XIX
Scipion ne se lassait pas de contempler avec amour le long concombre catastrophé qui servait de nez à l’ami de sa jeunesse, perdu depuis deux ans et qui, tout en tripotant les oreilles de Titus, expliquait de son mieux que, sorti récemment d’une prison allemande, il allait « jistement » ce soir même prendre le train pour Marseille.
Et Scipion l’interrompait pour lui dire qu’il était bien vilain ou pour l’appeler capitaliste, sangsue du pauvre ou encore, selon l’usage des amis marseillais, ma belle, appellation assez inadéquate en l’espèce.
Et Jérémie ne cessait de raconter les« injistices des messiés allemands » qui l’avaient mis en prison parce qu’il était « jif » et qui lui avaient cassé les dents auxquelles il tenait le plus. Mais il ne leur gardait pas rancune parce que c’étaient des enfants « qui né savent pas et au fond ils né sont pas méchants ».
Mais Scipion n’était pas de cet avis. Ah, s’il n’avait pas rendez-vous ce soir avec les amis de Céphalonie, il prendrait tout de suite le train pour aller « s’espliquer d’homme à homme avec Hilaire ! ». Il se rasséréna soudain en pensant à une belle vengeance. Désormais, dans ses récits d’amour, la brunette, la petite, ne serait plus la fille de Michelangi mais quelque nièce ou cousine du dictateur allemand.
Ils s’en furent, suivis du petit chien qui s’arrêtait sans cesse pour des raisons hygiéniques, le plus souvent fallacieuses.
Scipion conduisit Jérémie jusqu’à la porte d’un magasin de confection. Mais, à la vue des complets impeccables, Jérémie recula, dit que jamais il ne mettrait de si beaux vêtements qui le rendraient suspect et attireraient sûrement l’attention de la police. Et pourquoi messié Scipion se ruinerait-il en dépenses inutiles ? En fin de compte, il fut décidé qu’on achèterait une belle lévite d’occasion. En sortant de chez le fripier, Jérémie déclara qu’il n’avait jamais vu une lévite juive qui fût neuve.
— Imbécile, dit Scipion, il faut bien qu’elles commencent à être neuves ! Voyons, allons, voyons !
— C’est comme ça pour manteaux jifs, expliqua Jérémie. C’est un mystère. Il y a pas manteaux jifs nefs.
Ensuite, toujours aux frais de Scipion, on acheta une valise magnifique dans laquelle Jérémie consentit à introduire sa vieille valise. Par contre, il refusa énergiquement d’entrer chez un marchand de chaussures. Justement il avait dans sa valise une paire de bottines de dame qui étaient tout à fait bien. Il décida de les mettre sur-le-champ puisque, aussi bien, dans quelques heures, commencerait la sainte journée du sabbat. Ce qui fut fait derrière un arbre. Les talons étaient très hauts et s’en allaient, l’un à droite et l’autre à gauche. Mais peu importait à Jérémie et l’Éternel n’en était pas moins vivant.
— Maintenant fini, messié Scipion ?
— Coiffeur maintenant, Jérémie. Couper cheveux.
— Non coiffeur, jé né peux pas.
(Difficile de dire comment Jérémie prononce. Voici à peu près. Tous les« u » sont prononcés « i ». Les« e » deviennent « é » ou « i ». La plupart des « on, ain, an » sont prononcés « one, aine, ane ». Les« oi » sont prononcés « oâ ». Les« un » sont prononcés « aine ». Les« r » sont terriblement grasseyés. « Je suis allé chez un bon coiffeur qui m’a demandé peu d’argent » devient : « Jé si allé chez aine bonne coâffèhrr qui m’a démanedé pé dé arrhgeanne ». Impossible de transcrire continuellement et complètement cette étrange prononciation. Les phrases deviendraient incompréhensibles.)
— Et pourquoi té né peux pas ? demanda le Marseillais. Jérémie secoua la tête avec force et Scipion tira les boucles rituelles près des oreilles.
— Tu crois que tu es beau aque ces frisettes que tu sembles pareil une concierge ?
— Si jé coupe, dit Jérémie en montrant les papillotes près des oreilles, on né connaît plis que jé suis jif.
— Sois tranquille, dit Scipion, on te prendra jamais pour un Anglais. Ô Sainte Marie, mère de Dieu, dire que c’est mon ami, cette tête de mouton malade ! Allez, chez le coiffeur !
