XIV
Il était huit heures du matin et le soleil pesait déjà. Mais le mistral faisait claquer les tentes et les drapeaux des barques du Vieux-Port, face à la Canebière. Accroupi sur le quai, un quinquagénaire borgne et ventripotent savourait la joie de vivre et se délectait d’un plat de son invention qu’il appelait Rosée du Matin ou Réconfort du Mâle et qui se composait d’oursins, de violets, d’œufs durs, de petits bouts de pain, de piments, de safran et d’une trentaine de gousses d’ail – le tout largement arrosé d’huile et de vinaigre. Un maillot à raies bleues moulait le torse mamelu du petit homme. Deux courtes jambes torses et bronzées, où frisaient de nombreux poils dorés, sortaient de ses culottes.
— Ah, faisons-nous un peu beau maintenant, hé.
À l’aide du petit poignard qui venait de lui servir de fourchette, il cura les ongles de ses pieds écailleux tout en barytonant un chant qu’il avait composé à la gloire de sa ville natale.
Salut Marseille,
Ville vermeille !
Tous les matins, Scipion Ange Marie Escargassas procédait ainsi à sa toilette car il tenait beaucoup à être « charmant aux dames » – dont il croyait, d’assez bonne foi, être la coqueluche. Il s’interrompait de temps à autre pour lancer ce qu’il appelait une galantinerie aux jeunes poissonnières qui allaient et venaient en sabots, chaussons et bas de soie. Pour leur plaire il faisait avec ses bras – tatoués d’une vingtaine de prénoms féminins – des mouvements destinés à mettre en valeur ses biceps. Les petites, poudrées et fardées, ne se privaient pas de rire, de pouffer et de lui crier qu’il était bien vilain. Mais Scipion n’avait cure de ces moqueries. « C’est pour cacher leur confusion, confiait-il à ses intimes. Quand elles sont ensemble elles font censé de se rigoler de moi mais au fond elles se régalent de me voir parce que je suis magnifique. »
Bien qu’il n’eût plus qu’une dizaine de dents, il s’estimait séduisant et n’était pas médiocrement fier de ses minuscules moustaches frisées au petit fer, de ses bagues en simili, de son anneau d’oreille et de ses accroche-cœur pommadés, bien recourbés sur son front rouge brique. Mais sa gloire suprême était sa nuque rasée à la Deibler. « Comme ça, la place pour la guillotine est déjà prête », avait-il coutume de dire sombrement.
Depuis trente-cinq ans, Scipion – d’ailleurs fidèle à sa femme – confiait à tout venant ses imaginaires prouesses amoureuses et son mystérieux pouvoir de séduction. Plaire au sexe était la règle de vie de ce petit mégalocéphale. Aussi se ruinait-il en parfums d’héliotrope, en foulards de soie blanche et en escarpins vernis – si étroits qu’il les portait en bandoulière et ne les chaussait qu’aux grandes occasions.
Ayant fini de se curer les oreilles au moyen d’une allumette, il exécuta la roue pour être admiré par les passants et pour se maintenir en forme. Enfin il décida de se livrer à ce qu’il appelait son violon d’Ingres. Ce petit Marseillais avait un double métier. Il était, comme il disait, navigateur et chef après Dieu sur La Flamboyante – nom actuel de la petite barque sur laquelle il faisait faire des excursions « en basse et haute mer » aux touristes et qu’il avait successivement baptisée La Glorieuse, Væ Victis, La Mille et Une, La Généreuse, Austerlitz, Éléphant de Mer, Myosotis, Intrépide, La Baleine, La Mignonne, Gigantic. Mais il était aussi vendeur de moules.
Il posa un suroît sur ses cheveux pommadés et, sur ses épaules, une longue cape, faite d’échantillons multicolores. Ceci fait, il commença à crier, yeux exorbités et veines du cou saillantes, en désignant ses petits tas. Sa voix était étonnamment rauque et menaçante.
— Allez, dix sous le moulon, dix sous pour les finir ! Regardez-moi comme je suis beau ! Oh, mon Dieu, mais comme je suis beau ! vociférait-il avec indignation.
Ce qui signifiait simplement qu’il trouvait aimable sa marchandise. C’était son habitude de crier ainsi à partir de huit heures du matin qu’il vendait ses moules dix sous pour les finir. Mais il ne les finissait jamais.
Deux Anglaises – tailleurs verts et chevelures acajou – s’arrêtèrent devant La Flamboyante, s’intéressèrent à l’écriteau de toile sur lequel Scipion avait peint à l’huile un petit Château d’If entouré de cœurs saignants et de gigantesques colombes qui tenaient entre leurs becs une banderole où étaient calligraphiés ces mots dont l’orthographe est respectée : À LA RENOMÉ DE LA GALLANTERI !
