VI

Au fond d’un long corridor noir était sise une sombre cuisine tortueuse, émaillée de codes, de manuels juridiques, de cornes de bœufs et de nombreux dossiers. Mangeclous n’avait pas beaucoup d’ordre mais beaucoup de mémoire. Il savait, par exemple, que le dossier « Purge hypothécaire Tsatsakis » se trouvait sous le fer à repasser cassé, que l’affaire « Morsure du Chien du Coiffeur » gisait dans la caisse de piments, que le dossier « Accouchement Litigieux Euphrosine Abravanel » reposait contre l’immense jarre à eau, près de la caisse à charbon de bois, que le dossier « Circoncision Jessulam » résidait habituellement sur le fourneau et que la liasse « Affaire Immondices Bension » dormait depuis dix ans sur l’évier.

Cette cuisine juridique servait de chambre à coucher aux petits mâles de Mangeclous – trois, quatre et cinq ans – sombres, noirs et voraces comme leur père. Étendus dans des paniers flexibles suspendus aux poutres et qui leur servaient de lits, les chers petits se balançaient et bouclaient nerveusement leurs tignasses noires et mouvementaient leurs mâchoires avec de forts claquements dentaires car ils avaient faim. Ils attendaient avec impatience la venue de leur père, espérant de lui seul leur pâture. (Mangeclous, se méfiant des théories médicales de Rébecca, avait expressément interdit à sa femme de s’occuper de l’alimentation des trésors.)

— J’aime beaucoup manger beaucoup, rêvait mélancoliquement le plus jeune, âgé de trois ans, une jambe pendant hors de sa demeure aérienne.

— Un grand poisson frit avec une sauce aux câpres, chantonnait l’aîné en sa couffe.

Entendant s’approcher une majestueuse toux, ils se soulevèrent comme un seul homme, débarquèrent à terre par le moyen de cordes à nœuds, prirent leurs chapeaux haute-forme, s’en coiffèrent et se raidirent au garde-à-vous. Avec leurs redingotes noires et leurs pieds nus écartés, ils ressemblaient à des pingouins.

La porte s’ouvrit et Mangeclous fonça, tête baissée, comme un ministre thermidorien. Conformément au cérémonial habituel, les bambins se découvrirent d’une main et, de l’autre, firent le salut militaire.

— Good morning, Sir Pinhas, dirent-ils d’une seule voix.

— God save the King, dit le grand homme de sa voix la plus rauque. Avez-vous été sages, fleurs de ma rate ?

— Oh oui, seigneur père et nourrisseur ! répondit impétueusement le plus jeune.

Mangeclous se dirigea vers le mur crépi à la chaux, baisa l’endroit qui n’avait pas été blanchi en mémoire de Jérusalem détruite, fit quelques grimaces destinées à faire croire qu’il était désolé. Puis il se retourna brusquement, l’œil soupçonneux et l’esprit envahi par un terrible doute. Les bambins frémirent, regardèrent la pancarte accrochée au mur et sur laquelle était inscrite cette recommandation :

DU MENSONGE

MÊME DANS LES PETITES CHOSES

— Vous n’avez pas dit de vérités, j’espère ? demanda-t-il.

— Oh non, seigneur père ! gazouilla vertueusement le petit chœur noir.

Mangeclous était très strict sur ce point. Il fallait le voir froncer les sourcils et l’entendre dire : « On a encore dit la vérité ! » ou : « Il y a ici un petit monsieur qui dit la vérité ! » Il fallait voir le pingouin coupable de véracité prendre une mine contrite, baisser les yeux et promettre qu’il ne recommencerait plus.

— Que Dieu vous bénisse, chers petits honneurs de ma vie. Il est trop tard pour faire ce matin les concours du plus beau mensonge et de la discussion la plus ingénieuse. Ce sera pour demain car il est neuf heures et nous avons faim. Cours de droit, maintenant. Comment devez-vous terminer vos lettres, même celles adressées à votre père ou à votre fiancée ?

— « Sous toutes réserves ! » cria le bambin de cinq ans.

