XI
Sur le pont du bateau qui venait de quitter le Pirée à destination de Marseille, Michaël, Salomon et Mattathias entouraient Mangeclous portant contre sa poitrine – et dans un sac de peau – le chèque de huit mille francs suisses remis par la banque d’Athènes en échange des trois cent mille drachmes. (Après une discussion ardente, il avait été convenu que chacun des amis garderait le chèque à tour de rôle pendant quatre heures et que le porteur de quart serait encadré par les autres.)
Inquiet de ne pas voir Saltiel, Salomon s’en fut à sa recherche. Il le trouva, assis sur sa vieille valise nombreusement ficelée, qui rêvait comme le prophète Jérémie sur les ruines de Jérusalem. Le petit oncle se rappelait les années passées. Un quart de siècle auparavant, trente mille Juifs vivaient à Céphalonie et en ce temps béni il y avait cinq synagogues, une Académie de Talmud, un séminaire, un grand rabbin, six rabbins ordinaires et dix ministres officiants. Mais peu à peu les Juifs étaient partis et il n’en restait plus maintenant que quinze mille. Les autres avaient essaimé vers des villes prospères – Milan, Alexandrie, Manchester, Paris, New York. Haïm, le petit-fils de Moïse Solal, était député et s’appelait Victor Saulalle. Le mariage de sa fille Jehanne avec le baron Oppenheim avait été célébré dans la plus élégante église de Paris. Quant au fils de Victor Saulalle, il était romancier d’adultères. Honteux de sa race, il signait Adrien de Nobencourt. On disait même qu’il songeait à introduire une instance en rectification d’état civil.
— Oncle, demanda Salomon, avez-vous mal en quelque lieu de votre corps ?
Et tous ces transfuges mangeaient du porc, se réjouissaient de connaître des préfets et parlaient de Céphalonie avec condescendance, bien décidés à ne plus revoir cette île peu civilisée et le ghetto auquel ils devaient d’avoir duré. Ils n’allaient à la synagogue que le jour du Grand Pardon et ne mangeaient plus de pain azyme pendant les fêtes de la Pâque. Ils faisaient encore circoncire leurs fils mais ils ne leur apprenaient plus l’hébreu. Les pauvres enfants ne savaient qu’une seule prière, celle qu’en ridicule costume d’adulte et en chapeau melon ils récitaient le jour de l’initiation dans des synagogues où on jouait impudiquement de l’orgue et où les femmes, horreur des horreurs, coudoyaient les hommes. Et les filles de ces transfuges mettaient de la peinture sur leurs lèvres, sortaient le soir à demi nues. Et il en avait vu qui s’habillaient comme des hommes. Quant aux fils des plus riches, ils avaient des manières efféminées et abjuraient la sainte religion. Brusque passage de la sainteté à la pourriture.
Les trois autres Valeureux entrèrent au moment où, dans la cabine obscure, Salomon prenait la main de Saltiel.
— Voulez-vous que nous chantions un psaume ensemble ? proposa-t-il.
D’un geste de la main Saltiel rejeta les psaumes qui n’avaient pas préservé le peuple de la déchéance.
— Que diable, quand on est triste on le dit, on le crie ! clama Mangeclous. Assez de ces énigmes, ô Saltiel !
— C’est d’avoir quitté l’île, oncle ? demanda Michaël.
— Notre peuple agonise, dit Saltiel.
Mangeclous hocha la tête. Il y avait longtemps qu’il le savait et il n’en dormait pas la nuit. Et puis qu’avait-il fait de sa vie et de sa jeunesse ? Aucune invention, rien ne resterait de lui après sa mort. Oh, avoir écrit un livre noble et être applaudi par les foules ! Au fond, il était déjà mort. Et dire que s’il était né chrétien d’Angleterre il serait en ce moment vice-roi des Indes et non paltoquet juif mangeant beaucoup pour se consoler de n’être rien. Un roi avait tout, décorations, plaisirs, honneurs, admirations justifiées ou non, et lui, Mangeclous, rien. Il regarda le hublot dans une intention de suicide. Non, il ne pourrait pas passer à travers. Demain, lorsqu’il serait seul, il agrandirait le hublot de sa cabine à l’aide de quelque scie.
Mais la cloche du dîner sonna et Mangeclous se leva, frotta ses gigantesques mains, en fit jaillir des étincelles. Si Israël était en train de mourir, lui Mangeclous était en train de vivre, que diable ! Et d’ailleurs le chancelier Hitler se chargeait depuis quelque temps de ressusciter l’âme d’Israël !
