d’Arabes ! Et tous ces morts ! Je n’ai fait ni une ni deux et j’ai pris la poudre d’escopette en cachette. On dit escampette mais moi je trouve plus joli de dire escopette. Bref, j’ai filé de Palestine sans même voir les amis qui m’auraient traité de lâche ! Et je suis retourné à Céphalonie vivre tranquille et souriant, loin des batailles qui ne sont pas mon fort ! Telle est mon histoire, monsieur le président républicain ! Non, merci, je ne fume pas, étant délicat de la gorge. Et quand mes amis sont revenus de Palestine vous pouvez imaginer leur stupéfaction et leur contentement extrême et leur cœur frémissant ! Ce qui a permis la confusion, c’est que l’enterrement des morts a été fait par des gens d’une autre colonie juive venue pour aider ! Quant à mon ami Saltiel, il fut aussi tué comme moi, mais sans en mourir. Je vais vous raconter ça, cher ami Lebrun. Nous étions à Céphalonie en train d’inaugurer le monument funéraire de Saltiel, héros mort pour la patrie, une colonne d’un immeuble en démolition que Mangeclous avait achetée pour trois drachmes. Et Mangeclous, président du comité, venait d’ôter le mouchoir à carreaux qu’il avait posé sur la colonne, ce qui s’appelle dévoiler le monument. Tout était très bien arrangé, il y avait même un réchaud à alcool pour la flamme éternelle du souvenir. Et Mangeclous a sonné de la trompette et s’est présenté les armes, puis il est monté sur un tonneau pour faire le discours funèbre pour le pauvre Saltiel. Et voilà que toute l’assistance s’évanouit ! L’oncle Saltiel était devant nous ! Et vivant ! Vous pouvez imaginer notre joie et la colère de Mangeclous qui ne pouvait plus faire son discours funèbre ! Et il a voulu le faire tout de même ! Et Saltiel voulait l’empêcher ! Et il y a eu de grandes discussions. Beaucoup acclamaient Saltiel, mais les amis de Mangeclous huaient Saltiel parce qu’il n’était pas mort. Et Saltiel a voulu expliquer pourquoi il n’était pas mort. Mais, comme il y avait beaucoup de tapage, Saltiel s’est fâché et a juré devant Dieu que jamais il n’expliquerait pourquoi il était vivant et non mort. Et voilà. Ah, maintenant je vous quitte, monsieur le président de la République, dit Salomon en tendant la main. Mes respects à la famille et bonne santé, moi je vais nager.
Il se baissa pour caresser un petit oiseau imaginaire et il lui dit : « Mon cher petit sans rancune à qui j’ai fait du mal sans le vouloir tout à l’heure, tu pépies pour Salomon ? C’est gentil, très gentil. Oh, merci, mon joli petit. »
Puis il remonta le vieux gramophone à cornet de cuivre qu’il avait acheté pour avoir le plaisir de s’imaginer qu’il était chef d’orchestre. La musique nasillarde sortit et Salomon, plein d’assurance, conduisit avec une baguette, grondant les retardataires, soulignant les pizzicati, souriant genre génial et ratant comme toujours la fin du morceau, car le ciel ne l’avait pas doté de sens musical.
Après avoir salué une assistance enthousiaste, il retourna à ses occupations nautiques tout en récitant en hébreu la bénédiction de l’eau. Soudain, il s’arrêta, le visage sombre. Il venait de penser aux pauvres Juifs d’Allemagne qui souffraient tant alors que lui, tranquille, s’offrait des divertissements gracieux au soleil. Non, cela ne pouvait se passer ainsi.
— Il faut souffrir, Salomon.
Et il organisa aussitôt, pour être en communion avec ses frères malheureux, un petit pogrome propret contre lui-même. Après avoir désinfecté une épingle en la passant à la flamme d’une allumette, il se piqua à deux reprises le mollet en poussant chaque fois un petit cri affreux. Ensuite il badigeonna de teinture d’iode son mollet dodu non sans avoir glapi plusieurs aïe à l’avance. Puis il but du tilleul pour se réconforter. L’âme en paix, il s’étendit sur le balcon ensoleillé et s’endormit. Un cri le réveilla dix minutes plus tard. C’était lui-même qui l’avait poussé, un moustique l’ayant piqué à la main. Il s’indigna.
