XXXII

— Et avez-vous vu comme il m’a soulevé et comme il m’a embrassé ? dit Saltiel après s’être beaucoup mouché.

Mangeclous se borna à dire que ce spectacle avait été répugnant. Il n’en croyait pas un mot. Mais il tenait à montrer qu’il était un viril non sentimental. Et parce que Saltiel était au comble du bonheur, il se contenta de traiter Mangeclous de vipère.

— Ah, mes amis chéris, dit-il ensuite, je me sens les mains solides et le pied jeune maintenant. Il m’a tout très bien expliqué quand il m’a parlé en secret. Le silence de ces dernières années c’était parce que ce chéri voulait être encore une fois très haut personnage avant d’écrire à son oncle. Le chèque, c’est bien de lui. Il nous l’a envoyé de cette manière de roman parce qu’il sait que nous aimons les mystères.

— Encore, oncle, supplia Salomon. Encore des merveilles sur la réunion des cœurs.

— Avec le plus grand plaisir, mon fils. En grande confidence, je vous dirai, ô mes amis, que lorsqu’il m’a appelé et que j’ai reconnu sa voix délicieuse…

— Certes, dit Salomon.

— Et que, mourant, je me suis traîné dans son immense salle où il était comme le soleil à son lever, il m’a embrassé sur le front et sur les épaules et il m’a broyé. Nos larmes ont coulé en forte abondance et il m’a montré la flûte sur laquelle je jouais pour le faire danser quand il était petit. Il a grandi mais il l’a gardée ! Et comme mes jambes tremblaient il m’a porté sur son fauteuil.

— Qui est comme un trône, dit Salomon.

— Et il m’a montré le tiroir où étaient des photographies de moi que je lui reprendrai car je n’y suis pas à mon avantage.

Il sourit et ses larmes coulaient délicieusement. Il avait retrouvé sa Prière. Ainsi appelait-il en secret son neveu.

— Encore, oncle, demanda Salomon.

— Il s’est agenouillé devant moi. Que veux-tu que je te dise de plus ? (Mangeclous fit une moue qui ne plut pas à Saltiel.) Cobra, tes trois petits noirauds crottés ne font pas partie de la Société des Nations, je suppose ? Du moins j’en ai l’impression. Et de plus, j’ai entendu dire qu’un de tes neveux vend des bas de soie dans un parapluie ouvert, sur les boulevards de Paris.

— Mangeclous, dit Salomon, si tu continues à faire le cobra, je te tords le cou !

— Chut, mon enfant, dit Saltiel, mon neveu reçoit un évêque.

De gloire, Salomon fit une petite danse, les deux index dressés. L’évêque plut si fort à Mangeclous qu’il pardonna au seigneur Solal de s’être agenouillé devant un Saltiel de rien du tout.

— Enfin, dit l’oncle, il a retroussé sa manche ! Et j’ai vu qu’il porte toujours les courroies sacrées à son bras !

— Mais la manche recouvre, dit Mattathias. C’est bien. Ainsi personne ne sait. Mais puisqu’il t’aime tant, pourquoi n’est-il pas venu en ce Jardin Anglais ?

Saltiel toussa.

— Eh, que voulez-vous, il a eu un empêchement.

Pour embrouiller les choses, Mangeclous demanda à Salomon à quoi il pensait.

— Que j’ai la cervelle petite mais bien faite, dit Salomon.

— Mes enfants, dit Saltiel, je vous recommande d’être corrects et discrets.

— Qu’il me paye et m’engraisse et je serai gentleman, dit Mangeclous. Car enfin s’il a donné dix mille francs, comptants et liquides de la main à la main, à ce Jérémie, maudit soit-il, avant de le renvoyer – Saltiel ferma les yeux à ce triste souvenir – il me doit à moi dix fois plus. Et maintenant, Michaël, raconte un peu comment tu t’es arrangé pour faire recevoir Scipion et le Polonais de malheur et d’avidité.

— Dans le salon de l’hôtel, commença Michaël, j’avais remarqué deux hommes laids qui parlaient espagnol, langue que je comprends. C’étaient les deux vrais délégués argentins. J’ai écouté. Ils se plaignaient de ce petit hôtel où ils avaient dû descendre car les autres étaient pleins.

— Abrège !

— Je les ai entendus ensuite décider leur départ pour Paris, une affaire urgente, que sais-je ? Ils sont partis à midi et moi, grâce à un clou sagacement tordu, j’ai pénétré dans leurs chambres et j’ai pris leurs lettres d’introduction.