— Et il faut, ajouta le plus jeune – qui dans les jours de grande famine tétait encore sa mère – commencer par : « J’ai bien reçu votre amicale et j’en réfute l’entier contenu. »

— Honneur à vous, mignons de l’âme. Par mon intermédiaire l’Éternel vous félicite. N’est-il pas dit dans le Talmud que le monde repose sur le souffle des petits écoliers ? Très bien répondu. Je vous autorise donc à vous précipiter sur ma mâle poitrine pour une virile accolade. Suffit. Passons à l’hymne.

Les pingouillons entonnèrent alors le chant national anglais que Mangeclous, à son tour au garde-à-vous, écouta comme d’habitude avec le plus grand sérieux et chapeau bas, en faisant une tête discrète, digne et distinguée. Les trois enfants ayant achevé de glapir faux, il remit son haut-de-forme et se disposa à préparer son petit déjeuner.

Il jeta deux kilos de macaronis dans une bassine fumante, pila de l’ail, râpa de la mie de pain rassis. Puis il fit réciter la Grande Charte anglaise à Lord Isaac and Beaconsfield Limited. (Tels étaient les prénoms intimes du bambin de trois ans – dont le prénom officiel était Lénine. L’aîné, lui, s’appelait Mussolini. Ainsi Mangeclous se sentait à l’abri de tout risque : en cas de troubles sociaux il arguerait du prénom opportun et, selon les cas, se déclarerait communiste convaincu ou fasciste à tout crin.)

Pourquoi tout ce cérémonial britannique ? Voici. Le long phtisique s’était pris d’un amour immodéré pour l’Angleterre. L’Empire britannique et la flotte de Sa Majesté étaient sa passion et sa chimère. Rien de ce qui est anglais ne m’est étranger, avait-il coutume de dire depuis le jour où il avait décidé de« contracter alliance avec Scotland Yard ». Si secret que fût ce pacte, si inconnu qu’il restât aux sphères dirigeantes londoniennes, la première haute partie contractante, Mangeclous en l’espèce, le respectait scrupuleusement. C’est ainsi que, le premier janvier de chaque année, il envoyait au roi d’Angleterre sa carte de visite avec quelques vœux aimables et une petite boîte de biscuits, noble sacrifice de la part d’un tel goinfre. Aux murs de la cuisine de Mangeclous étaient suspendus les portraits de la famille royale d’Angleterre, de Sir Moses Montefiore, de Disraeli et d’un grand nombre de lords de l’Amirauté. De plus, l’Union Jack flottait tous les jours à l’entrée de la cave. Lorsqu’il n’y avait pas de brise, un des bambins était chargé d’éventer le pavillon pour le faire onduler glorieusement. Au coucher du soleil, entouré de ses enfants, Mangeclous amenait les couleurs après un roulement de tambour et l’exécution du Rule Britannia à l’aide d’un entonnoir. À cette cérémonie assistaient, tête nue, de nombreux Juifs céphaloniens. (Ils n’oubliaient pas que, lors du pogrome de 1891, une partie de la flotte britannique stationnant à Malte avait fait route à toute vapeur vers Céphalonie. Ah comme les antisémites grecs s’étaient tenus sages lorsque les chers grands fusiliers anglais, justes et sévères, avaient débarqué ! Et ceci est authentique et les Juifs des Îles Ioniennes se souviendront toujours de la bonté désintéressée de l’Angleterre à leur égard.)

Lord Isaac and Beaconsfield Limited récita ensuite la Pétition de 1628. « Nous, les Lords et Communes…». Puis il déclama l’Acte de Navigation Extérieure et termina, la main sur le cœur, par la Déclaration des Droits de 1689. Les yeux de Mangeclous brillaient d’émoi. L’article premier lui plaisait beaucoup.

— « Que le prétendu pouvoir de suspendre les lois ou l’exécution des lois par l’autorité royale sans le consentement du Parlement est illégal. »

— Haha ! cria fièrement Mangeclous en bombant la poitrine et en se la frappant avec ardeur. À nous deux, messieurs les rois !

Mais ce dont il raffolait le plus c’était l’Habeas Corpus. Haha, on ne pouvait pas arrêter n’importe qui et n’importe comment en Angleterre ! De joie, il boxa en pensée et mit knock-out une douzaine de policiers allemands. Ah Dieu, pourquoi ne pouvait-on être de nationalité franco-anglaise ?