— Bon ! cria-t-il à la bestiole, bois mon sang, entendu ! Nourris-toi de moi, je te l’accorde ! Mais pourquoi diable me mets-tu de ce poison qui m’enfle et me cuit ? Quel plaisir, quelle utilité de me faire du mal, petit méchant ?
Mais il s’enorgueillit bientôt à l’idée que si les moustiques le piquaient c’était que sans doute il avait un sang de très bonne qualité. Réconforté, il se remit à nager.
Devant sa cuvette, il faisait du crawl et s’appliquait avec le sourire mécanique des forts nageurs en haute mer, lorsque fit soudain irruption Saltiel Solal, son vieux cousin que par déférence il appelait oncle. La houppe blanche partagée en deux donnait un air tragique au visage candide et rusé du petit vieillard.
— Salomon, mon enfant et ami intime ! dit-il d’un ton ardent et les mains théâtralement tendues.
— Oui, oncle, tout de suite, je reviens au rivage, dit Salomon.
Il fit encore quelques brasses puis sortit les mains de l’eau, les essuya à son petit crâne tondu puis à la plantation de cheveux rebelles et inversés, près du front. (Salomon était fier de cet épi qui avait résisté aux ciseaux des barbiers.) Prêt à l’urbanité et aux belles manières, il s’avança vers son vieil ami qui, après lui avoir serré la main avec une inutile gravité, prisa une énorme pincée de tabac, passa deux doigts dans son gilet et se mit en posture politique.
— Vive la France, cher Salomon.
— Certainement, oncle. Ne fais-je pas des bonds terribles chaque fois que je débarque en France ? Mais vive l’Angleterre aussi et l’Amérique et la Suisse et tous les gentils pays, bref. On s’embrasse, oncle ?
— Certes, mon fils.
— Et maintenant prenez place, oncle, et que vous offrirai-je ?
— Ton attention, dit Saltiel. Car c’est une nouvelle puissante et digne de l’autre monde, ô Salomon ! Écoute.
Salomon ouvrit la porte de son petit lit, que sa femme avait fait entourer de barreaux, car elle craignait que son petit mari ne tombât au milieu de la nuit à la suite de quelque cauchemar. Il s’assit à la turque, croisa ses bras pour mieux écouter. De toute la force de ses bons yeux, clairs et bleus comme ceux d’un enfant, il admira son cher ami Saltiel.
Oh, comme il était sympathique, ce bon vieux Saltiel, avec sa houppe de fins cheveux blancs et sa toque de castor posée obliquement et sa redingote noisette et son anneau d’oreille et son col empesé d’écolier et son gilet à fleurs et son châle des Indes qui protégeait ses épaules et ses culottes courtes assujetties par une boucle sous le genou et ses bas mordorés et ses souliers à boucle et son fin visage rasé aux mille petites rides aimables, sur lesquelles Salomon décida de composer un poème ce jour même.
— Eh bien, oncle de bon renom, je suis à votre disposition par l’oreille amicale et mon cœur tremble comme l’oiselet blessé tant il me tarde d’entendre la nouvelle et m’en adoucir l’âme.
— Non, dit tout à coup Saltiel en remettant sa toque de castor. Non !
Il poussa la porte et sortit, non sans avoir, au préalable, baisé le tube sacré cloué au chambranle. Salomon, dans sa petite cage, tourna ses petites mains en geste d’interrogation. Eh ? Mais quelle mouche avait piqué l’oncle, et pourquoi venir l’interrompre dans sa nage pour lui mettre l’eau à la bouche par la promesse d’une nouvelle juteuse et partir aussitôt après ? Il sortit de sa cage, se harnacha de la jarre à eau et dévala l’escalier en colimaçon.