— Ton stratagème était peu compliqué, dit Mangeclous avec un aristocratique mépris.

— Avez-vous vu, dit Salomon, avec quelle arrogance le seigneur a dit au caissier, par le moyen de la machine à transporter la parole, qu’il vienne lui apporter son salaire de trois mois.

— Salaire dans l’œil de ta mère la sans-vertu ! dit Saltiel indigné. On ne dit pas salaire quand il s’agit du vice-roi du monde !

— Ah bon, bon, je ne savais pas, dit Salomon. Inutile de dire du mal de ma sainte mère.

— Manière de parler, s’excusa Saltiel.

— Comment faut-il dire alors ?

— Honoraires, dit Mangeclous.

— Liste civile, dit Saltiel. Je dis vice-roi du monde mais en réalité c’est roi que je devrais dire. Car ce vieil Anglais, ce sire John de malheur, que le diable l’engloutisse le plus vite possible afin que nous (ce « nous » signifiait Sol évidemment) puissions prendre sa place, ce vieil Anglais imbécile, dis-je, est mis là pour la figuration.

Mattathias eut un sourire qui ne plut pas à l’oncle Saltiel.

— Est-ce que par hasard, ô Mâche-Résine, l’expression « vice-roi » choquerait tes oreilles tournantes ?

— Je constate une chose, répliqua le manchot. Au temps où ton neveu était secrétaire d’embrassade, tu nous insultais si nous faisions mine de penser qu’il y avait quelque chose de mieux que secrétaire d’embrassade. Mais maintenant qu’il est au-dessous d’un secrétaire…

Coup de sang à la poitrine de Saltiel.

— Mattathias, écoute-moi car c’est la dernière fois que je t’adresse la parole et si je te parle cette fois encore c’est davantage pour l’honneur de l’humanité et de la vérité que par considération pour toi et ta carcasse incomplète qui sera bientôt mangée des vers ! Sache d’abord que si je ne t’arrache pas ta barbe de l’enfer ce n’est pas par bonté mais par crainte que tes cris ne nuisent à mon neveu et ne fassent scandale. Au-dessous d’un secrétaire, as-tu osé dire ! Et tu oublies, homme de foi mauvaise, tu oublies d’ajouter général qui est le mot important ! Et général de quoi ? De l’ensemble des nations ! cria Saltiel avec un geste large qui enveloppait la planète. Imbécile, homme d’ignorance noire, noire comme l’interstice de tes orteils que j’ai vus pour ma douleur et ma honte l’autre soir, ô puant véritable, fils des trente-six pères et neveu des entremetteuses, ô postérité des faux-monnayeurs, ô issu des ordures, ô Mattathias de vomissement, ô Arabe, apprends de moi puisque, sans instruction, tu n’as jamais été bon qu’à chercher des sous dans les ruisseaux ou à pressurer des bambins de pêche, apprends de moi, hyène du pourcentage, apprends la signification du mot secrétaire. Secrétaire veut dire celui qui connaît les secrets. Et les secrets de qui ? De toutes les nations !

— Oui, mais sous-secrétaire, insista Mattathias en tapant avec son index sur son genou.

— Et Moïse, est-ce qu’il n’était pas Sous-Dieu ? Est-ce qu’il n’était pas plus grand homme que Dieu ? osa avancer l’oncle Saltiel pour la défense de sa cause. Tu ne sais pas ce qu’est un sous-secrétaire général de la Société des Nations, toi ?

— Voilà, marmonna Mattathias, il va nous refaire le coup du secrétaire d’embrassade.

— Un sous-secrétaire général… (Oh, comme il détestait ce « sous ». Mais que faire ?) Un sous-secrétaire général, mon ami, arrive dans son bureau le matin. Bon. Que se passe-t-il ? Téléphone de la Roumanie ! « Pouvons-nous augmenter les impôts ? » demande-t-elle d’une voix fluette. Réponse froide et méchante de mon neveu : « Non, imbéciles balkaniques, tricheurs de cartes, pas d’impôts nouveaux ! » Bien. Il raccroche. Téléphone de la Hongrie ! (Pour faire la voix de la Hongrie, il prit un ton de jeune femme affectée.) « Nous n’avons plus d’argent, nous sommes sans le sou ! » Et alors mon neveu (Voix virile, catégorique :) « Vous avez encore tout dépensé, imbéciles Hongrois de la bouse du chameau ? – Le pays est pauvre, Sublime Excellence ! répondent les Hongrois. – Oui, répond Sol, vous avez encore gâché tout l’argent que je vous ai donné le mois dernier, espèce de Hongrie, en vous fabriquant des opéras, des orchestres, en buvant des cafés glacés, en vous achetant des violons trop chers, en faisant toutes sortes de dépenses stupides. Et quel besoin de faire de nouveaux trains ? Quand on est la Hongrie, on se contente des anciens ! Allez coucher ! » Et ainsi de suite ! Et voilà !