— À table, messieurs ! Des nourritures grasses nous attendent et vous savez que plus elles sont grasses et plus elles me conviennent !
— Faisons-nous beaux, dit Salomon. La salle à manger est belle et il ne faut pas perdre la face !
— Qu’est-ce que cette idée, s’indigna Mangeclous, de rester dans une cabine obscure alors que là-haut il y a de la musique, des Anglais de première classe à saluer et des connaissances à faire !
— Et des dames à regarder ! dit Salomon.
— L’électricité, Salomon, l’électricité ! cria Mangeclous en frappant dans ses mains. Tourne les boutons et illumine toutes les électricités afin que la gaieté entre dans les cœurs et que je ruine un peu cette compagnie de navigation qui fait certainement trop de bénéfices !
Les mains barbotèrent dans l’eau de la cuvette et les cheveux furent mouillés, pommadés et lissés. Après que Salomon eut brossé les amis, les Valeureux pénétrèrent à la queue leu leu dans la salle à manger des troisièmes où leurs accoutrements obtinrent un succès dont seuls Saltiel et Salomon eurent honte.
Ils mangèrent de bon appétit, bouches bien ouvertes et langues claquantes, s’engagèrent poliment les uns les autres à reprendre de ces magnifiques hors-d’œuvre. Quant aux pâtes à l’italienne qui suivirent, Mangeclous les trouva si charmantes qu’il fit une razzia dans l’assiette de Salomon.
— C’est pour ton bien, dit-il. Comprends-tu, ô le plus petit géant du monde visible à l’œil nu, ton tuyau digestif est si petit que les macaronis ne pourraient y pénétrer et que c’est ton œsophage qui entrerait dans le macaroni, ce qui amènerait ton décès par subrogation suffocatoire.
Et il s’enfila d’infinis macaronis aux tomates en fredonnant une sautillante marche militaire et en battant la mesure avec ses orteils nus qu’il savait faire claquer comme des castagnettes. Puis il se délecta d’une grande et grasse côtelette de veau dont il croqua l’os.
Lorsque le garçon mal rasé vint passer le gâteau pour la deuxième fois, ils le complimentèrent. Avec une bienveillance inaccoutumée, Mangeclous engagea Salomon à se resservir.
— Reprends beaucoup, enfant, car l’air de la mer donne faim, lui dit-il d’un air riant.
Ayant ainsi préparé le garçon et créé un précédent, il prit cinq tranches de gâteau lorsque vint son tour. Les amis détournèrent la tête.
— Qui paie a droit ! grogna Mangeclous. (À noter qu’il s’était embarqué sans billet.)
Avec son harpon Mattathias piqua deux tranches qu’il introduisit dans sa poche. Après avoir avalé en un rien de temps sa part, Mangeclous siffla le garçon, à la grande confusion des amis qui se levèrent et le laissèrent seul avec son déshonneur.
— Est-ce que vous n’avez pas en ce navire les usages des paquebots anglais où l’on passe les plats trois fois ? demanda le faux avocat en soulevant son chapeau haut de forme. (Le garçon s’en fut sans répondre et Mangeclous ricana honteusement.)
Feignant beaucoup d’assurance, il but un verre d’eau, se leva et se dirigea vers la cabine qu’il était seul à occuper. (Pour faire déguerpir les quatre Arméniens avec lesquels il la partageait il avait confié à Michaël, en s’arrangeant pour être entendu par les indésirables, qu’il avait des goûts cannibales. Il avait si bien commenté le goût des bébés gentiment rissolés et le charme des langues de vieillards que les Arméniens s’étaient mis en quête d’une autre cabine.)
Une envie de propreté lui vint. Il décida donc de procéder au nettoyage semestriel de son corps. Pour ce faire, il le racla au couteau de haut en bas. Des copeaux de crasse jaillirent comme sous le rabot d’un menuisier. Puis il se rhabilla, se drapa dans une cape aventurière et alla promener sa neurasthénie sur le pont des troisièmes.
Il trouva, assis auprès d’un Juif polonais, Salomon qui lisait à la lueur d’une bougie une traduction hébraïque du « Capital », écarquillant les yeux, aussi avide de savoir que résigné à ne pas comprendre. Pour se rendre intéressant aux yeux du congénère inconnu, Mangeclous salua Salomon à la nouvelle mode valeureuse.
— Vive la France, dit-il en portant sa main à son cœur. Il s’empara aussitôt du livre de Karl Marx et le feuilleta.