La ruelle d’Or, bruissante de soleil et de mouches sous le ciel immobile, grouillait de fruitiers, de frituriers, de pâtissiers, de fripiers, de poissonniers, d’épiciers vantant leurs morues séchées qui se balançaient ou leurs monticules de fromage blanc, de cafetiers accroupis devant leurs petits réchauds à charbon de bois, de bouchers gras qui péroraient devant leurs agneaux écorchés pendus aux murs éblouissants. Tous louaient bruyamment leurs marchandises aux fortes odeurs, tandis qu’un bedeau de synagogue agitait sa crécelle pour avertir les fidèles de n’avoir pas à boire cette nuit, sous peine de voir enfler leurs ventres. « Hydropisie, mes seigneurs, entre minuit et une heure ! »
Enfin, le petit marchand d’eau rattrapa Saltiel.
— Oncle, dit-il, les mains placées en avant, pourquoi me mettre la grenade entre la langue et le palais et me la retirer ensuite ?
— La nouvelle est trop grande pour ta taille. Appelle les amis.
Le rondelet mit ses mains en cornet devant sa bouche, cria les prénoms et surnoms des autres Valeureux.
— Michaël, ô Courageux, ô Destructeur des Cœurs, ô Silencieux, ô Michaël le Fort ! Mattathias, ô Mâche-Résine, ô Mattathias de la Richesse, ô Président des Avares, ô Veuf par Économie ! Mangeclous, ô Bey des Menteurs, ô Parole d’Honneur, ô Cadavre, ô Compliqueur de Procès, ô Mauvaise Mine, ô Plein d’Astuce, ô Dévoreur des Patrimoines, ô Ver Solitaire, ô Père de la Crasse, ô Capitaine des Vents !
Les Juifs de la rue crurent devoir venir à l’aide des deux amis et appeler à leur tour Michaël, Mattathias et Mangeclous. Ce fut un beau vacarme. Tous criaient, grands négociants barbus revêtus de caftans garnis de fourrure ; vendeurs de pépins grillés et de chapelets ; petits cireurs à demi nus qui balançaient leurs boîtes cloutées de cuivre et bardées de flacons aux vives couleurs ; tailleurs courbés au milieu de la rue sur leurs machines à coudre ; portiers ou porteurs fumant à plusieurs une pipe à eau ; repasseurs qui remplissaient d’eau leur bouche pour lancer ensuite un jet vaporisé sur le vêtement que pressait, conduit par le pied, un immense fer chaud ; oisifs ne buvant que leurs paroles aux terrasses des petits cafés ; lanceurs de jets de salive ; banquiers égreneurs de chapelets d’ambre ; circonciseurs ; greffiers du tribunal rabbinique ; rôtisseurs d’épis de maïs ou de pis de vaches ; coiffeurs appelant la clientèle à grands bruits de ciseaux ; vendeurs de figues de Barbarie et de mûres cultivées ; âniers ; marchands de beignets au miel et de nougat rose ; courtiers à têtes de rats ; mendiants environnés de mouches tourbillonnantes ; talmudistes voûtés ; changeurs qui portaient leur éventaire en bandoulière ; membres du consistoire, vaniteux et insolents, qui se rendaient à la synagogue, suivis d’officieux qui portaient les sacs de velours brodés d’or où étaient enfermés les livres saints et les châles de prière.