— Et l’Angleterre ? demanda Mangeclous troublé.

— L’Angleterre aussi, répondit Saltiel après quelque hésitation. Les Anglais téléphonent et lui disent : « Nous voudrions construire encore dix cuirassés. » Alors lui, mon neveu donc, répond d’un ton fort aimable, un peu musical et triste…

— Mais d’où sais-tu tout cela ?

Saltiel foudroya le manchot et répliqua brièvement – oh, comme il savait mentir de nouveau, le petit oncle !

— que c’était Sol lui-même qui le lui avait dit tout à l’heure.

— Donc aux Anglais mon chéri répond de cette manière : « Cher premier ministre anglais, ne trouvez-vous pas que vous exagérez un peu ? Je voudrais bien vous faire plaisir mais je ne peux pas vous permettre plus de neuf cuirassés. » Voilà, mon ami, voilà ! Hors d’ici immédiatement, Mattathias, que je ne voie plus ta figure de citron malade et de pleure-pain ! Sors d’ici, sors de chez moi ! Et sais-tu comment il salue un ministre polonais ? En lui crachant à la figure !

— Mais l’autre se fâche ? demanda Salomon.

— Pas du tout, mon enfant, dit Saltiel avec bienveillance. Il remercie.

— Sais-tu, Mattathias, dit Mangeclous qui tenait à rentrer dans les bonnes grâces de Saltiel, sais-tu, ô Pissefroid, que lorsque l’honorable Altesse et neveu voyage, il arrive que les douaniers ne le reconnaissent pas. Alors sais-tu, ô Miss Avarice, (Saltiel buvait du lait.) sais-tu, ô toi qui ne vas jamais en un certain lieu par économie et goût de la conservation, sais-tu ce qui se passe ?

Saltiel, les yeux écarquillés pour mieux entendre et comprendre, se rapprocha de son cher ami Mangeclous, mit sa main en cornet autour de son oreille et écouta avec amabilité.

— Lui, poursuivit Mangeclous, lui donc, l’honorable, le révéré, fait semblant de ne pas voir tous ces douaniers qui sont là. « Eh là, lui disent-ils avec arrogance, ce n’est pas parce que vous voyagez en première classe que vous allez éviter la douane ! » Alors lui il écarte son veston et il montre la médaille qu’il est seul à avoir avec l’Autre, le Sir John, celui qui est un tout petit peu au-dessus, et alors les douaniers se mettent à genoux ! Et sais-tu ce que le révéré seigneur Solal dit au capitaine des douaniers, d’une voix tonnante ? « Sache, dit le neveu de Saltiel, sache, ô fils de dix mille chameaux, sache, ô chef de la douane du crottin de la chèvre noire, sache, ô galeux farfouilleur de valises, sache, ô mal payé, ô crève de faim, ô chaussures ressemelées, ô chacal bossu et couvert de mites, sache que mon plaisir est d’avoir dans ma valise dix mille cigarettes et un kilomètre de dentelles ! » Et alors les douaniers courbent le front dans la poussière et ils s’écrient tous d’une seule voix : « Que ces quelques cigarettes soient fumées dans la félicité parfumée ! » Voilà. Et le commissaire de police, sais-tu qu’il n’ose même pas jeter un coup d’œil sur son passeport ? Sais-tu ce qu’il fait ?

— Non, dit Saltiel tout palpitant, dis vite, cher Mangeclous !

— Il se précipite pour le brosser et pour lui cirer les souliers !

— Absolument, dit Saltiel. (Il croisa ses bras et fulmina du regard le manchot déconfit. Une immatérielle fumée de victoire sortait de ses narines palpitantes.) Ose parler maintenant ! (Convaincu, Mattathias demanda pardon. Mais Saltiel tenait à piétiner le vaincu.) Et ne sais-tu pas que lorsqu’il a été député il a été si intelligent et si instruit à la Chambre qu’on lui a proposé de former le ministère ?

