XII

L’heure était exquise. On croquait des pistaches salées, on mangeait des œufs durs, on buvait de nombreuses chopes de bière perlées de buée et, délice suprême, on faisait des projets tandis que les crêtes des vagues scintillaient sous la lune et que la sirène s’angoissait. Puis on imagina longuement les merveilles, bienfaits ou luxes dévorants, qu’on ferait si on gagnait le gros lot de la Loterie Nationale. Enfin, Mangeclous demanda à Salomon si, pour un million, il oserait chanter « Rigoletto » à l’Opéra de Paris.

— Sûr et certain, répondit le petit homme. Que m’importe qu’on rie de moi ? Lancez-moi des tomates et des œufs pourris si cela vous fait plaisir. En attendant, moi, je vais être millionnaire ! Je chante faux tant qu’ils voudront, je reçois un million, je leur fais un pied de nez et vite je file et je ne vois plus aucun Parisien de toute ma vie !

Saltiel fredonna alors un air de « Carmen » que depuis vingt ans il essayait d’apprendre. Mais il ne savait que les premières notes et s’arrêtait toujours au beau milieu de la première phrase. Puis Mangeclous dit la sienne et apprit à Salomon horrifié que les princesses avaient des intestins. Salomon se récria mais dut se rendre à l’évidence et maudit Mangeclous, empêcheur d’admiration. Puis Saltiel parla de la perspicacité d’un certain professeur Freud.

— Quelqu’un a volé et il nie ! Bon. On l’amène chez ce médecin professeur qui lui lance un regard et dit : « Le portefeuille se trouve sous le fourneau ! »

Mangeclous se promit de ne jamais faire la connaissance de ce Freud-là. Puis Saltiel raconta aux amis que le roi d’Angleterre prenait son exquis café du matin dans une tasse de diamant et Mattathias passa sa langue sur ses lèvres, à cause non du café mais de la tasse. Mangeclous expliqua ensuite comme quoi l’homme qui arriverait à savoir le Zohar par cœur pourrait devenir invisible et faire de petites incursions fructueuses dans les pâtisseries. Salomon décida en son for intérieur d’acheter dès que possible ce livre cabalistique. Il y eut un silence durant lequel les Valeureux contemplèrent le haut mât qui pointait des étoiles. Salomon renifla.

— Qu’as-tu, extrémité du macaroni et fond de la cuillère ? demanda Mangeclous.

— Je suis triste.

— Pourquoi ?

— Parce que Sa Majesté Édouard VIII ne s’appelle plus que monsieur Windsor.

— Ah si c’était moi ! dit Mangeclous. Pour une femme renoncer à un empire, à une liste civile de cinquante millions de livres et au duché de Cornouailles ! Et tout cela pour une femme à qui il aurait pu rendre visite tant qu’il lui aurait plu sans tout cet embrouillamini d’abdication.

— Si on lui télégraphiait de rester roi et de voir en cachette sa belle dame ? proposa Salomon. Il n’aurait qu’à lui faire des cadeaux pour la consoler.

— Et petit à petit il arriverait à l’épouser, en changeant de Premier ministre, dit Saltiel. N’empêche, moi je l’admire.

Mangeclous garda un silence loyaliste. Il s’agissait d’une si haute personnalité anglaise qu’il se sentait tenu à beaucoup de réserve. Il n’en pensait pas moins.

— Ce qui me fait le plus de peine, gémit Salomon, c’est qu’on ne lui donne même pas l’autorisation de rester en Angleterre.

D’autres Valeureux se mouchèrent.

— Mais nous sommes fous, dit soudain Mangeclous, Édouard Windsor peut-être seulement, mais en attendant il a plus de rentes que nous et, soyez tranquilles, son frère qui est un seigneur charmant et bon lui donnera mille titres de noblesse !

— Oui, mais il ne pourra plus jamais vivre en Angleterre ! sanglota Salomon.

— Et toi est-ce que tu y vis ? Sois tranquille, il aura des calèches et des châteaux à Nice ! Et il ne voyage pas en troisième classe ! Promenons-nous, pauvres que nous sommes.

Ils s’en furent en catimini voir ce que faisaient les riches dans le grand salon des premières. Massés dans l’ombre, ils guettaient et ils admiraient. L’orchestre joua le God Save the King. Deux Anglais se levèrent, ce qui fit battre double le cœur de Salomon. Très ému et pudique représentant de son Angleterre chérie, Mangeclous se découvrit et se tint immobile, digne, discret, sérieux, noble, distingué.

Puis ce fut la Marseillaise qui éclata et Mangeclous se sentit fortement français et féru de Danton. Il se promena sur le pont en faisant des saluts militaires à d’innombrables régiments dont il se sentait terriblement généralissime. Salomon brûlait de défendre sa patrie ! La Marseillaise étendait des ailes toujours plus victorieuses et Mangeclous fit gravement le chef d’orchestre.

— Si j’étais chef de la France, déclara-t-il, les larmes aux yeux, je la ferais jouer toutes les heures dans les rues pour augmenter le patriotisme ! Et je ferais fusiller les meneurs !

— Lesquels ?

— Tous !

Vers la fin de l’hymne, il était si fou d’enthousiasme qu’il mit en joue les Allemands. Tandis que d’une main il continuait de diriger l’hymne cher, de l’autre il appuyait sur la gâchette. Et il visait rudement bien. Les amis n’y tinrent plus et épaulèrent à leur tour. De terribles pan-pan éclatèrent, suivis des badaboum de Michaël artilleur. Et les Allemands tombaient comme des mouches.

L’orchestre stoppa et les Valeureux transpirants s’épongèrent. Mattathias et Michaël étaient gênés. Par contre, Salomon était enthousiasmé par son courage. Il en avait tué au moins cinquante !

— Et les miens, dit Mangeclous, leurs crânes éclataient parce que j’avais mis des balles doum-doum ! Je visais bien parce que j’avais la glace devant moi ! Au revoir, mes mignons, je vais faire un tour.

Il se dirigea vers le pont des quatrièmes où il expliqua à un Arménien qu’il était ambassadeur incognito. À un Syrien il raconta qu’il était médecin et qu’il guérissait l’obésité en mettant pendant vingt-quatre heures ses patients dans un appareil frigorifique.