Tous les Juifs veloutés ou haillonneux, bourdonnants et gesticulants, lançaient aux quatre points cardinaux les noms de Michaël, de Mattathias et de Mangeclous, imités de proche en proche et de rue en rue par des congénères. Si bien qu’en peu de temps l’île entière que parfumaient les jasmins, les daturas, les cédratiers, les orangers, les citronniers et les magnolias fut couronnée, entourée, liée et gerbée d’appels à Michaël, à Mattathias et à Mangeclous qui, chacun en son lieu particulier, demandaient aux crieurs ce qu’ils leur voulaient. « Je ne sais pas, était la réponse invariable. On t’appelle. Alors je t’appelle pour aider celui qui t’appelle ! »
Virevoltant, questionnant et s’affolant, les trois appelés couraient tragiquement, de haut en bas et de bas en haut, dans les torses ruelles du ghetto, retentissantes de leurs surnoms, ou dans celles de la ville chrétienne, irrégulières, bonasses et compliquées de masures, d’églisettes juchées sur des escaliers, de petits oratoires ou de perspectives d’arcades. Chacun interrogeait, tournait sur lui-même, débouchait dans une autre rue. Et les appels continuaient et les trois amis étaient pareils à des cerfs traqués.
Le premier qui arriva fut Pinhas Solal, dit Mangeclous. C’était un ardent, maigre et long phtisique à la barbe fourchue, au visage décharné et tourmenté, aux pommettes rouges, aux immenses pieds nus, tannés, fort sales, osseux, poilus et veineux, et dont les orteils étaient effrayamment écartés. Il ne portait jamais de chaussures, prétendant que ses extrémités étaient « de grande délicatesse ». Par contre, il était, comme d’habitude, coiffé d’un haut-de-forme et revêtu d’une redingote crasseuse – et ce, pour honorer sa profession de faux avocat qu’il appelait « mon apostolat ».
Mangeclous était surnommé aussi Capitaine des Vents à cause d’une particularité physiologique dont il était vain. Un de ses autres surnoms était Parole d’Honneur – expression dont il émaillait ses discours peu véridiques. Tuberculeux depuis un quart de siècle mais fort gaillard, il était doté d’une toux si vibrante qu’elle avait fait tomber un soir le lampadaire de la synagogue. Son appétit était célèbre dans tout l’Orient non moins que son éloquence et son amour immodéré de l’argent. Presque toujours il se promenait en traînant une voiturette qui contenait des boissons glacées et des victuailles à lui seul destinées. On l’appelait Mangeclous parce que, prétendait-il avec le sourire sardonique qui lui était coutumier, il avait en son enfance dévoré une douzaine de vis pour calmer son inexorable faim. Une profonde rigole médiane traversait son crâne hâlé et chauve auquel elle donnait l’aspect d’une selle. Il déposait en cette dépression divers objets tels que cigarettes ou crayons.
— Béni soit l’arrivé, dit Saltiel.
— Et béni le trouvé, répondit Mangeclous. Eh bien, me voici. Qui m’a appelé ?
Mais à cet instant surgit silencieusement Mattathias Solal, dit le Capitaine des Avares, patron de la barcasse qui transportait la soude pour les savonniers de l’île. Cet homme sec, calme et jaune était pourvu d’oreilles écartées et pointues qui semblaient vouloir tout écouter et tout savoir pour en tirer immédiat profit. Ses yeux bleus étaient devenus louches à force de regarder universellement dans les coins et les rigoles pour y trouver des portefeuilles perdus. Il était coiffé d’une toque verte et vêtu d’une souquenille jaune, tapissée de cartes postales qu’il proposait aux touristes.
— Salutations distinguées, dit-il.
— Salut et générosité, répondit Saltiel.
Mattathias sortit lentement de sa poche un mouchoir sur lequel étaient brodés ces mots : « Volé à Mattathias ». Il se moucha lentement, plia lentement son mouchoir en quatre, le rempocha avec circonspection. Après avoir coupé une cigarette en trois, il demanda du feu – il n’avait jamais d’allumettes sur lui – et se disposa à fumer tout en écoutant son vieil ami.
— Voici, messieurs, commença Saltiel.
Il fut interrompu par la transpirante et majestueuse apparition du cinquième Valeureux, Michaël Solal, janissaire et premier huissier du grand rabbin de Céphalonie, beau géant dont les moustaches en croc troublaient les Céphaloniennes et même, disait-on, la fille du préfet grec.
— Que tu vives, Saltiel, dit-il de sa puissante voix de basse.