Apercevant des clientes possibles, il se débarrassa de son suroît et de sa cape, se coiffa prestement d’une casquette de commandant à galons d’or et offrit ses services avec un sourire édenté mais engageant.
— Miladisses, cria-t-il en saluant militairement, à vos ordres ! Capitaine marin Scipion, de La Flamboyante ! Vingt ans de navigation ! Promenades avec chants par le capitaine ! (Le ton changea, devint pénétrant, dangereux, voluptueux. Et le petit bonhomme prit son regard filtrant, les paupières presque closes.) Hygiène, sécurité et plaisir…
La perspective de photographier le pittoresque bonhomme décida les Anglaises à accepter ses offres. De sa main à laquelle manquaient deux doigts – qu’il était sûr maintenant d’avoir perdus à la guerre et non plus, comme il le racontait autrefois, dans la gueule d’un caïman « de la savane de Chicago » – Scipion aida ces dames à monter sur sa nef tout en leur murmurant d’une voix langoureuse et perfide que l’Angleterre était un grand pays et que l’Anglaise, pour ce qui était de l’amour…
— Suffit. Honneur aux dames et respect à la beauté !
Après avoir, avec des sourires confidentiels, disposé des coussins sous le séant des charmantes clientes, il mouilla son index, le tint haut levé pour « tâter l’horizon » et annonça que nulle tempête ne se préparait. Enfin il déclara qu’il allait larguer les ris et commença à enrouler la voile dont il ne savait pas se servir et qui n’était là que pour faire grandiose.
Soudain, ayant tourné ses regards du côté de la Canebière, un spectacle inattendu le pétrifia. Il poussa un hurlement sauvage, bondit hors de sa barque et fila, anéantissant sous ses pieds la distance.
Il nous faut remonter à plus d’un quart de siècle.
La plupart des Solal Cadets, qui étaient, on le sait, de nationalité française, avaient été exemptés du service militaire pour faiblesse constitutionnelle. Il n’en fut pas de même pour Mangeclous dont la tuberculose ne s’était pas encore déclarée. Accompagné par une population admirative et angoissée, le faux avocat était donc parti en sa vingtième année pour les risques de guerre, c’était ainsi qu’il appelait le régiment. À la caserne du cent quarante et unième à Marseille, il avait connu Scipion Escargassas et s’était vite lié d’amitié avec cet homme dont le caractère lui convenait. Deux ans plus tard, les Valeureux avaient fait à leur tour la connaissance de Scipion en de mémorables circonstances.
Peu avant sa libération, Mangeclous avait envoyé à ses parents et amis de Céphalonie le télégramme suivant : « ai fierté émue vous annoncer que gouvernement république française ministre guerre et généralissime viennent me faire honneur de procéder à ma nomination véridique aux grades et dignités de caporal avec privilèges, immunités, billets de faveur et quarts de place qui y sont attachés stop patriotiquement et en larmes votre ami férocement attaché pinhas solal dit mangeclous caporal comme napoléon. » Ce télégramme avait coûté cher et Mangeclous y avait consacré la totalité de ses économies.
Comme on peut bien le penser, la nouvelle avait bouleversé les Céphaloniens qui avaient envoyé aussitôt à l’homme de guerre une adresse de félicitations sur parchemin enluminé. De plus, ils avaient célébré à la synagogue un service spécial pour remercier l’Éternel des Armées d’avoir enfin donné au monde un caporal israélite. Sous la corbeille fleurie du ciel nocturne, ils avaient commenté le rutilant uniforme du nouveau chef et longuement parlé stratégie, et leurs poitrines s’étaient enflées d’orgueil. Enfin ils avaient décidé d’envoyer à Marseille une délégation composée de Michaël, de Mattathias, de Saltiel et de Salomon – ce dernier presque un enfant à cette époque – avec mandat, primo, d’offrir à Mangeclous un yatagan d’honneur ; secundo, de le prier, puisqu’il était bien vu par le ministre de la Guerre, d’appuyer diverses demandes de naturalisation, de passeports et d’exemptions douanières.
Les Valeureux firent donc la connaissance de l’ami marseillais de Mangeclous et ne tardèrent pas à en raffoler. À tel point que lorsque Scipion, peu après sa sortie de la caserne, fut atteint de la fièvre typhoïde, les Valeureux s’improvisèrent infirmiers. Tremblant d’être contaminés, ils avaient cependant tendrement soigné le bon Chrétien. Pendant un mois, ils s’étaient relayés de deux heures en deux heures, l’avaient baigné, frictionné et choyé.