— Maintenant, messieurs, pour terminer ce cours d’éducation civique, je m’en vais vous lire un article de journal qui, je l’espère, trouvera en vos cœurs vagissants le même écho que dans le mien adulte. Écoutez :

« Un match de hockey sur glace s’est déroulé l’autre soir, dans l’arène d’Harringay. Douze mille spectateurs se présentèrent pour occuper six mille places et se départirent un peu de leur flegme britannique. Des portes et des fenêtres furent brisées. Cette entrée tumultueuse prépara mal le public aux incidents du match. Les Canadiens – qui le gagnèrent – et les Anglais s’engagèrent à fond. Quelques minutes avant la fin, un joueur britannique sortit du cafouillis, le visage en sang.

On assista alors à un spectacle qui couvrit de honte le front des vieux sportifs, si fiers, à juste titre, du célèbre fair play anglais. Des spectateurs se jetèrent sur la piste, d’autres lapidèrent les Canadiens avec tout ce qui leur tombait sous la main d’objets hétéroclites. Quelqu’un, pour éviter une bagarre, eut l’idée de faire un signe à l’orchestre qui entonna le God Save the King. Immédiatement, tous les Britanniques tirèrent leurs chapeaux et se mirent au garde-à-vous. »

Ayant lu, Mangeclous se dirigea à grands pas vers la fenêtre. Tournant le dos à sa progéniture, il se moucha fortement et eut des frissons d’orgueil. Il se retourna brusquement à la manière de Napoléon, empocha son mouchoir.

— Trêve de sentiments, dit-il. Au vicomte de Bonmarché maintenant.

Tel était l’honorifique surnom du puîné qui se mit en devoir de réciter la Déclaration des Droits de l’Homme. Les yeux en vrille des deux autres enfants suivaient chacun des gestes de l’heureux père qui, tout en approuvant ce qu’il appelait la déclaration de bonté française au monde, veillait pontificalement sur les macaronis qui, saupoudrés de mie de pain rassis et d’ail pilé, mijotaient maintenant dans l’huile.

Mangeclous tâchait de faire des économies sur la nourriture de ses enfants. En effet, disait-il, si je n’étais plus là que deviendraient ces pauvres orphelins ? Le résultat était que les malheureux petits étaient très maigres. On disait même qu’au cours d’une période terrible de diète l’aîné des bambins avait eu la peau du cou transpercée par sa pomme d’Adam. (Cependant, si paradoxal que cela puisse paraître, Mangeclous était bon père. Il avait très peur que ses chéris ne prissent froid. Dès qu’il faisait moins de quinze degrés au-dessus de zéro, il les couvrait de fourrures noires et leur faisait ingurgiter des litres de bourrache pour les faire transpirer. De plus, il les bourrait d’amulettes engueulant terriblement tous démons. Lorsqu’il était absolument nécessaire de les faire manger et qu’ils refusaient catégoriquement d’observer les jeûnes religieux que Mangeclous inventait à leur intention, il leur remettait des bouts de pain baptisés dindon, fromage ou chocolat. Avec amour il les regardait manger tout en leur racontant des histoires de revenants pour leur couper un peu l’appétit.)

— Mes enfants, dit-il bonassement, rendons grâces à Celui qui va nous repaître et nous réjouir par la mangeaille.

Les bambins vêtus de noir se levèrent, prirent leurs chapeaux cylindriques posés sur l’évier, s’en coiffèrent et, bien plantés sur leurs pieds nus aux orteils écartés, récitèrent la prière.

— À propos, mes jasmins, que préféreriez-vous vous mettre dans l’estomac en fait de dessert ? Du riz au lait saupoudré de cannelle ou des losanges croustillants, juteux de sirop et fortement farcis d’amande ?

— Confiture ! cria le chœur.

— Très bien, je tiendrai compte de votre avis et je préparerai tout à l’heure une confiture suprême, dit le bon père. Et maintenant, agnelets, je vais vous proposer une pollicitation.

— C’est-à-dire, récita aussitôt le bambin de trois ans avec une rapidité étonnante, promesse ou offre faite par une partie, mais non encore acceptée par l’autre.

— Qu’il ne tient qu’à vous, continua Mangeclous, de transformer en ? questionna-t-il. En ?

— Accord synallagmatique ! cria impétueusement le puîné, âgé de quatre ans.