— Salut et chasteté, répondit Saltiel. Compères de l’amitié, c’est moi qui vous ai convoqués à cause d’une nouvelle qui fera danser à chacun de vos cheveux une danse d’apoplexie !
Et il sortit une enveloppe des basques de sa redingote noisette. Et il frappa sur l’enveloppe. Et les amis se réjouirent car ils adoraient les grandes nouvelles et les écouter en mangeant des pistaches. Pour écarter les importuns, Michaël sortit un de ses pistolets damasquinés et tira un coup en l’air, ce qui eut pour résultat de vider la place du Marché. Les Juifs de Céphalonie aimaient la vie.
Mangeclous darda un regard concupiscent sur l’enveloppe aux énormes cachets, ausculta sa poitrine. (Ce tic provenait de la crainte qu’il éprouvait à l’idée qu’un jour peut-être il guérirait. Sa tuberculose lui était profitable car elle lui permettait de se suralimenter et d’émarger à divers fonds de secours céphaloniens et extra-céphaloniens, tels que l’Alliance israélite universelle et le Joint Distribution Committee.)
— Allons, parle, ô Saltiel, dit-il de sa voix caverneuse. Parle, homme excellent, ô doué ! répéta-t-il sur un ton étrangement mesuré. (À quoi bon flatter le vieux s’il n’y avait pas d’argent dans l’enveloppe ?) Allons en une taverne. Nous y boirons du vin résiné, qui me plaît, et l’oncle racontera l’histoire tandis qu’aux frais du plus généreux, et ce ne sera pas moi car je suis extrêmement pauvre et prêt à recevoir toutes offrandes immenses ou petites, nous nous sustenterons, et moi singulièrement, avec légèreté, modestie et éblouissante satisfaction, et vive Dieu qui a créé les petits oiseaux du ciel et les beaux poissons bleus de la mer afin que je les mange et que ma panse s’en réjouisse après que mon nez les a humés et que ma langue les a mignonnement aplatis après la mastication par mes dents et avant l’avalement par mon gosier !
— Ô Saltiel, compère de la vertu, tu pourrais peut-être dire tout de suite la nouvelle, suggéra Michaël en retroussant les crocs de son épaisse moustache teinte.
— Non, dit Saltiel, pâle et l’œil fier. Nous devons nous enfermer afin que n’entendent le secret et la révélation aucunes autres oreilles que nos oreilles. (Celles de Mattathias frémirent et accomplirent un quart de cercle.)
— À mon idée, dit Mangeclous qui voulait savoir si la nouvelle lui serait profitable, c’est une lettre qui sent bon et fleure l’argent liquide et comptant ! Qu’en penses-tu, oncle ? demanda-t-il d’un air riant et quasi flirteur, tout en pelotant le bras de Saltiel par le moyen d’une de ses immenses mains tout en os, poils et veines.
Le petit vieillard fit le sphinx. Il lui plaisait d’être l’homme important, celui qui détient le secret, et il tenait à faire durer le plaisir. Mangeclous insista, caressa, flatta, sourit, toucha sa barbe fourchue, gémit pour savoir une chose, seulement une petite chose.
— Est-ce qu’il y a un peu d’argent dans cette lettre ? Note bien que c’est dans ton seul intérêt que je parle et questionne.
— Silence, dit Saltiel.
— Oncle, vous pourriez bien nous dire si elle est bonne, suggéra le petit Salomon, fort essoufflé car ses courtes jambes ne lui permettaient que de petits pas. Au moins cela, car moi je suis tout dilaté et si la nouvelle était mauvaise je pourrais attraper une hernie.
— Je ne crois pas qu’elle soit mauvaise, dit gravement Saltiel.
De joie, Mangeclous sentit s’envoler sa cervelle. Il cria en un anglais approximatif qu’il sentait une odeur d’argent frais et que l’argent était du temps et que l’Angleterre comptait que chacun de ses fils fît son devoir.
— Rule Britannia ! cria-t-il à gorge déployée.