XXIX

Dans le salon où ils attendaient depuis plus d’une heure, les Valeureux étaient en proie à une vive angoisse de respect. Quel homme était ce sous-secrétaire général qui ne craignait pas de faire attendre tout un gouvernement ? Saltiel s’entretenait à voix basse avec Mangeclous qui avait cyniquement avoué « ma tentative manquée de t’évincer traîtreusement, mon cher ami ». La panique de trac avait facilité la réconciliation.

— Je me demande comment s’appelle ce sous-secrétaire général, dit Saltiel.

— Il est anglais sûrement, dit Mangeclous.

— Il nous fait trop attendre, dit Mattathias.

— Eh que veux-tu, mon ami, dit Mangeclous, malgré tout nous ne sommes qu’un gouvernement juif. Il faudra que nous nous dépêchions d’acheter une douzaine d’avions de bombardement de haut vol bien énormes et pointus pour qu’on nous respecte un peu plus par ici.

— Tu ne tueras point, dit Saltiel.

— Point dans l’œil de ta sœur ! dit Mangeclous. Il me faut une flotte qui fasse trembler l’Allemagne. Et pour que l’Angleterre s’allie avec moi il faut qu’elle nous prenne au sérieux et admire nos armements. Et avec les Américains aussi je ferai alliance car chaque ouvrier américain a une cuisine qui est plus belle que les appartements du roi de Grèce, avec diverses machines pour vider le poisson, plumer les poules et faire les gâteaux. Tu mets de la farine et quelques ingrédients en désordre d’un côté et de l’autre il te sort un gâteau à entrailles crémeuses avec décorations en fruits confits. Mais je ferai aussi un petit traité avec l’Italie car je suis un peu fasciste, étant homme de supériorité et par conséquent aimant la hiérarchie. Mussolini a raison. Tu es intelligent, commande ! Tu es imbécile, reçois ce coup de pied ! Je signerai un traité de sympathie un peu méfiante avec l’Italie.

— Mais avec l’Allemagne ? s’enquit Salomon.

— Je leur couperai les crédits. Et ainsi, ils mourront de faim n’ayant à se mettre sous la dent que de l’acier !

— Et voilà pour eux ! dit Salomon. Mais aux petits enfants allemands nous enverrons quelques friandises.

Ensuite il résolut en son for intérieur que dans les canons des cuirassés on mettrait des « cartouches pas vraies, rien que de la poudre pour faire du bruit et que l’Allemand tremble ! »

Puis on fit diverses guerres terribles à la Roumanie, à la Pologne, au Japon et à l’Allemagne. On imposa des amendes à ces pays et on mit leurs chefs dans des cages. De plus, on décida qu’on les ferait travailler gratis pour les bons États.

— Allons, allons, ordonnait impétueusement Mangeclous aux vaincus, faites des chemins de fer pour la France, donnez du pétrole pour rien à l’Angleterre et un tas de bonnes choses à l’Amérique ! Et puis à la Suisse aussi, sacripants, faites-lui des cadeaux !

On convint de mille gracieusetés pour les gouvernements bons aux Juifs et que, notamment, on leur prêterait des sommes formidables sans intérêts.

— Mais remboursables, stipula Mattathias.

— Dans cent ans seulement, dit Saltiel.

— Et ainsi, s’écria Salomon enthousiasmé, la France n’aura plus à emprunter !

— Oui mais je dirai à la France : « Je te donne cent milliards, tu entends, cent milliards-or. Mais à condition que tu ne me fasses plus un sou de dettes ! » Ainsi ferai-je, dit Mangeclous que Salomon regardait les yeux brillants. Ah, mes chers amis, poursuivit le faux avocat, j’adresse des reproches muets à ma mère car j’aurais voulu être né anglais. Ah, comme j’aimerais être ministre anglais ! Ce qui m’irait bien ce serait des nationalités panachées, voilà, comme les glaces vanille-fraise. J’aimerais avoir un passeport franco-anglo-américano-tchéco-scandinavo-suisse. (Il bâilla et ses mains veineuses et poilues eurent des sursauts électriques.) Ah, mes chers amis, croyez-moi, il ne les fait pas attendre aussi longtemps, les ministres anglais !

— Mais, mon cher, qu’est un ministre à côté de cet homme qui est le sous-chef des nations ? dit Saltiel.

— Quelle tête ont-ils tous ces puissants pour tout se rappeler, tout savoir et tout dire d’un air fier ! s’exclama Salomon.

— N’oublie pas que tu es ministre de la Guerre, dit Saltiel.

— Je ne peux pas m’y habituer, oncle. Et puis, où est-elle mon armée, où sont-ils mes généraux ? Et comment ferai-je, pauvret que je suis, pour commander et savoir s’ils font juste puisque moi je ne sais rien ?

— Tu t’achèteras un livre militaire, dit Saltiel.

— Mais rien ne m’entre dans la tête, oncle ! Je lirai le livre, je croirai que j’ai tout compris et retenu et au moment de parler à un général j’aurai peur de lui et je m’apercevrai que j’ai tout oublié.

— Eh bien, tu diras toujours à tes généraux qu’ils font faux, suggéra Mangeclous. Ainsi ils te craindront et respecteront ta compétence.

— Le mieux, dit Salomon, serait peut-être que j’engage un officier de Saint-Cyr, bien garanti par ses généraux, qui me dira à voix basse tout ce que je devrai dire à voix haute. (Réflexion profonde.) Non, oncle Saltiel, je ne veux pas être ministre de la Guerre ! Moi qui ai peur d’écraser une fourmi, comment voulez-vous que je fasse une guerre ?

— Ce n’est pas le moment de remanier le ministère, dit Saltiel.

— Écoutez, oncle, je vous donne ma démission, dit Salomon. Ces entrevues ne sont pas pour nous qui sommes des ignorants.

— Lâche ! cria Mangeclous.

— Je suis courageux mais pas quand il y a du danger, dit Salomon.

À l’exception de Michaël, les Valeureux étaient très nerveux. Comme les malades dans le salon d’un médecin, ils lisaient des revues sans les comprendre, regardaient le plafond, suivaient le vol d’une mouche, déplaçaient un bibelot, émettaient des bâillements aigus.

— Parlons sérieusement, dit Saltiel. Comment ferons-nous quand nous serons reçus ?

— Vous parlerez, oncle, et nous nous tairons, dit Salomon.

— Toi, Salomon, si le vice-roi des nations t’interroge, tu répondras quelque chose de non compromettant.

— Tu diras que l’inquiétude règne au Quai d’Orsay, suggéra Mangeclous.

— Quant au mot de passe, je propose Espérance et Diplomatie, dit Saltiel.

— Non, Obsèques et Fatalité, dit Mangeclous.

— S’il promet quelque chose de bon, dit Mattathias, il faudra le lui faire signer tout de suite pour qu’il ne manque pas de parole après.

Bruits dans la pièce voisine. L’heure terrible était venue. Mangeclous se précipita vers la porte qui donnait sur le corridor. Saltiel prit le vice-président du Conseil par le poignet.

— Sais-tu que je pourrais te faire fusiller pour abandon de poste ?

— Entendu, mais fuyons ! dit Mangeclous.

Hélas, la porte était fermée. Pris comme des rats !

— Écoute, Saltiel, dit Mangeclous devenu livide, je n’aime pas cette affaire où tu nous as embarqués. Je donne ma démission. Dis-lui ce que tu voudras, mais moi je n’en suis pas. Et d’ailleurs, il faut que je te dise une chose…

À ce moment la porte s’ouvrit et un monstre apparut.