Mangeclous essuya une fictive larme d’orgueil et pria intérieurement Dieu de préserver ses chéris.

— Voici la jolie proposition que je vais vous faire, poursuivit-il d’un air riant. Celui qui par héroïque amour filial. (Les pingouillons frémirent : cela allait mal.) Celui, dis-je, qui par noblesse de cœur et pour conserver la languissante vie de son père acceptera de ne pas manger, je l’en récompenserai par un tendre baiser et peut-être par une belle Légion d’honneur en papier découpé. Qu’en dites-vous, charmants jouvenceaux dévoués à votre papa ?

Il y eut un lourd, un dur, un obstiné silence. Fronts baissés et mentons volontaires, les trois pingouillons semblaient décidés à se passer du baiser paternel et des hochets de la gloire.

— Vous me faites de la peine, dit Mangeclous après les avoir regardés séparément puis généralement. N’importe, les enfants ont été mis au monde pour apporter douleurs et tribulations à leur engendreur. Eh bien, puisque les arguments du cœur ne vous touchent pas, je serre les dents avec résignation, assez honteux d’avoir mis au monde de tels strugglers for life, comme disent mes amis les lords anglais. Peu importe, mes chéris, je vous pardonne et je ferai une proposition plus charmante à vos âmes matérialistes. Qui veut, quel fils d’entre mes fils veut recevoir un sou de cinq centimes authentiques ?

— Moi ! Moi ! Moi !

— Entendu, mes chéris, ô couronnes sur ma tête, mais à une petite condition, c’est que ce sou remplacera votre petit déjeuner. Voulez-vous ? demanda-t-il avec un huileux sourire tout en frisant de la manière la plus engageante les deux ailes de sa barbe.

Les bambins s’entre-regardèrent, supputèrent, allèrent réfléchir, chacun dans un coin de la cuisine. Enfin ils revinrent et déclarèrent qu’ils acceptaient la proposition. Notre sieur Mangeclous remit donc son dû à chacun de ses petits produits. Puis il se mit à dévorer ses pâtes à l’ail qu’il engouffra en dix minutes tout en en vantant au petit auditoire la pesanteur, réjouissante aux estomacs vides, ainsi que le fin fumet flatteur. Pour se réconforter, les pingouins frottaient chacun leur sou jusqu’à le rendre pareil à une pièce d’or. Mais le cou d’oie farci que Mangeclous mangeait sentait si bon qu’ils n’y tinrent plus et tendirent silencieusement le précieux sou à leur père.

— Je ne considère pas les pactes comme des chiffons de papier, dit Mangeclous. Laissez-moi manger en paix mes beignets au miel, jeunes cochons.

Les petits affamés et roulés restèrent debout à contempler l’ogre qui, deux fourchettes dans chaque main, mangeait affectueusement des saucisses de bœuf, du fromage fumé, de la rate au vinaigre et, délicate fantaisie et scherzo final, une salade d’yeux d’agneaux qu’un boucher de ses amis, qu’il payait en beaux discours, mettait toujours de côté pour l’homme à la parole dorée. Ayant fini, Mangeclous respira d’aise et éructa libéralement.

— Nous avons bien mangé, sourit-il avec bonté à ses enfants.

Il était heureux de vivre et d’aimer sa progéniture. À midi, pensait-il tout en curant ses longues dents jaunes et noires à l’aide d’un clou, il proposerait aux bambins de jouer au restaurant. Ceux-ci accepteraient certainement et il leur dirait que le repas coûtait un sou par personne. Oui, excellente idée.

Il alla voir si la confiture de pêches était à point. Il la retira du feu, la versa maternellement dans une soupière qui portait le blason d’un hôtel Bellevue, l’agrémenta d’amandes et de quelques zestes de citron tout en racontant aux petits quelques plaisantes ingéniosités commerciales.

La confiture étant trop chaude, il décida de faire un peu d’alchimie. (Il tenait beaucoup à l’admiration de ses petits disciples et soignait son prestige.) Il mélangea donc du charbon, du bicarbonate, de l’amidon et du mercure. Puis il concassa, pilonna, pulvérisa, cuisit, fit le profond, goûta au mélange et déclara que l’invention était à point. Il aurait été embarrassé de dire en quoi elle consistait. Les enfants écarquillaient les yeux et admiraient de toute âme.