Mais Jérémie leva les deux paumes en l’air, sourit, fit signe que non.
— Eh bien au moins qu’on te coupe un peu la barbe.
— Péché, dit Jérémie.
— Qué péché ?
— Inconvenable dé montrer nudité, expliqua majestueusement l’Israélite. Si jé coupe barbe c’est même chose que si jé suis tout nu.
Et Scipion rit beaucoup. L’idée que ce pauvre vieux avait peur de faire tourner la tête des petites si on lui coupait les crins le remplissait d’aise.
— Pourquoi jé vis ? reprit Jérémie. Pour faire les commandements dé religion.
Et il commença une explication embrouillée d’où il semblait ressortir que les prescriptions mosaïques et talmudiques avaient toutes un sens profond, même celles dont l’objet semblait sans importance.
— Exemple. Qu’est-ce que veut dire pas manger porc ? Veut dire qu’il faut toujours choisir dans la vie, savoir qu’il y a choses dé pireté (pureté) et choses d’impireté. C’est pour rappeler aux Jifs qu’il faut toujours choisir, faire bien et pas sélément penser bien. Mais les rabbins (il prononça rabbènes) modernes ils né comprend rien. (Il haussa les épaules.) Ils disent que c’est hygien. (C’était tout un poème que d’entendre Jérémie prononcer ce mot d’hygiène, étrange sur ses lèvres.) Tout hygien, imbéciles ! (Il se fâchait presque, le pacifique Jérémie.) Circoncision, hygien ! Circoncision, que c’est jistement signe que nous sommes différents dé tous autres, choisis pour douleur, rois par douleur.
Sa façon de prononcer était certes ridicule. Mais l’expression de son visage était douce, résolue et non dépourvue de majesté.
— Bref, tu es un petit calotin, conclut Scipion. Maintenant il était à l’aise dans cette ville ! Il s’adressa à un facteur qui passait, propre et bien chaussé, l’appela Parisien, lui demanda où était le restaurant du village.
Ils poussèrent la porte de la brasserie Landolt. Mais lorsqu’il aperçut la tête de porc qui le regardait avec impireté, posée sur une assiette, Jérémie se sauva, suivi de Scipion.
Ils allèrent à la recherche d’un restaurant juif. Soudain, Scipion s’arrêta.
— Écoute, Jérémie, j’ai jamais très bien compris de quel pays tu es.
— Jé suis né à Lituanie.
— Ah bon. C’est un petit pays que j’ai entendu parler. Alors tu es un Lituanien.
— Non, messié Scipion. Parce que mon père est né à Roumanie.
— J’ai compris. Tu es roumain, dit Scipion conciliant.
— Non, pas roumaine. Parce que les messiés roumaines ont enlevé passeport à mon messié père.
— Alors tu es quoi ?
— Plitôt serbe.
— Comment, plutôt ?
— Parce que jé suis un peu anglais aussi.
Scipion porta ses mains à son front déjà lourd.
— Esplique, ma belle, vas-y. T’émotionne pas.
— Ma mère est née à Pologne. Mais son messié père était né à Salonique et il était turc mais pas beaucoup.
— Alors tu es turc, quoi.
— Oh non. Voilà, c’est simple. Mais lé consul n’a pas compris parce qu’il n’était pas intelligent. Lé messié père de mon messié père vivait à Maroc mais il était né à Malte pays dé Angleterre. Mais comme lé consul n’a pas réconnu qu’il était bulgare malgré que lé messié père du messié père dé mon père était dé Tatar-Pazardjik alors comme j’ai un cousin dé Canada qui était russe avant dé venir Canada (Scipion gémit douloureusement.) et qu’il était grand riche à Manchester avec beaucoup amis à Londres, ils m’ont donné un commencement dé papier que jé suis dé Malte mais après mon cousin est mort…
— Arrête ! cria Scipion.
— Pourquoi, messié Scipion ?
— Parce que je veux pas mourir aussi !
— C’est la fin qui est intéressante pour expliquer que jé suis grec malgré mon passeport serbe parce que j’ai ami à Belgrade qui…
Scipion s’enfuit. Jérémie, éberlué, trotta derrière lui. Et Scipion courut car il avait peur de toutes ces nations à ses trousses.
