XXXVII
Ils se réveillèrent dans une étuve, perdus dans les vapeurs qui sortaient des salles de bains grondantes. Malgré les lampes allumées on n’y voyait pas à un mètre. Les papiers des murs s’étaient décollés et les draps de lit étaient moites. À tâtons dans la brume, Mangeclous alla ouvrir la fenêtre.
— En avant, messieurs, pour le déjeuner suisse !
Ils s’efforcèrent de manger le plus possible – que diable, deux cents francs par jour ! – et ce qu’ils ne purent boire ou manger, ils le vidèrent dans la baignoire ou ailleurs.
Le poitrinaire descendit au salon, fit à l’aide de ses immenses mains une étrange musique sur le piano à queue, d’abord pour profiter de tout et aussi pour voir si, par hasard, il ne serait pas un grand compositeur. Il maudit intérieurement le directeur qui osa lui faire des sourires à deux cents francs par jour, sourires accordés uniquement parce que l’étrange bonhomme en coutil blanc était un invité du sous-secrétaire général qui, hum, avait d’étranges relations.
Après s’être entretenu avec un groom minuscule et lui avoir fait des allusions ténébreuses à l’esprit du mal et de l’escroquerie, Mangeclous alla se promener devant le lac, dans un but digestif. Il déconseilla l’hôtel Ritz à des Anglais qui l’ignorèrent et poursuivirent leur chemin, le menton levé. Mangeclous ne s’en formalisa pas. Il s’adossa à la rampe et admira le Léman, cuve d’encre bleue extra-fluide.
Aux choses sérieuses maintenant ! Il remonta et trouva les Valeureux habillés, pommadés et rasés de frais, prêts à vivre et à vrombir.
— Messieurs, dit Saltiel, préparons notre plan de bataille. Nous avons notre chèque suisse à toucher puis ces centaines de milliers à mettre à la banque.
— En deux parts égales, rappela Mangeclous.
— La nôtre et celle de ton neveu, précisa Mattathias.
— Que proposez-vous, messieurs ? demanda Saltiel.
— Je propose, dit Salomon, que nous allions d’abord encaisser le chèque et qu’ensuite nous allions mettre tout cet argent dans un coffre à la banque.
Le petit bonhomme fut regardé avec mépris. Quel pauvre esprit !
— Et si les voleurs nous suivent, ô petit futé ? demanda Mangeclous.
— Eh bien, dit Salomon, prenons de ces voitures marchant seules par l’effet du pétrole.
Les quatre autres se regardèrent. En somme l’idée de prendre un taxi, quoique venant du brimborion, n’était pas mauvaise. Oui, dire au chauffeur de passer à une certaine heure précise, avec minutes et secondes, et s’engouffrer dans le taxi précipitamment pour ne pas laisser le temps aux gangsters de s’approcher. Mais on creusa l’idée et on la trouva dangereuse. Si le chauffeur était affilié à quelque bande, calabraise ou autochtone, il pouvait fort bien les emmener dans un lieu désert, les ligoter et les déposer sur des rails de chemin de fer.
On fit des plans, on dépensa beaucoup de salive et on décida que Mangeclous descendrait en éclaireur dans la rue pour« tâter l’ambiance » et voir un peu les têtes des passants. Ce qui fut fait.
Au fond du hall, Saltiel tenait contre sa poitrine, farouchement, la valise bourrée de billets de banque. Flanqué des trois autres, il attendait que Mangeclous leur fît signe que la voie était libre. Le poitrinaire lançait des regards soupçonneux sur les « individus de la rue ». Enfin il se retourna, fit le salut fasciste tout en clignant de l’œil, ce qui voulait dire – selon un code établi d’avance – qu’il n’y avait pas trop de suspects. Les quatre amis sortirent donc de l’hôtel.
Mais les passants se retournaient, intrigués par le petit vieillard en toque de castor qui, tel un prisonnier de guerre, était encadré par quatre sentinelles sévères.
— Stop, dit Saltiel. On nous regarde trop. Réfugions-nous !
Ils s’engouffrèrent dans un petit café où ils commandèrent une tasse de café noir et quatre verres d’eau. Assis, ils chuchotèrent. Ils étaient sauvés pour le moment. Mais comment arriver indemnes et non volés jusqu’au Crédit Lyonnais ?
— La question, dit Mangeclous, est d’autant plus grave que pour atterrir en ce Crédit Lyonnais il faut, messieurs, d’après le plan que j’ai consulté tout à l’heure, traverser un pont, patibulaire comme tous les ponts.