— J’espère qu’après une telle découverte je ne serai plus un méconnu, bambins, dit Mangeclous. Qu’en pensez-vous ?

— Vous toucherez des droits terribles, père, dit le plus jeune.

— Dieu seul le sait, mon délicieux. Peut-être ne suis-je fait que pour l’immortalité, hélas. Enfin, patience. Trêve de noirs pensers et jouissons de la vie telle que le Père Extrême l’a voulue pour nous. En attendant que notre confiture refroidisse, chers enfants, je vais vous mener voir un lion.

La petite ménagerie était proche et Mangeclous en franchit le seuil gratuitement, en arguant de sa qualité de journaliste, ce qui dans le langage mangeclousien signifiait lecteur de journaux.

— Et maintenant, messieurs, dit-il lorsqu’ils furent arrivés devant la cage où bâillait l’unique pensionnaire, une petite lionne de deux mois, chapeau bas ! (Les petits se découvrirent.) Car ceci est le lion. Lion, répéta le pédagogue. (Il épela le mot.) L. i. o. n. C’est-à-dire roi des animaux. D’ailleurs vous savez que le lion figure noblement sur le blason de notre tribu et sur son drapeau. Le lion de Juda ! Courageux comme nous, messieurs ! Cependant, regardez comme il baisse les yeux devant moi. Il sent, messieurs, qu’il a affaire à une race supérieure. Ô superbe animal, dit-il en se tournant vers le poupon qui mordillait une de ses charmantes pattes pelotes, sache que je n’ai point peur de toi et que je te regarde en face. Baisse les yeux ! Allons, je le veux !

Cela dit, Mangeclous s’en fut, suivi de ses enfants émerveillés. Et bientôt ils furent de retour dans la sombre cave où la confiture s’étalait dans sa tiédeur parfumée. Le dompteur se frotta les mains et toussa de jubilation.

— Eh bien, mes chers petits, vous aurez une récompense. (Les yeux s’écarquillèrent et une nouvelle quantité de salive fut avalée.) Oui, vous avez été sages et vous avez bien écouté mon discours à la lionne. Vous aurez même deux récompenses : primo, dès qu’il y aura une noce j’irai sans y être invité et je vous emmènerai et nous nous empiffrerons en toute égalité de diverses splendeurs ; secundo, aujourd’hui même (Tremblements divers des bambins.) vous pourrez me regarder manger mon dessert, si cela ne vous ennuie pas.

Mangeclous ne mettait jamais la confiture en pots. Il la fabriquait et la mangeait aussitôt, à même la soupière. Il avait fait des yeux ronds lorsqu’il avait appris de Saltiel que les Européens conservaient les confitures et les mangeaient en hiver à petites doses, comme un médicament, et sur du pain ! Et ce fut ce jour-là qu’il proclama que Saltiel était le plus grand menteur du monde. Si sobres qu’ils fussent, les Européens étaient hommes et non chameaux et comment résister à l’appel d’une belle bassine de confiture de pêches ou d’oranges ou de coings qui te hurlait : « Mange-moi ! Je suis là pour ça ! »

— Et même vous pouvez aller appeler vos petits camarades et leur dire que je les invite à respirer les odeurs, dit-il, assis devant la table et puisant la confiture avec une louche qu’il portait à sa bouche.

Les trois marmousets sortirent lentement et allèrent dans la rue se consoler avec leurs trois sous qu’à tout venant ils montrèrent.

Mangeclous était en train d’avaler la dixième louchée de confiture lorsque Salomon dégringola les marches qui menaient à la sombre demeure.

— Aisance et famille, souhaita Mangeclous.

— Fin du monde ! cria le petit prodige. Écoute ce que je vais te dire !

— Silence ! intima Mangeclous. Si c’est une bonne nouvelle, je veux m’en réjouir au préalable en me dulcifiant. Si par contre elle est mauvaise, il sera toujours temps que je l’apprenne et inutile de me couper l’appétit.