— Pourquoi n’a-t-il pas accepté ?

— Parce que son parti socialiste n’avait pas la majorité.

— Alors son parti est le parti des sans-cervelle, dit Mangeclous. Mais il n’avait qu’à s’entendre avec tous les partis pour ne pas lâcher cette confiture !

— Il n’a pas voulu former un gouvernement d’union nationale.

— Moi, dit Mangeclous, je formerais un gouvernement de désunion nationale et tout ce qu’on voudra pourvu que j’en sois et que je puisse fortifier ma chère armée française et serrer, en ma qualité de premier ministre français, la main de mon roi bien-aimé George d’Angleterre et que je puisse beugler devant lui, les larmes aux yeux, ma Marseillaise adorée en agitant les drapeaux des deux plus nobles pays du monde !

— En tout cas à toi on ne t’offre rien, dit Mattathias.

Mangeclous se leva, froissé, et se dirigea dignement vers la porte. Puis il fit demi-tour et revint s’asseoir.

— Je suis un incapable en effet, dit-il tristement.

— Non, un méconnu, dit Saltiel.

— C’est toujours comme ça les grands hommes, dit Salomon.

Solal entra. Tous se levèrent et le trouvèrent beau comme la lune à son lever sur la mer. Et, comme il restait silencieux, ils l’admirèrent à la manière des femmes.

Saltiel n’osa pas l’embrasser de nouveau. Cependant, pour être en contact affectueux avec lui, il ôta, à petits coups soigneux, une poussière qui était censée se trouver sur la manche de son neveu. Solal annonça que l’affaire argentine était terminée : le comte de Surville, principal témoin, partait ce soir même en mission dans les Balkans et Huntington recevait un long congé.

— Et pour moi, seigneur, demanda Mangeclous, n’auriez-vous pas quelque affaire de contrebande à me confier en m’immunisant diplomatiquement ?

— Si la Société des Nations s’occupe d’importation ou d’exportation ou de prêts hypothécaires je pourrais, après examen, entrer dans l’affaire, dit lentement Mattathias.

— Est-ce qu’on pourrait t’aider un peu, mon fils ? Mettre des tampons sur des feuilles, par exemple ? demanda Saltiel tandis que Mangeclous subtilisait du papier à lettres officiel qui pourrait toujours servir plus tard.

— Ne pourriez-vous pas nous laisser vous remplacer, suggéra le long phtisique, pour avoir la joie de refuser des passeports et des visas ?

— Quel plaisir ? demanda Mattathias.

— Ah, que j’aimerais dire à quelque consul polonais : « À mon tour, mon ami, de te brûler et rôtir, reviens dans deux mois et je te dirai si je t’accorde le visa après l’enquête de la police sur toi. »

— Le mieux, dit Saltiel, serait de surveiller les employés suspects pour qu’ils ne te volent pas.

— Oui, chacun de nous espionnera avec de fausses barbes ! cria Salomon.

— Et alors, oncle, tout va bien ? demanda Solal. Quelle est la dernière invention ?

— Je vais te dire, mon chéri, répondit sur-le-champ Saltiel. Une pendule, et quand les hommes de science l’ont vue ils ont ouvert des bouches comme des fours et les mouches y sont entrées en grand vol. Une pendule pour les coiffeurs, mon chéri. Le client quand on le rase, qu’est-ce qu’il fait ? Il regarde dans la glace. Et qu’est-ce qu’il veut quand il regarde dans la glace ? Il veut savoir l’heure. Et à ce moment-là, il se désespère car il ne peut pas lire l’heure car je ne sais pas si tu l’as remarqué, Sol, mais dans une glace, quand on regarde une chose, elle est à l’envers, Sol. Alors moi, voilà mon chéri, moi j’ai fait faire une pendule à l’envers. Ce qui fait que lorsqu’on la voit dans la glace on la voit à l’endroit et cela fait, mon chéri, qu’on a acheté mon brevet deux mille francs et tous les coiffeurs à Athènes ont des pendules à l’envers, ce qui fait que les garçons, lorsqu’ils oublient de regarder l’heure dans la glace, ils deviennent fous.

— Bravo, bravo ! cria Mangeclous. Et maintenant, Altesse, au point de vue titres de noblesse, j’aimerais assez être milord afin de pouvoir faire de l’équitation, si du moins la Société des Nations m’en juge digne.

