XLI

M. Deume emporta les serviettes qui avaient passé la nuit sur le radiateur et entra dans la salle de bains dont il chérit les nickels. La verte clarté de l’eau l’enthousiasma. Ah, le Rhône avait « meilleure façon » que la Seine ! Comme tous les matins il relut, avec un sourire approbateur, le refrain qui avait été brodé en rouge sur les serviettes, soixante ans auparavant, pour l’édification du jeune Hippolyte.

Vive l’eau

Vive l’eau

Qui rend propre

Et qui rend beau !

— Ce n’est pas une rime bien rice, disait-il en se savonnant avec conscience. Tout le monde n’est pas Victor Hugo ou Zuste Olivier. N’empêce que c’est bien trouvé.

Il finit son bain par une douche glacée qui lui fit rugir de petits halètements voluptueux et effrayés, accompagnés, sur les fesses tremblotantes, de claques que l’amateur d’hygiène supposait bienfaisantes et sportives.

Il sortit de la baignoire, s’essuya en souriant d’aise, car les serviettes étaient très chaudes, puis exécuta un rite secret. Il gonfla de toutes ses forces son gros ventre, tapa dessus avec ses deux mains à plat, en imaginant qu’il était un chef nègre qui, dans la brousse, appelait à la guerre sa fidèle tribu. Chaque humain a ainsi ses petits mystères.

Ensuite, toujours nu, mais le visage habillé de barbe et de lorgnons, il exécuta avec sincérité des mouvements de gymnastique qui consistaient à faire tourner les bras tout en clamant : « Une deux, une deux ».

Enfin, il enfila le peignoir qui devait le débarrasser de tout reliquat d’humidité. Se sentant bien sec, il sourit de ses dents artificielles et retourna dans la chambre où Antoinette dormait toujours. Là, il s’apprêta à savourer son moment de poésie pas surmenante. Il ouvrit la fenêtre et tout en s’empêchant de respirer – un rhume est si vite attrapé – le cher petit homme suspendit prestement le sac tricoté qui contenait des débris de noix pour les mésanges.

— Et maintenant, notre bon petit café au lait.

Il se dirigea doucement vers la porte pour ne pas risquer de réveiller Antoinette dont il ne se doutait pas que le sommeil était simulé.

Vingt minutes plus tard, tout était prêt. Sur le plateau étaient disposés les pots de café et de lait, recouverts l’un et l’autre d’un petit édredon en forme de sac ; les toasts grillés à point et enveloppés dans une serviette ; le rayon de miel ; la marmelade d’oranges ; les œufs à la coque ; les petits pains mollets ; la passoire destinée à arrêter au passage la peau du lait, que M. Deume détestait ; la plaque de beurre ornée d’un dessin représentant un chalet d’où sortait une vache en parfaite santé que tenait en laisse un pâtre trop bien coiffé pour être socialiste.

— Ze crois que tout y est !

Il se frotta les mains, tourna plusieurs fois sur lui-même en fredonnant une vieille valse. Il se repentit vite de cet instant d’égarement. Danser, alors que du café chaud attendait et risquait de devenir tiède !

— En avant marce !

Son pied droit maintenant ouverte la porte munie d’un pousse-porte, il prit le plateau, retint à l’aide de son dos le brusque retour de la porte – il détestait le bruit – et s’en fut, prêtre du petit déjeuner.

Se réjouissant de boire du lait sain, non écrémé et sans microbes de fièvre aphteuse – « pas de ce zus de craie qu’on nous a servi à Milan » – il gravit l’escalier rapidement. Il n’aimait pas rencontrer la domestique en cette heure délicieuse où, chargé de la bonne offrande, il allait réveiller sa chère épouse. Arrivé devant la chambre à coucher, il en poussa la porte d’un coup de pied impatient.

— Voilà la camomille ! cria-t-il d’une voix qu’il s’efforça de rendre caverneuse.

Mme Deume, qui détestait cette tisane mais raffolait de café au lait, sourit à ce trait d’esprit toujours goûté depuis de nombreuses années. Il lui était agréable et rassurant d’entendre tous les matins la même phrase. Pas le temps de raconter les longs et ardents commentaires sur la neige inattendue, sur les dommages qu’elle occasionnerait aux arbres fruitiers, et aux légumes qui seraient hors de prix. L’intéressant sujet étant épuisé, M. Deume embrassa de nouveau sa femme qui ne s’arrêta pas, pour cela, de tricoter. Elle avait horreur du temps perdu (j’en sais une qui a accouché en tricotant) et était en train de confectionner des chaussons de bébé pour une de ses protégées du Bercail, maison d’accueil pour filles mères. (« Ces pauvres filles qui se laissent toujours embobiner ! Enfin j’ai eu un entretien sérieux hier avec elle. J’espère qu’il lui sera en bénédiction. Elle a en tout cas de très jolis sentiments. J’ai bien aimé quand elle m’a dit que ces chaussons étaient trop jolis pour l’enfant d’une ouvrière. »)

— Quatorze, quinze.

Elle comptait ses mailles à haute voix pour ne pas perdre le fil de son travail, pour montrer à son mari qu’elle était très occupée et surtout, inconsciemment, pour lui rappeler qu’elle était le chef de la raison sociale Deume.