Arrivé à la vingtième page, Mangeclous s’arrêta, ébloui, stupéfait, irrité. Ce Karl Marx lui avait volé toutes ses idées ! Il tâta le sac de peau. Oui, le chéri était là. Décidément ce Karl Marx exagérait et devait sans doute crever de faim. À grands coups de poing, Mangeclous expulsa son congénère de Pologne. Puis il s’attendrit sur son honnêteté. Il portait contre sa poitrine un chèque en francs suisses et il ne s’enfuyait pas ! Que c’était beau, Seigneur. Tandis que Salomon ronflait sur le pont qui peu à peu se vidait, Mangeclous rêva longtemps sur ce miracle.
Soudain il aperçut Saltiel qui se livrait à une étrange occupation. Avançant la pointe d’un de ses pieds puis l’autre, il tenait les bras arrondis, faisait des bruits avec ses doigts, virevoltait avec promptitude, houppe blanche sursautante.
— Saltiel, quelle est cette danse sans vergogne ?
— C’est l’agitation d’un oncle plein d’espoir ! répondit Saltiel.
Sa toque sous le bras, le vieillard continua ses entrechats sur le pont désert et sous le regard navré de Mangeclous. Pourtant, ce dernier se joignit peu après à la danse. Il fallait vivre, que diable ! Et puis de s’être raclé la peau lui donnait une grande légèreté d’âme. Salomon fit aussi des pirouettes sous les vertes clartés. Et Mattathias lui-même se décida à entrer dans la danse. Il fit de lents tournoiements, soucieux de ne point trop user ses semelles. Et tous étaient inexplicablement heureux. Était-ce d’avoir bien mangé ou d’avoir un chèque suisse ou d’être bercés par la tendre houle luisante de lune ? Quoi qu’il en fût, ils dansèrent une heure de temps aux sons de la guitare grattée par Michaël.
Éreintés, ils s’arrêtèrent et Saltiel, adossé au bastingage, raconta de belles histoires à ses amis assis en rond sur le pont balancé. Tout en puisant de temps à autre du tabac à priser, il leur apprit que la baronne de Rothschild mangeait de la purée de perles fines ; qu’en Amérique les meubles étaient en papier durci et que, par mesure de propreté, on les brûlait chaque jour ; qu’un certain écrivain nommé Pagnol avait le don de dire des choses si comiques qu’il était suivi jour et nuit par des journalistes qui télégraphiaient en Amérique chacune de ses phrases ; que celles-ci lui étaient payées cent mille francs pièce et convulsaient de rire toute l’Amérique ; que les autres mondes étaient habités et que par conséquent Moïse recommençait tous ses exploits sur chaque astre – ce qui lui donnait certainement beaucoup à faire ; qu’il avait assisté à un sermon à Genève et qu’il s’était terriblement senti protestant mais que, quand il était entré à la cathédrale de Saint-Pierre, à Rome, il avait frémi de catholicisme au milieu de ces encens et de ces chants, et puis le Saint-Père, tout de blanc vêtu, quelle merveille ! Il raconta en outre à ses amis que le roi de Suède était si raffiné qu’il faisait changer les draps de son lit toutes les semaines, ce qui provoqua les protestations incrédules de Mangeclous ; que les Français avaient construit un réseau de couloirs souterrains en Allemagne pour la faire sauter à la prochaine guerre dès le premier jour. À ce propos, les Valeureux déclarèrent qu’ils s’engageraient dès le début des hostilités. Salomon se récusa.
— J’ai la gorge délicate, dit-il, et la guerre me ferait du mal. Et d’ailleurs comment ferais-je pour enfoncer le sabre dans le corps de l’autre ? Cela me ferait mal, même en fermant les yeux. Et puis, moi, j’aime vivre, mes chers amis, et ma devise est : « En prison toujours mais en vie toujours. » Donc en cas de guerre, je m’achète un scaphandre ainsi qu’une provision d’air, je me mets sous la mer et je laisse les Européens s’arranger entre eux. Car eux sont courageux et moi non.
On lui fit honte et on le traita de déserteur. Il frémit, se réhabilita en affirmant qu’il se précipiterait au combat. Mais, en lui-même, il se proposa de beaucoup tousser lorsqu’il passerait le conseil de révision et que le major l’ausculterait. Un soldat de moins, ce n’était pas ce qui ferait perdre la guerre à la France. Et lui, il y gagnerait la vie.
— Ils font des guerres, explosa-t-il soudain, mais ils disent qu’ils s’aiment les uns les autres ! Expliquez-moi, ô mes amis des pistaches, ce mystère de leur foi.
— Ils s’aiment comme le tigre aime les côtelettes d’agneau, répondit Mangeclous, et comme moi j’aime la bière glacée que je vais aller acheter en quantité au restaurant et au compte de Salomon des largesses.