XXXVI

Les amis furent éberlués par les appartements que leur fit visiter le jeune gentilhomme de la réception, choqué mais résigné. Chaque Valeureux se trouva donc être légitime usager non seulement d’une chambre à coucher mais encore d’une salle de bains et d’un boudoir.

Cinq chambres à coucher, cinq salles de bains et cinq boudoirs ! Au nom du Ciel pour quoi faire et quel besoin de bouder ? Ils n’étaient que cinq et on leur donnait quinze pièces sans compter la petite antichambre de chaque appartement. Et quels meubles ! Lits de rois anglais, tapis de sultans et tout le reste ! Et ne pouvait-on se laver les uns après les autres dans une seule baignoire ?

— Et quel besoin de baignoire, d’ailleurs ? dit Mangeclous. L’important c’est de se rafraîchir les parties nobles, la tête où se font les comptes et les mangeries, et les mains qui prennent la monnaie et portent les aliments à leur destination.

— Qui sait combien toutes ces chambres lui seront comptées ! gémit Saltiel.

— On examinera la question, dit Mattathias. Explique d’abord la combinaison de sécurité pour l’argent immense.

— Il m’a confié les trois cent soixante-douze mille francs et ils sont sous ma chemise.

— Tu as oublié les cinq cents francs, dit Mattathias.

— En effet, dit sévèrement Mangeclous. Donne, que je garde les trois cent soixante-douze mille cinq cents francs.

— Non, dit Saltiel.

— Eh bien, au moins les cinq cents francs.

— Non, dit Saltiel d’un ton distrait.

Il était angoissé. Quelle idée de s’être fait payer en argent français ! Et s’il y avait une dévaluation cette nuit ? De plus, que faire de tous ces billets ? Les mettre sous le matelas ? S’en tapisser le corps, à même la peau ? Il les répartit dans ses diverses poches. Les billets étaient en si grand nombre que l’oncle paraissait être, de toutes parts, dans une situation intéressante. Enceint, bref. Peu après, il sortit les billets pour les compter, demanda à Michaël de coudre les poches que bientôt il fallut découdre pour voir si certains billets n’étaient pas faux.

— Et avez-vous remarqué comme il les avait mis dans son pantalon sans les regarder, tout en désordre ?

— Comme si c’était un ticket de train !

— Moi, dit Mattathias, un ticket de train, je fais attention de bien l’enfoncer et je mets plusieurs mouchoirs par-dessus.

Une sonnerie de téléphone fit sursauter Saltiel. Un malheur ! Sol était malade sûrement ! L’appendicite peut-être ?

— Oui, mon fils, qu’est-ce qu’il y a ? Veux-tu que je vienne ? Michaël peut aller à la pharmacie !

Mais ces alarmes s’avérèrent inutiles. Solal voulait demander à son oncle si les chambres lui plaisaient.

— Très belles, mon chéri, sauf ces boudoirs qui me font mal au cœur. Enfin, Dieu soit loué tout de même. Écoute, les choses sont toujours là. Hum, tu ne comprends pas ? Je parle des trois cent soixante-douze francs et cinquante centimes. (Il estimait inutile de tenir au courant la téléphoniste, peut-être en train d’espionner.) C’est une petite somme mais enfin sois tranquille. Nous sommes tous autour.

Solal dut à ce moment dire une phrase épouvantable car la fine houppe blanche de Saltiel se dressa sur son crâne.

— Tu es fou ! Que je leur donne tout ton argent ? Jamais, Sol, jamais !

Mangeclous, à genoux devant le téléphone, s’arrachait de nombreux poils, joignait les mains et suppliait Saltiel d’en finir avec ces funestes conseils. On transigea et Solal consentit à garder la moitié. Les Valeureux se partageraient le reste. Les amis calculèrent aussitôt et griffonnèrent. Avec le chèque suisse non encaissé, cela faisait à peu près un demi-million de drachmes pour chacun.

Salomon, petite boule glapissante, cabriola sur le lit moelleux et à plusieurs reprises sa tête heurta le plafond. Mangeclous battait des entrechats en faisant claquer de toute son âme ses doigts, comme des castagnettes, aux sons de la mandoline grattée par Michaël. Il virevoltait avec des langueurs espagnoles ou vibrait sur place avec des sourires secrets d’impératrice ou, main en visière sur le front, semblait considérer un merveilleux amour. Reine impassible, il souriait, projetait son ventre qu’il rejetait ensuite pour faire des ronds irrités avec sa maigre croupe aux basques volantes. Il s’éperdait, bouche ravie. Il s’échevelait et sa pomme d’Adam montait et descendait et son cou ruisselait de sueurs noires. Il s’évertuait aux sons de la mandoline et ses jambes volaient et sa barbe filait sous le vent de la danse. Quant à Mattathias, les bras écartés, il tournait lentement sur lui-même, le visage grave et les yeux clos. Exténué, percé de bonheur, Mangeclous arrêta brusquement sa danse, exigea la remise immédiate de son dû. Le partage fut effectué non sans malédictions et méfiances. Enfin, on s’embrassa en se souhaitant bonne chance et prolifération des parts respectives.

— Enfants de mon cœur, fils de la fortune, dit Mangeclous, ne nous quittons pas, que diable ! Passons la nuit confortablement dans la chambre de Saltiel ! Mais pour être tout à fait bien, faisons apporter nos lits ici. Ainsi nous serons bien et causerons de nos avoirs et grandeurs.