On réfléchit et Mangeclous annonça qu’il avait une idée géniale. Il sortit, revint une vingtaine de minutes plus tard, chargé d’un filet à provisions que gonflaient des salades, des carottes, des tomates et des oignons.
— Ce filet va nous sauver, messieurs !
Il conduisit les amis dans un lieu du café que la bienséance empêche de désigner plus clairement. La porte fut verrouillée et Mangeclous expliqua qu’on allait mettre le trésor dans le filet à provisions.
— Personne ne pourra se douter qu’il y a presque un demi-million français enfermé dans un filet. Les carottes et les oignons seront notre alibi !
Mattathias fit remarquer que les billets de banque et le chèque risqueraient d’être salis par les légumes. On décida que Salomon irait acheter un journal. Le petit Valeureux traversa le bar en courant, sous l’œil méfiant du patron. Il revint peu après, tout essoufflé et tenant à la main le « Temps » dont le format lui avait paru idoine.
On enferma les billets de banque dans le journal qu’on froissa pour lui donner un air misérable et qu’on plaça ensuite au milieu des divers légumes. Et on sortit du petit endroit. Ayant réglé la consommation – l’affolement lui faisait oublier tous ses principes – Mangeclous souffla à ses amis, en faisant un œil traître, qu’afin de mieux tromper les voleurs il fallait relever le col des redingotes ou des manteaux, pour avoir l’air misérable. Ainsi fut fait. Les consommateurs contemplaient, bouche bée, le groupe étrange.
— Et même, dit Saltiel à voix basse, prenons l’air contrit, l’air de gens qui vont mourir de faim, qui n’ont plus le sou !
Ils sortirent du café, lippes pendantes et poussant de tels soupirs que tous les passants se retournaient au passage du quintette désolé. Mangeclous forçait la note. Non seulement il faisait des yeux sombres et soupirait comme ses collègues mais encore il se mouchait, pleurnichait, essuyait des larmes purement spirituelles et se lamentait sur son sort de famine. Saltiel tenait le filet à provisions si tragiquement sous le bras que presque toutes les tomates en furent écrasées.
Sur le pont de la Machine, une cinquantaine de personnes et d’animaux – vieilles femmes, fillettes, soldats, chiens, gamins – suivaient et se moquaient de la toque de castor, de la fustanelle, de la peau de bique, du haut-de-forme blanc et du suroît. Ils étaient plus de cent lorsque les faux miséreux s’engouffrèrent dans le Crédit Lyonnais.
Ils encaissèrent le chèque, examinèrent ensuite la salle des coffres-forts. Ceux-ci ne leur semblèrent pas assez épais. De plus, les chaises étaient en bois et par conséquent combustibles. Ils répandirent la poussière de leurs souliers sur cette banque inconsidérée et sortirent, dégoûtés de Lyon.
Précédés de bicyclistes, escortés ou suivis par une foule croissante, les Valeureux traversèrent la Corraterie, allèrent au hasard, n’osant pas s’enquérir d’une banque pour ne pas susciter de malsaines convoitises. Mangeclous lançait des regards noirs. Quels curieux, ces Genevois ! Quoi, n’avaient-ils jamais vu un filet à provisions ? Enfin une deuxième banque. Elle ne leur plut pas car elle ne regorgeait pas de clients et par conséquent était susceptible de faire faillite.
Troisième banque. L’employé qui les renseigna leur parut avoir une tête doucereuse d’escroc. Ils sortirent, continuèrent leur recherche d’un absolu bancaire. Un petit garçon leur apporta une liasse de billets de banque qui était tombée. Un gendarme interrogea les transpirants, les emmena au poste de police où leurs passeports furent examinés à fond. Mangeclous voulait écraser le commissaire de police en lui annonçant qu’il était un cousin de Son Altesse. Mais Saltiel le supplia à voix basse de n’en rien faire. On les relâcha à regret mais un agent de la secrète fila le groupe étrange qui fit encore trois banques, suivi d’une multitude rigoleuse et hurlante.