— Mais il faut que je te dise tout de suite ! Mangeclous se leva, sortit de sa poche un grand mouchoir bordé de noir – dont il ne se servait jamais, car il préférait l’usage de l’index – et bâillonna Salomon afin de se confiturer en paix. Pour mieux savourer son dessert, il lut en même temps un manuel d’histoire de France et se rengorgea de ce que sous Louis XIV le premier président de la Cour de Justice de Paris avait le pas sur les princes du sang. Il en était tout gaillard. En sa qualité de juriste, il participait à ces honneurs.

— Haha ! ricana-t-il méchamment. Chapeau bas, messieurs les princes, devant la noblesse de robe !

La confiture achevée, il contempla la bassine déserte, but plusieurs verres d’eau claire, estima en son for intérieur qu’en somme les confitures ce n’était pas très bon. Il se demanda pourquoi les Européens aimaient les confitures au point de les garder dans des armoires et des petits pots. Non, vraiment, les confitures c’était écœurant. Il aurait dû en donner aux petits. Pauvres chéris, il les ferait manger à midi. Il but un verre d’eau, décrocha un faux téléphone, parla familièrement à de hauts personnages pour épater le crédule Salomon qu’enfin il débâillonna.

— Maintenant, tu peux parler, ô fils des pères bien élevés. Ce que Salomon annonça à Mangeclous jaunit en un clin d’œil le visage tourmenté de l’illustre Céphalonien qui, d’émoi, lâcha une série de vents si retentissants que les vitres de la cuisine tremblèrent, que deux chevaux s’emballèrent sur la place du Marché et qu’un chat épouvanté mordit un gros chien.

Après avoir médité quelques minutes, Mangeclous s’empara du panier à salade, s’en coiffa comme d’un heaume, se précipita dans l’impasse des Puanteurs au bout de laquelle ses rejetons étaient en train de jouer à un jeu mystérieux qui consistait à se prêter réciproquement un sou. D’une main il s’empara des tignasses de l’aîné et du puîné, tandis que de l’autre il saisit le plus jeune par un pied. Ainsi chargé, il galopa vers sa cave, traînant les pingouillons qui glapissaient fort, car les cailloux et les tessons écorchaient la tête pendante du petit et les pieds nus des deux autres.

Arrivé devant le drapeau britannique, il lança ses enfants à la volée dans la souterraine tanière, ferma la porte à double tour, ôta son masque de fer et rendit grâces. Sauvé, il était sauvé et sa chère progéniture avec lui !

Mangeclous fit les présentations, bien inutiles puisque Salomon était le parrain des marmots. Ceux-ci se découvrirent simultanément et déclarèrent au vendeur d’eau tout ébahi qu’ils étaient charmés. Puis ils firent demi-tour du côté de leur maître et père qui les scrutait d’un œil mussolinien.

— Comment se fait-il, messieurs, dit-il, que vous ne vîntes pas vous réfugier dans les mamelles de la paternité lorsque vous apprîtes la terrible nouvelle ? Parlez, ô crapauds envenimés, ô souche des balayures et descendance des latrines !

— Seigneur père, dit l’aîné, nous ne connaissions pas la noire nouvelle que Votre Condescendance voudra nous expliquer peut-être.

— Sur mon ventre vide, je l’ignorais ! dit le bambin de trois ans qui, malgré sa taille minuscule, ne le cédait pas en éloquence à ses deux frères, orateurs déjà réputés.

— Nous fûmes seulement étonnés en notre candide ignorance, dit le puîné, de voir les rues soudain vides d’âmes et de gestes.

— Aussi ne pûmes-nous beaucoup montrer le prix de notre famine !

— Ô père doué de toutes vertus, dit l’aîné, ô notre maître en astuce, ô sublime engendreur doué d’intelligence, qu’il vous plaise d’ouvrir le robinet de votre sagesse afin que nous connaissions d’où vient le mal !

— Et que, le cas échéant, nous puissions adresser à l’Éternel nos discours enfantins, conclut le plus jeune.

Bien que l’heure fût grave, le masque de Mangeclous s’éclaira d’un doux orgueil. Quels prodiges et quelle heureuse vieillesse ils lui promettaient ! Et comme ils étaient beaux avec leurs petits chapeaux haute-forme et leurs jolis petits pieds nus et leurs belles voix déjà rauques ! Par prudence, il pointa à la dérobée deux doigts en corne pour conjurer le mauvais œil de tous autres pères moins bien partagés et prononça intérieurement la formule consacrée : « Mon doigt dans ton œil aveugle ! » Il lança un regard du côté de Salomon et se délecta de l’admiration qu’il lut sur le visage constellé de rousseurs. Puis il s’adressa à sa progéniture tout en caressant le chapeau du plus jeune.