— Il est tard, dit Salomon. On ne peut pas les forcer à transporter quatre lits, surtout que ces lits sont lourds.

— J’ai un demi-million de drachmes, répondit Mangeclous qui sonna longuement divers domestiques auxquels il donna des ordres si péremptoires que bientôt quatre autres lits s’alignèrent dans la chambre à coucher.

Les Valeureux s’étendirent tout habillés, leurs têtes reposant sur les édredons qu’ils croyaient être des oreillers – bien incommodes en vérité. Le compétent Mangeclous ordonna de les plier en quatre « à la mode suisse ». Puis ils discoururent fort avant dans la nuit, faisant des projets et imaginant diverses manières d’humilier leurs ennemis et de faire crever d’envie leurs amis. Mangeclous s’endormit au beau milieu de la description de son yacht à trente cabines, la plus somptueuse de ces dernières étant réservée à Sa Majesté Britannique.

Vers trois heures du matin, entendant du bruit, ils se réveillèrent en sursaut et allumèrent. Saltiel avait disparu ! On avait volé Saltiel et la grosse somme. Du bruit dans un des appartements inoccupés ! Michaël poussa la porte, suivi de loin par les autres. Mangeclous fermait la marche et, tout tremblant, recommandait à Salomon, tout frissonnant, de ne pas avoir peur. Dans le cinquième appartement ils aperçurent enfin Saltiel qui se promenait, les yeux fermés.

— Oncle, êtes-vous somnambule ? chuchota Salomon.

Saltiel rouvrit les yeux.

— Non, dit-il, j’ai fait l’inventaire et je suis en train de me demander combien lui coûtent nos cinq chambres avec tous ces boudoirs de malédiction. Mais je n’arrive pas à trouver la somme, ne connaissant pas la valeur des tapis.

Mangeclous dit que cela n’importait guère puisque les appartements étaient payés par le Sopha des Neveux – nouveau nom mangeclousien de la Société des Nations. Mais Saltiel décrocha brusquement le téléphone. Lorsqu’une voix endormie lui eut dit le prix des chambres, il répondit en ces termes :

— Que ta grand-mère accouche par adultère à cent trois ans !

Le portier suisse-allemand n’avait qu’une connaissance imparfaite du français. Il remercia et Saltiel raccrocha puis alla soulever le rideau de la cheminée dans l’espoir de trouver des cendres pour les répandre sur sa tête.

— Mes amis, dit-il, préparez-vous. (Les Valeureux se préparèrent.) Les cinq appartements reviennent, avec leurs boudoirs du paganisme, à deux cents francs suisses par jour, c’est-à-dire…

Il s’arrêta car il lui aurait été trop douloureux de savoir combien de drachmes, d’escudos, de milreis, de leis, de sapèques ou de dollars représentait la location des cinq appartements.

— C’est-à-dire six mille francs suisses par mois !

— Le prix d’un cuirassé ! cria Mangeclous, mains véhémentes.

— Et en dix ans, sept cent vingt mille francs suisses ! dit Salomon pour en être.

— Qui placés à intérêts composés pendant six siècles produiraient, dit Mattathias, cent millions à peu près.

— Mais en quoi sont-elles, ces chambres ? questionna dramatiquement Salomon. En pierreries ou en or ?

Saltiel se tenait la tête entre les mains.

— Ô voleur de directeur du Ritz, que ta fille meure avant sa mère et que ta femme meure avant toi !

— Mes enfants, dit Mangeclous, cela ne peut se passer ainsi ! Vengeons-nous !

Il se leva, alluma toutes les lampes dans les quinze pièces, fit couler l’eau chaude dans les cinq baignoires cependant que Saltiel téléphonait une seconde fois au portier pour le charger de dire au directeur qu’il était un pharaon.

— Et que l’Éternel lui lance une faillite fin courant ! cria Mattathias.

Ensuite – il était quatre heures du matin – Mangeclous sonna tour à tour le valet de chambre, la femme de chambre et le maître d’hôtel, se fit brosser par le premier et demanda aux deux autres des renseignements sur les monuments historiques de Genève.

Ceci fait, il alla dans les cabinets de l’étage pour en allumer les lampes et y faire une razzia de papier hygiénique. Ensuite il donna des coups de pied aux tables, rabota les tapis avec ses souliers ferrés, dévissa des ampoules qu’il enferma dans sa valise, cracha dans les crachoirs du corridor, tira l’une après l’autre les chaînes des cabinets et nettoya ses souliers avec les peignoirs de bain. Enfin il ordonna aux amis de prendre un bain. Aux grands maux les remèdes tragiques ! Il s’agissait de profiter ! Que diable, deux cents francs par jour !

Ce ne fut pas sans douleur que Mangeclous entra dans la baignoire. En effet, il était très fier de ne s’être jamais baigné et en prenait prétexte pour se comparer à Louis XIV. Il resta une heure dans l’eau chaude et soupira beaucoup car il craignait des maladies de peau. Peu à peu les soupirs devinrent plus doux. Affreux, il y prenait goût. Il devenait un vicieux, un Romain de la décadence. Et même, pour parfaire sa déchéance, il se savonna pour la première fois de sa vie. S’étant séché, il se campa devant la glace et recula d’horreur. Il ne se reconnaissait plus.

À six heures du matin, les Valeureux s’endormirent, exténués par leurs hydrothérapies mais consolés par le ravissant tumulte des eaux qui se déversaient dans les baignoires. Car Mangeclous avait recommandé de laisser couler sans arrêt l’eau froide et surtout l’eau chaude.