Enfin le Crédit Suisse trouva grâce à leurs yeux. Les employés avaient des têtes bien grasses, bien honnêtes et les clients fourmillaient. La salle des coffres, toute en acier, leur plut énormément. Ils se découvrirent religieusement en entrant, se parlèrent à voix basse et avec plus de politesse que d’habitude. Les coffres étaient épais, vraiment très bien, très sérieux. Un gardien, très épais et très sérieux aussi, ouvrit la porte principale du coffre. Il leur montra le compartiment mis à leur disposition, leur remit les clefs – dont la complication les ravit – et, écouté avec recueillement, expliqua la manière de former la combinaison du secret. Ils remercièrent avec effusion, aimèrent les clients qui ouvraient leurs compartiments ou qui, assis dans les isoloirs, détachaient leurs coupons. Ils ne les envièrent pas. N’étaient-ils pas leurs frères en capital ?
Le gardien s’éloigna. Ils apprécièrent cette discrétion.
— Que Dieu protège le Crédit Suisse !
Saltiel compta les billets, les répartit en six tas. Pour le préserver des regards malintentionnés, les amis montaient la garde autour de lui. Lorsque les billets furent ficelés, on discuta à voix basse et avec des yeux conspirateurs. Quel chiffre secret fallait-il choisir ? Trois cent soixante-quatorze n’allait pas, c’était un chiffre trop naturel. Cent onze ? Malice cousue de fil blanc. Quatre cent cinquante-six ? N’importe quel nourrisson y penserait. Enfin on trouva un chiffre intelligent, propre à dérouter les cambrioleurs et qui commençait par sept, jugé de bon augure.
Autre problème : lorsque, pour faire le sept, on tournait la molette, sept petits déclics se faisaient entendre et cette vieille sorcière, l’honorable Mme Deume en l’espèce, qui était tout près était capable d’en prendre bonne note. Il fut convenu que Mangeclous, spécialiste des voies respiratoires, tousserait pendant l’opération. Saltiel compliqua la chose en faisant un grand temps d’arrêt entre le cinquième déclic et le sixième. Il fallait embrouiller la maudite, le gardien – qui était peut-être un hypocrite – ainsi que tous les clients, qui commençaient d’ailleurs à protester contre le tousseur. On changea le secret parce que, Mangeclous ayant émis une toux à chaque déclic, le voleur qui guettait peut-être n’avait eu qu’à compter le nombre de toux pour connaître le chiffre. On pria le tuberculeux de tousser sans solution de continuité.
Une demi-heure après, la délicate opération fut enfin terminée et les billets bien enfermés. Les Valeureux retournèrent cependant à plusieurs reprises pour voir si la petite porte du compartiment était vraiment bien fermée. Chacun tira de toutes ses forces.
— Alors, messieurs, dit Saltiel, nous avons tous bien vu, n’est-ce pas ? Nous avons tous essayé d’ouvrir et la porte ne s’est pas ouverte, n’est-ce pas ?
— Oui, dit successivement chacun des Valeureux après avoir constaté une dernière fois.
— Eh bien, que ce jour soit pétri avec du lait et du miel.
— Espérons que vraiment il n’existe pas de double de cette clef, dit Mangeclous.
— Les Suisses sont honnêtes, dit Saltiel.
Après une courte prière, ils s’en furent, pas tout à fait rassurés. Ils revinrent pour voir si la petite porte était bien fermée, l’ouvrirent avec une petite angoisse. Les billets y étaient-ils toujours ? Oui, Dieu merci. Ils refermèrent cette porte, la plus importante du monde, la recommandèrent aux bons soins du gardien, en contemplèrent les boutons sacrés qu’ils brouillèrent une dernière fois. Ils se dirigèrent à regret vers la sortie, s’arrêtèrent devant la ronde porte d’acier massif qui fermait la salle, aimèrent les quarante pênes délicieux, tâtèrent la monstrueuse épaisseur, chérirent les quatre serrures.
Un autre gardien devant une deuxième porte. Il avait l’air honnête et courageux. Saltiel lui demanda aimablement s’il était armé. Le gardien montra un impressionnant revolver. Saltiel l’en félicita, le remercia tendrement, lui dit sa sympathie, lui serra la main, imité en cela par les autres amis. Mangeclous fit même semblant de se tromper et tâta le bras au lieu de serrer la main. Parfait, l’homme était bien musclé.
Dehors, un vieux Juif distribuait des prospectus. Ils le prièrent de faire sa petite besogne devant le Crédit Suisse et, s’il voyait des gens suspects entrer ou sortir, d’alerter la police.
Et ils allèrent, atteints de la maladie des riches. Ils étaient inquiets, craignaient des dévaluations, des grèves, des faillites, des guerres. De plus, ils se sentaient pauvres. Tel est le mystère des riches. Ils se préoccupaient de placements sûrs et n’en trouvaient pas. Enfin, ils se rendaient compte que les dictatures avaient du bon et que le Duce était un homme très intelligent et même pas bête du tout. Quant à Léon Blum, ils le trouvaient décidément moins sympathique.