— Délices du cœur et fils de la préférence de l’âme, regardez mon compère ici présent. (Chaque marmot prit son face-à-main et lorgna Salomon.) Eh bien, sachez qu’il vient de m’apprendre que la lionne que nous avons vue tout à l’heure, bête sauvage véritable toute en dents et griffes, vient de s’échapper de sa cage après en avoir mangé les barreaux ! (Ce dernier détail ajouté par Mangeclous et pour la beauté de la chose.)

Les trois petits compères, fort bien élevés par leur père, reculèrent d’effroi et, d’un seul mouvement, se couvrirent le visage en grands tragédiens.

— Ô journée noire pour notre peuple ! cria l’aîné.

— Ô machination antisémite ! s’exclama le bambin de trois ans.

Mangeclous – qui se prétendait pourtant « scientifique et antisuperstitieux » – décida, en son for intérieur, de demander à la sorcière chrétienne de faire des fumigations magiques à son précieux dernier-né.

— Haut les cœurs ! dit l’aîné. Seigneur père, il s’agit d’utiliser subtilement ce malheur ! Je propose que vous fondiez une société anonyme mondiale pour la protection des Juifs contre la lioncesse !

— Mais il faudra, dit le second, recruter des mercenaires chrétiens armés de fusils chargés ! Ils accompagneront les fils de la tribu moyennant rétribution !

— Et il faudra, dit le plus jeune, monter aussi une compagnie d’assurances contre les risques de dévorement et, de plus, stocker toutes armures et armes se trouvant à Céphalonie !

Et il croisa ses bras, imité aussitôt par ses deux aînés. Mangeclous, au lieu de croiser les siens, les ouvrit et les trois enfants s’y précipitèrent.

— Bambins, bambins, ô bambins, gazouillait Mangeclous qui les tenait frénétiquement contre lui et essayait de faire croire qu’il versait de douces larmes tout en baisant leurs chapeaux. Ô bambins !

Père et enfants s’étreignirent fort, tout en calculant les salaires des mercenaires, le nombre et la nature des armes à acheter. Enfin, sous l’œil épouvanté de Salomon, ces quatre comédiens levèrent la main pour prêter serment, se jurèrent aide réciproque et proclamèrent leur décision de mourir ensemble.

— Lorsque la lioncesse sera devant vous, père, cria le puîné, je me précipiterai dans sa gueule pour m’immoler en votre lieu et place !

— Merci, noble créature, sanglota Mangeclous. (Sur un ton tout différent, très positif :) Mais il faudra que tu te dépêches, mon garçon, et te jeter en cette gueule sans barguigner et ne pas attendre qu’elle m’ait mangé quelque pied.

— Cette émotion nous a creusé l’estomac, conclut le plus jeune.

Négligeant cette oiseuse remarque, Mangeclous s’installa à sa table de travail, prit la plume d’oie qui gisait dans sa rigole crânienne et rédigea sans plus tarder un plan de campagne contre la lionne. Il s’arrêta pour demander à Salomon ce qu’il pensait des trois enfants.

— Une merveille, dit Salomon.

Mangeclous baissa les yeux coquettement, détourna le visage, eut un petit rire gracieux, pudique, chatouillé, homosexuel, féminin en tout cas. Un petit rire de vierge gourmande, un rire de ravissement, de bonheur presque sexuel qui semblait dire : « Ne me pelotez plus. » Tout cela, oui. Je l’ai vu, ce rire. Mangeclous aimait ses enfants. Évidemment, il ne les nourrissait pas beaucoup. Mais de temps en temps, quand il lisait un article sur le rachitisme, il les gavait à l’entonnoir. De plus, il économisait beaucoup pour eux. Il y avait dans la cuisine trois cachettes où il enfouissait de l’argent pour ses chéris. Quand l’un d’eux tombait malade, Mangeclous jeûnait et ne mentait plus. Et il se levait plusieurs fois dans la nuit pour venir baiser la main du petit endormi.