Une heure plus tard, ils sortirent d’un restaurant juif où Jérémie s’était délecté d’une carpe froide, abominable à Scipion. Ce dernier demanda au Juif s’il ne voudrait pas lui faire un plaisir.
— Et pourquoi jé né voudrais pas ? répondit prudemment Jérémie en tortillant sa maigre barbe rousse.
Scipion le pria alors de se faire catholique « vu que c’est une religion honorable et que ça me flatte pas d’avoir rien que des Juifs comme amis ». Jérémie répondit avec un caressant sourire qu’il né pouvait pas. À quoi Scipion rétorqua que la religion juive n’était pas vraie puisqu’on faisait tant de misères à ses sectateurs. À quoi Jérémie sourit tout en faisant des circonvolutions gracieuses avec ses doigts.
— Allons, allons, c’est pas sérieux ta religion. Vous avez pas de Bonne Mère, pas de saints, rien du tout. Rien qu’un bon Dieu là, tout seul. C’est pas sérieux, voyons ! Et puis tu t’imagines que ça me fait plaisir que tu vas rôtir pour l’éternité ? Et qu’est-ce que je ferai tout seul, moi, au paradis ? Tu y penses pas à ça, toi ?
— S’il y a paradis, jé serai pit-être aussi à paradis, sourit Jérémie.
Scipion s’indigna. Un Juif au paradis ! Il ne manquerait plus que ça ! Jérémie eut un sourire particulièrement mystérieux.
— Va en enfer si tu y tiens ! se fâcha Scipion. Des fois je viendrai te rendre visite, je te raconterai ce que je mange de bon là-haut. Et même je t’en apporterai un peu en cachette. (Il réfléchit, s’assombrit.) Vous êtes tous des marteaux dans votre religion ! Et ce messie que vous attendez, tu comprends pas que c’est tout des bêtises ! (Coup d’œil sur le visage de Jérémie.) Enfin je sais pas, moi. Peut-être qu’il viendra quand même. Té, pour être plus sûr, j’y demanderai à la Bonne Mère. Je lui dirai comme ça : « Sainte Vierge, allez, soyez gentille, faites-le-lui venir son messie de malheur et qu’on n’en parle plus ! »
Puis on causa d’autre chose et Jérémie raconta les merveilles de Paris à Scipion qui rétorqua qu’il avait un ami qui était allé à Paris et qu’il y était mort.
— Tu vois la ville que c’est ton Paris si joli. Des mange-beurre comme les sauvages de la Chine que quand il fait un peu soleil ils illuminent tellement ils sont contents ! Et l’ail, ils te font des mines quand tu en as mangé un petit peu ! L’ail, que la rose c’est rien comme finesse, à côté !
Ainsi parlant et discutant, ils se promenèrent longtemps, Jérémie humble comme un chef de clinique devant son Patron et Scipion arrogant comme un chef de clinique avec ses internes. Jérémie tenait Scipion par la main, certain que nul mal ne lui serait fait tant qu’il serait avec son ami. Le Marseillais se pliait aux fantaisies du vagabond israélite qui changeait de trottoir à tout instant pour éviter un gros chien, un gendarme ou un étudiant trop blond. Jérémie sortit un réveil de sa valise, le consulta après l’avoir secoué comme un médicament.
— C’est heure dé prière, dit-il. Allons synagogue. Jé connais.
Et, comme doit faire tout Juif pieux, il pressa le pas pour montrer qu’il avait hâte de monter à la maison de l’Éternel. Scipion attendit patiemment à la porte de la synagogue dont Jérémie ne sortit qu’une heure plus tard, très lentement pour montrer son regret de quitter le saint lieu.
Pour fêter le sabbat, le mendigot à bouclettes et bottines féminines humait des feuilles de myrte préalablement frottées entre les paumes et émettait de petits rires artificiels, car il est ordonné d’être joyeux en ce saint jour qui préfigure l’ère messianique de paix et de justice éternelles. Lorsqu’il pensait à quelque chose de triste, il se faisait des chatouilles sous les bras pour se forcer à l’hilarité. Titus, le petit chien de six semaines, trottinait et regardait avec foi son vieux maître qui, insoucieux des rires et des moqueries de la rue, regardait avec foi le ciel.