— Trop doux, voilà, dit Mangeclous. Il n’a pas de poigne. Il me faut des gouvernements énergiques, en tout cas en Suisse !
— Le capital, c’est le capital, dit Mattathias.
— Il faut être sévère avec les ouvriers, dit Mangeclous. Et fusiller les meneurs et les louches éléments à la solde des puissances étrangères.
— Il est incontestable qu’il faut des pauvres et des riches, dit Saltiel.
— Je déteste ces grévistes qui veulent gagner plus et dépouiller ceux qui, comme moi, travaillent à la sueur du front des autres, dit Mangeclous.
— Je suis pour la collaboration des classes, dit Salomon avec une timide fierté.
— Parfaitement, dit Mangeclous. Collaboration ! Qu’on se partage la besogne ! Que le chômeur ait faim et que moi je mange pour lui ! Enfin, souhaitons que le gouvernement de Genève soit un peu antisémite. Car ceux-là tiennent tout bien en ordre.
Ils entrèrent dans un cinéma d’actualités et Salomon ne put s’empêcher de crier à des artilleurs espagnols qu’ils étaient des vilains. Dégoûtés de toutes ces guerres, ils sortirent et se réfugièrent dans un café. Saltiel but en tenant sa tasse avec la main gauche. « Ainsi, expliqua-t-il, pas de risque d’attraper des maladies provoquées par l’impudicité. Si tu tiens ta tasse de la main gauche, tu touches un bord qui n’a jamais été touché par leurs lèvres car eux ils tiennent la tasse avec la main droite. »
Ils sortirent du café en laissant un infime pourboire. Ils étaient riches et savaient maintenant la valeur de l’argent. Enfin, ils allèrent admirer le Mur de la Réformation et contemplèrent, chapeau bas, la haute statue du seigneur Calvin.
— Il me plaît, dit Saltiel.
— Sévère, dit Mangeclous. J’aime ça.
— Vive la Suisse, dit Salomon. J’aimerais qu’elle soit une petite fille avec des tresses pour que je puisse l’embrasser. J’ai peur qu’on ne lui fasse du mal à la prochaine guerre.
Après avoir chanté l’hymne national suisse, ils allèrent à la synagogue où ils demandèrent à l’Éternel d’accorder longue vie et prospérité à leurs avoirs. (En ce jour de richesse ils se sentaient beaucoup plus religieux que d’habitude.) Mangeclous se fâcha contre les Juifs polonais qui n’accentuaient pas correctement, hurla selon le rythme oriental pour leur faire honte et couvrir leurs voix. (On sait qu’il se disait leur ennemi juré. En réalité, il les aimait beaucoup.)
En sortant de la synagogue, il se rendit chez un dentiste pour demander le prix d’une aurification complète des dents. Mais il renonça à ce riche projet, se disant qu’il serait en somme préférable de se faire arracher toutes les dents, même les saines, et de se faire mettre un dentier. Ainsi plus de rages de dents. À étudier.
À l’exception de Mangeclous, les Valeureux entrèrent dans une église. Ils admirèrent. Ils étaient fiers de circuler, chapeau bas. Salomon mit toute sa petite monnaie dans le tronc des âmes du Purgatoire. Dehors, Mangeclous allait et venait, les mains dans le dos et le menton haut levé, en vrai imbroyable.
On décida de rentrer à l’hôtel. Saltiel fermait la marche sans dire un mot. Il trouvait que le sort des capitalistes juifs était triste. En tant que possédants, ils devaient préférer les gouvernements de droite. Oui, mais en tant que juifs ? Il se réconforta illogiquement en se rappelant que Dante Alighieri était le prince des poètes italiens. Il était ému aux larmes en pensant que, lorsque l’auteur de la Divine Comédie était entré à la cour de Milan, tous les seigneurs s’étaient découverts respectueusement.
À l’hôtel, les Valeureux trouvèrent le seigneur qui leur vanta les joies du camping et leur dit la gloire qu’ils en pourraient tirer. Bref, il les engagea à faire un petit tour sur le Salève, montagne de douze cents mètres, pourvue d’un funiculaire. Ils s’enthousiasmèrent à l’idée de raconter aux amis de Céphalonie qu’ils avaient gravi une immense montagne suisse.