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Étrange bonhomme vraiment que Mangeclous. Ses entreprises du temps de la lionne lui avaient rapporté une somme rondelette grâce à laquelle il aurait pu suralimenter ses enfants, faire l’emplette d’une redingote neuve et offrir à sa Rébecca les spécialités pharmaceutiques dont elle était aussi friande que l’épouse de Salomon. Comme elle aurait été heureuse de consolider sa santé en prenant simultanément de la Boldoflorine, de l’Urodonal, de la Magnésie Bismurée, du vin de Frileuse, de la Quintonine, de la Multivitamine, des sels Kruschen, de l’Eno’s Fruit Salt, des Petites Pilules Carter et bien d’autres produits après lesquels son âme soupirait.
Mais non. Imaginez-vous que Mangeclous se découvrit une vocation de mécène aussitôt son holding liquidé et qu’il répartit ses gains entre les personnalités et les organismes qu’il chérissait. Ces munificences partaient d’un bon mouvement et le pauvre bougre était à cent lieues d’imaginer qu’elles étaient déplacées et ne seraient pas reçues avec une reconnaissance débordante. En voici le détail.
Mille drachmes au Saint-Siège, mille drachmes à l’Organisation sioniste et trois mille drachmes au roi d’Angleterre. Ce dernier don était accompagné de la mention suivante, soigneusement calligraphiée au dos du mandat-poste qui stupéfia le receveur de Céphalonie : « Prière à Son Amicale Majesté de S’acheter Quelques Futilités Lui Faisant Plaisir et d’offrir Quelques Chocolats Suisses aux Mignonnes Princesses de la part de leur bon ami Mangeclous, humble ver admiratif et rampant. Le chocolat aux pistaches Damak fabriqué par Nestlé est Ravissant. »
Trois cents drachmes au duc de Norfolk qu’il estimait particulièrement. Deux cent cinquante drachmes au colonel Lord Templemore, D. S. O., O. B. E., capitaine des Yeomen de la Garde. Deux cent quarante drachmes au comte de Lucan, capitaine des Gentilshommes d’Armes. Deux cent soixante drachmes à l’amiral Lord Beatty. Cent drachmes au comte de Sefton. Cent vingt drachmes au comte de Derby. Cent cinquante drachmes au marquis de Zetland. Deux cents drachmes au marquis de Linlithgow. Cent drachmes à Mr. Winston Churchill. Cinquante drachmes à Mr. Lloyd George. Deux cent soixante-quinze drachmes au Brigadier-Général G. W. St. G. Grogan dont il avait beaucoup apprécié le haut plumet.
Trois mille drachmes au ministère français de l’Air. (« Avec le salut militaire du caporal Pinhas Solal. ») Trois mille drachmes à la Suisse. (« Pour vous acheter quelques bons canons et faites attention, s’il vous plaît, du côté d’une certaine frontière, hum, hum ! ») Deux mille drachmes au Président des États-Unis. (« Veuillez excuser la modicité, Cher Grand Ami, mais je n’ai pas de soucis au sujet de Votre Trésorerie. »)
Et un timbre grec d’un centime au ministère allemand de la Propagande.
Ces divers dons ayant été expédiés en secret – Mangeclous craignait les glapissements de Rébecca – il alla commander quatre billets de troisième classe pour Marseille, via le Pirée. Il se frottait vigoureusement les mains en pensant à la joie qu’éprouveraient les notables britanniques lorsque ses dons leur parviendraient. Tout de même il aurait dû envoyer un peu plus à Lloyd George qui se froisserait peut-être. Tant pis. Trop tard. Et puis, en somme, c’était mieux ainsi. Il avait certes beaucoup de considération pour Lloyd George mais il n’approuvait pas entièrement sa politique et, en fin de compte, il n’était pas fâché de le lui faire comprendre discrètement. Il s’arrêta, très ennuyé de n’avoir rien envoyé à ses chers Eden, Neville Chamberlain, Baldwin et autres. Mais que faire ? Il ne lui restait plus un sou. Eh bien, à la prochaine affaire, il ne les oublierait pas.
De retour en sa cave, il fut pris d’une grande lubie de tendresse et confectionna pour ses marmots une omelette de quarante œufs. Au milieu de la nuit, il les réveilla pour leur faire ingurgiter, sous son regard sévère et charmé, divers fortifiants.