— Et moi vicomte ou plutôt dauphin, suggéra Salomon. (Petite note inutile : Solal ayant fait un vague signe d’acquiescement, Salomon envoya le soir même à sa femme un télégramme où il lui annonça qu’il était dauphin. Le lendemain matin il reçut cette réponse : « Pour l’amour de Dieu, couvre-toi bien et fais venir le médecin. »)

Ils pénétrèrent dans le luxueux cabinet de travail, admirèrent, touchèrent tout et enflèrent de fierté. Et Saltiel couvait des yeux son retrouvé et méprisait tous autres oncles et leurs neveux. Vraie mouche, il suivait son chéri, lui avançait le fauteuil, ramassait tout ce que Solal laissait tomber exprès. Son bonheur aurait été complet s’il y avait eu des plumets d’autruche dans le beau cabinet. Oui, cela manquait de plumets rouges. Il décida qu’il en parlerait à Sol dans l’intimité.

— Est-ce vrai cette histoire du commissaire de police qui vous cire les souliers ? demanda Mattathias.

— Rien que la semelle, répondit Solal. Seul le directeur de la Sûreté a le droit de cirer le dessus. Le caissier va venir pour me remettre mon traitement. Soyez sages.

Un grand silence vibra. Ô joie, ils allaient savoir combien gagnait le vice-roi du monde ! Quelques minutes plus tard, le caissier-chef entra et les Valeureux se levèrent et honorèrent ses cheveux blancs. Ce respectable vieillard anglais, père, fils et cousin de pasteurs, était très sourd et si myope qu’il n’y voyait pas à plus d’un mètre malgré ses lunettes épaisses comme des loupes. C’était d’ailleurs la raison pour laquelle Solal avait osé le mettre en présence de ses terribles parents.

L’honorable Mr. Wilson était assez étonné de ce que le sous-secrétaire général lui eût demandé de lui apporter son traitement de trois mois et en billets de banque français. Il ne pouvait évidemment pas se douter que cette mise en scène était faite à l’intention de Saltiel, pour qu’il pût se rengorger, et des Valeureux, pour qu’ils pussent palpiter et avoir à Céphalonie un sublime sujet de conversation.

Les Valeureux s’inclinèrent devant l’impressionnant sillage, et les narines de Mangeclous, embroussaillées de longs poils, s’agrandirent considérablement lorsque le caissier ouvrit son immense portefeuille. Les oreilles pointues de Mattathias frissonnèrent.

— Cela fait, monsieur le sous-secrétaire général, trois cent soixante-douze mille cinq cents francs français.

Saltiel tituba puis se pencha, voilier blessé à mort, sur Mangeclous qui, d’émoi, émit un zéphyr puis ferma les yeux et vint doucement expirer contre l’épaule de Salomon qui, après avoir hoqueté, s’abattit contre Mattathias que Michaël retint dans sa chute. Le caissier quasi aveugle ne s’aperçut de rien.

Solal jeta les billets dans un tiroir, prit le reçu que lui tendait le caissier et se disposa à signer. Saltiel n’y tint plus.

— Sol, compte les billets avant de donner le reçu, souffla-t-il dans le dialecte vénitien des Juifs de Céphalonie.

Solal chuchota (il adorait prendre le genre des Valeureux) qu’il ne pouvait pas, qu’il y en avait trop. Cette absurde réponse causa un tumulte indigné parmi les Valeureux. Comment pouvait-on dire trop en matière d’argent ?

— Au nom de ta sainte mère qui te regarde et qui pleure là-haut en ce moment, Sol, mon chéri, ne lui remets pas le reçu sans vérifier. Au nom de ton grand-père, de tous nos rabbins, de Moïse, des patriarches, au nom de mon cœur qui est malade, Sol, ne me fais pas une chose pareille !

Solal pria le caissier de revenir un peu plus tard. Le respectable vieillard sortit.

— Ô malheureux ! dit Saltiel.

— Ô malheureuse Altesse ! renchérit sombrement Mangeclous.

— Seigneur Solal, dit Salomon, comment pourrons-nous vivre tranquilles désormais ?

— Comment pourrai-je dormir en mon lit de Céphalonie ? dit Mattathias qui, de panique, avait avalé sa résine.

— Je me retournerai toute la nuit, dit Salomon, en me disant que peut-être en ce moment vous êtes en train de ne pas vérifier votre liste civile !