Pour ne pas attraper le terrible mal, ils avaient pensé à se masquer le visage à la façon des chirurgiens. Mais, ces masques coûtant cher et leur paraissant d’un emploi compliqué, ils s’étaient bornés à faire l’emplette de têtes grotesques de carnaval dans les nez desquelles ils avaient introduit des gousses d’ail, des oignons et du coton imbibé de vinaigre. Et Scipion fut soigné par d’étranges infirmiers à masques de nègres ou de guerriers chinois, masques qui donnaient des terreurs nocturnes au pauvre diable. Salomon s’était affublé d’une tête de petit cochon et Mangeclous s’était muni d’un engin particulièrement redoutable : une tête d’oiseau rapace à bec immense qu’il avait bourrée de camphre, de bicarbonate de soude, d’aspirine, d’antipyrine effervescente, de sel gris, de poivre rouge, de naphtaline, de clous de girofle, de menthe sauvage ainsi que de chiffons imbibés d’ammoniaque, de teinture d’iode, de pétrole et d’eau de Javel.
Bref, Scipion avait été entouré par quatre mères dont les inventions prophylactiques avaient failli l’asphyxier. Étant de forte constitution, il avait cependant tenu bon et résisté même aux vapeurs ammoniacales. Entré en convalescence, il s’était embarqué avec les amis pour Céphalonie où, durant quelques semaines, il coula des jours heureux, mangeant, buvant et chantant, se privant de porc pour ne pas faire de la peine aux amis et assistant aux services de la synagogue pour leur faire plaisir. Il est vrai que, pendant que le ministre officiant chantait en hébreu, Scipion, lui, récitait des prières catholiques. Mais il avait bien fallu se séparer et Scipion était retourné à Marseille de laquelle il se languissait trop, comme il disait. Cependant l’amitié ne s’était pas rompue. Au contraire.
On s’écrivait régulièrement. Les lettres que les Valeureux recevaient les tenaient au courant des divers métiers de Scipion. Au cours de ce quart de siècle, Scipion fut successivement cocher d’une voiture à chèvres pour enfants ; tatoueur ; médium ; vendeur de chiots qu’il promenait sur la Canebière ; porteur non autorisé aux Messageries Maritimes ; explorateur – il s’était accordé ce titre après un voyage à Lyon ; détatoueur ; sauvage à la foire de la Plaine. En cette dernière qualité, peinturluré en noir et enfermé de midi à minuit dans une cage, il poussait des hurlements qui faisaient frémir ses amis et il se nourrissait de tabac, de souris et même de beurre. Il avait été ensuite faux témoin en permanence à la mairie ; vendeur de ces gâteaux aux anchois qu’on appelle à Marseille des tout-chauds ; dictateur du parti autonomiste provençal et ancien conseiller municipal non élu du Plan de Cuques.
Une des professions qu’il exerça le plus longtemps fut celle d’écrivain public. Pour ce faire, il avait installé au cours Saint-Julien une petite roulotte dans laquelle il trônait, sous une photographie de monsieur Thiers. « Un peu de patience, frisées, disait-il à ses clientes. Mon secrétaire il va venir. » Cet écrivain public savait lire les majuscules d’imprimerie mais ignorait l’art de l’écriture. Il avait donc à son service un petit garçon de l’école de la rue de Lodi qui écrivait sous la double dictée de la cliente et de Scipion dont les oreilles, en ces heures professionnelles, étaient ennoblies de plumes d’oie, d’un crayon et d’un stylographe.
Comme on le voit, Scipion était fait pour devenir l’ami intime des Valeureux et particulièrement de Mangeclous qu’il appelait son frère de sang depuis que le Céphalonien et lui avaient saigné du nez en même temps, un après-midi d’automne. Cette coïncidence les avait charmés. Ajoutons enfin que, dans ses lettres, Scipion appelait Mangeclous « cher compagnon de mort » – ceci parce que le tramway qui les avait ramenés un soir à la caserne avait déraillé.
La dernière lettre de Scipion adressée à « son ancien chef et ami actuel et futur Mangeclous » avait annoncé qu’un héritage lui avait permis d’acheter un navire – en réalité une petite barque centenaire que Scipion avait, pour la beauté de la chose, agrémentée d’une figure de proue achetée à l’encan. Grâce à cette barque – La Flamboyante précisément, où les deux Anglaises ahuries étaient en ce moment en train de se demander pourquoi le petit Français s’était enfui – l’ami des Valeureux gagnait sa vie en conduisant des touristes par mer calme et par tempête et à l’aide de boussoles, cartes marines, compas et sextants.