— Jamais, jamais, dit Saltiel, je n’aurais cru que tu me causerais à mon âge une pareille douleur !

— Excellent seigneur, dit Mangeclous, il me vient une idée. Pour que vous soyez tranquille et l’oncle aussi, est-ce que vous ne pourriez pas me nommer trésorier et ainsi, avec moi, point ne serait besoin de vérifier les billets. (Et il cligna de l’œil, mais intérieurement, si l’on ose ainsi s’exprimer.)

— Mais de qui tiens-tu ? s’écria Saltiel en contemplant l’incompréhensible neveu. Moi qui compte et recompte lorsqu’on me donne la monnaie de vingt francs !

— Et moi, dit Mangeclous, quand on me rend de la monnaie je proteste toujours d’avance, avant de vérifier, pour établir mon droit !

— Moi, dit Mattathias, après avoir vérifié je mets d’abord l’argent dans ma poche et c’est ensuite seulement que je signe le reçu, crainte que si je le signe lorsque l’argent est sur la table l’homme ne me prenne à la fois l’argent et le reçu !

— Et moi, dit Mangeclous, je ne signe jamais de reçu car je trouve cela imprudent.

— Messieurs, dit Saltiel en chaussant ses lunettes cerclées de fer, au travail, comptons !

— En avant pour la vérification ! cria Mangeclous. Dépêchons car le voleur va bientôt revenir !

Mattathias eut un rire de vierge et commença à compter, imité aussitôt par ses compères qui s’affairèrent, lèvres soucieuses, autour des billets de banque.

Mangeclous avait ôté sa veste de coutil pour avoir les bras nus et n’être point suspecté au cas où le compte ne serait pas juste. De plus, et pour faire admirer sa probité, il tenait son corps le plus éloigné possible de la table où gisaient les billets éparpillés. Son torse nu et fort velu transpirait d’émoi désintéressé. Le grand cabinet bruissait de chiffres et s’était transformé en salle d’école. Très à leur affaire et nullement portés à la plaisanterie en cette heure émouvante, les vieux élèves comptaient à haute voix, humectaient leurs pouces, faisaient claquer les puissantes images pour en vérifier l’authenticité, les plaçaient devant la lumière pour voir si les filigranes y étaient, faisaient des paquets de vingt, les ficelaient puis les déposaient doucement dans une coupe d’or, avec des gestes tendres et professionnels. Saltiel, debout sur une chaise, faisait le gardien de phare. Les yeux mobiles et méfiants, il contrôlait les contrôleurs. Et son regard de croupier en chef se dirigeait surtout du côté de Mangeclous dont les grandes mains ne lui plaisaient pas.

— C’est juste, dit avec regret Mattathias. Le compte y est.

— Pour cette fois, rectifia Mangeclous.

— De temps en temps, dit Saltiel, il te donne le compte juste, pour te mettre en confiance.

— Quand il nous a vus, dit Mangeclous, il a baissé les yeux, vous avez remarqué, mes amis ? Et pour ma part, j’ai l’impression qu’il a remis adroitement dans le portefeuille les billets qu’il avait subtilisés.

— Il avait l’air honnête pourtant, dit Salomon.

— Justement, dit Mangeclous. Les vrais bandits sont ainsi.

— Puis-je signer le reçu ? demanda Solal.

— Vous pouvez, dit Mangeclous, mais mettez« sous toutes réserves expresses et absolues de tous mes droits généralement quelconques et en faisant des réserves même sur ces réserves. »

Solal sonna l’huissier, lui remit le reçu par la porte entrebâillée.

— Et maintenant tout cet argent, qu’est-ce que tu vas en faire ? demanda Saltiel.

— Je le laisserai ici.

— Dans un tiroir en bois ? s’indigna Saltiel.

— Eh bien alors dans mes poches. Saltiel se prit la tête entre les mains.

— Trois cent soixante-douze mille francs dans un pantalon ! Ô maudit que je suis ! Mais quel péché ai-je commis pour entendre de telles abominations en la soixante-dixième année de ma vie ?

— Si au moins c’était un pantalon de fer avec des serrures ! dit Mangeclous.

— Que dois-je faire, alors ?

Les Valeureux s’entre-regardèrent. En effet, que pouvait-il faire d’autre puisque les banques étaient fermées ?

— Nous passerons la nuit avec toi, décida Saltiel. Et demain matin, nous t’encadrerons jusqu’au coffre de ta banque.

Solal prit un air presque niais (il aimait scandaliser son oncle et savourait ses indignations) pour demander ce qu’étaient ces coffres de banque. Saltiel frémit. Un homme si intelligent qui ignorait l’existence des coffres de banque ! Il essaya de regarder sévèrement son neveu. Mais pourquoi diable Dieu ne lui avait-il pas envoyé une grande situation, à lui Saltiel, homme de bon sens et d’expérience, qui gardait son maigre avoir dans un talon truqué, qui portait toujours un porte-monnaie contenant un faux billet de banque à l’intention d’un agresseur possible ?

Il se rasséréna en se disant que désormais il resterait toujours auprès de Sol. Sol gagnerait l’argent et Saltiel le garderait. Car garder, cela il savait !

Solal regarda l’heure à son bracelet-montre. Voyant le regard concupiscent de Mangeclous pointé sur le massif et large bijou de platine, il l’ôta de son poignet et le lança au faux avocat. La grosse main poilue happa et se referma sur la petite merveille. Saltiel lança un regard d’antipathie à Mangeclous et même à1 son neveu.

— À cet homme grossier tu donnes un bijou qui vaut au moins cent francs !

— Et qui es-tu toi, Saltiel, graveur de Deutéronome sur ossements de poulets, pour t’opposer aux volontés du chef du monde ? S’il me veut favoriser, est-ce que cela te regarde et de quoi te mêles-tu ?

— De son patrimoine. Ô mon fils, si tu gardes cet homme auprès de toi il ne te laissera pas ta chemise !

— Dépouiller mon seigneur de sa chemise, jamais ! dit Mangeclous. D’autant plus que je n’aime pas la soie qui me fait mal aux dents. Mais par contre j’ai un faible pour les perles marines et celle que le seigneur au visage pur comme la lumière du matin porte à sa cravate ferait les délices de ma pauvre femme le jour du sabbat.

Solal ôta l’épingle de cravate.

— Sol ! cria d’une voix vibrante Saltiel. Assez ou j’appelle la police ! Écoute, donne-la-moi, cette perle ! (Petite ruse : Saltiel se disait qu’il feindrait de garder pour lui l’épingle de perle et que, quelques jours plus tard, il la rendrait à l’inconsidéré.)

Mais Solal aimait infliger des souffrances au petit oncle dont les indignations le ravissaient. Aussi Mangeclous entra en possession de la magnifique perle, sous les regards épouvantés des Valeureux. Il ricana, dit aux jaloux qu’il n’y pouvait rien si Son Altesse avait un faible pour lui, que certaines petites vipères envieuses n’avaient qu’à être aussi sympathiques que lui.

— Rien d’autre, Altesse, dont je pourrais vous décharger ? demanda-t-il gracieusement.

Solal fit d’autres dons aux Valeureux pendant que Saltiel, le dos tourné et ses mains bouchant ses oreilles, regardait le paysage. Au moins ne pas savoir. Salomon reçut un portemine en or et la photographie d’une princesse, Mattathias une pelisse et Michaël un beau pistolet Colt. Saltiel se retourna et se lamenta sur la ruine de son neveu. Un tel jour de joie, le lui gâcher ainsi ! Il se réconforta en voyant le cadeau reçu par Michaël. Pour cela il était d’accord. « Que Michaël se blesse autant qu’il voudra. »

Dehors il faisait nuit noire. Aucun bruit dans le grand édifice. Solal sortit, suivi par le suroît de Mattathias, le blanc chapeau de Mangeclous, les fustanelles de Michaël, les bas gorge-de-pigeon de Saltiel et les flanelles sportives du petit Salomon.

Il eut honte de montrer les Valeureux à son chauffeur, de blanc vêtu, qui attendait dans la noble Rolls, la plus chère du monde, disait-on à Genève. Ils allèrent en silence. Solal avait peur de rencontrer des gens qu’il connaissait. Et il avait honte de sa honte et de sa peur.

— Donnons-nous tous le bras, dit-il.

Ils allèrent le long du beau lac. Un bateau, jouet pointu et piqué de lumières, coupait en deux la soie noire et laissait derrière lui deux traînes obliques qui balançaient les barques et leurs falots et leurs chants amoureux.

Chère et belle Genève de ma jeunesse et des joies disparues. Chère Suisse. Dans la chambre nocturne, je revois tes monts, tes eaux, tes regards purs.