— Combien d’heures as-tu dormi, Bicette ?

— Dix-neuf et une à l’envers.

M. Deume recula horrifié. Qu’était-il arrivé à sa malheureuse femme ?

— Il ne s’agit pas d’heures mais de mailles. J’ai dormi quatre heures au maximum, articula Mme Deume en grattant son visage enflammé par l’eau de lavande dont elle frottait souvent ses joues. Mais je suis reconnaissante, dit-elle avec un sourire divin de jeune martyre. C’est un progrès. Hier je n’ai dormi que trois heures. Certes, je suis reconnaissante, modula-t-elle langoureusement, rêveusement, délicatement, secrètement, amoureusement, adultèrement.

Un silence suivit que M. Deume, impressionné et pas trop à son aise, n’osa pas rompre. Il savait que lorsque sa femme disait quelle était reconnaissante, il fallait toujours sous-entendre que cette gratitude allait au Dieu fort qui, étrange occupation, veillait sur le sommeil de Mme Deume. Chose curieuse, cette dernière ne songeait jamais à reprocher à son Dieu de ne l’avoir pas fait dormir neuf ou dix heures d’affilée. Comme une maîtresse de maison que terrifie sa vieille bonne et qui n’ose lui faire aucun reproche, Mme Deume ne songeait qu’à se louer des services de son Éternel et fermait les yeux sur Ses défaillances.

— J’ai peu dormi mais j’ai bien dormi, sourit-elle avec, derrière ses lunettes, cette spiritualité qui remplissait son petit mari de craintive admiration.

M. Deume souleva le petit dôme capitonné qui entourait la cafetière, posa le revers de sa main sur l’honorable récipient et frémit en son âme. Le café n’était plus bouillant.

— Excuse-moi, Antoinette, mais ze crois que le café va se refroidir.

— Quelle horreur ! Verse-moi vite une tasse. C’est affreux ce que j’ai envie de boire chaud ce matin.

— Moi aussi, dit M. Deume, soudain guilleret, en versant le café puis le lait.

— Enfin, je constate que le boulanger vient à l’heure depuis que je lui ai fait cette semonce.

Elle ne supportait pas de déjeuner sans pain frais. Le boulanger passant parfois en retard, il était arrivé à Mme Deume de reculer son petit déjeuner jusqu’à dix heures et demie pour avoir le plaisir de manger ses petits pains mollets.

— Ze te sucre ?

— Oui, merci, sucre-moi, répondit la dame dromadaire.

— Ze te sucre combien ?

— Mais un sucre comme d’habitude.

Le mari et la femme burent enfin et leurs yeux, au-dessus de la tasse à laquelle ils s’abreuvaient, se sourirent.

— Voudrais-tu me passer trois petits pains ? demanda Mme Deume d’une voix éthérée pour faire passer la matérialité de la demande. Merci beaucoup.

— Mais ze t’en prie. (Ces gourmands étaient très polis au petit déjeuner et s’y aimaient particulièrement.)

Mme Deume beurra ses petits pains et les enduisit de miel. Le petit père eut recours à une méthode plus virile : il coupa son pain en petits morceaux. Affairé, un peu maladroit, il les jeta fébrilement dans son café au lait. Puis il introduisit dans sa bouche une cuillerée de beurre mêlée de miel et but son café en tâchant de happer un des morceaux trempés. La tartine, avait-il coutume de dire, se faisait à l’intérieur.

Ils mangèrent à leur faim et burent à leur soif. Cette heure exquise les grisait. Mme Deume sirotait par tous les pores la joie d’être une personne aisée. Riche depuis son mariage, elle n’en était pas moins constamment consciente d’avoir « de quoi » – jusqu’en ses orteils en train justement de faire, sous les couvertures, une petite danse délassante. Elle s’arrêta de boire pour rouler entre ses doigts sa boule de chair, gracieux pendentif vivant dont elle aimait éprouver la densité et l’élasticité. Puis elle adora voir tomber la neige et mit ses pieds nus non plus sur la bouillotte, mais dessous. Cela faisait un petit changement.

— J’aime bien le thé, dit-elle, parce qu’il n’y a rien qui désaltère autant. (Phrase dite cinq ou six mille fois depuis son mariage et répétée toujours avec la même fraîche conviction.) Mais je dois dire que le matin il n’y a rien de supérieur à une bonne tasse de café au lait.

— Ze ne suis pas de ton avis, dit M. Deume, il y a quelque çose de supérieur à une tasse de café au lait, c’est deux tasses de café au lait !

Mme Deume sourit avec bienveillance et M. Deume, de rire, faillit s’étrangler. « Ce que ze peux être drôle quelquefois », pensa-t-il tout en toussant. Le danger d’étranglement passé, il confia à sa femme qu’il avait été réveillé vers minuit par des chants de noctambules.

— Le gouvernement devrait interdire… dit Mme Deume en train de ramasser avec sa cuillère le morceau de sucre incomplètement fondu au fond de la tasse. (Ne rien laisser perdre.)

— Et fourrer en prison tous ces noceurs ! compléta M. Deume.

Une vague de contrariété afflua sur le visage de Mme Deume qui n’aimait pas entendre son mari se servir de mots peu convenables.

— Sans compter que c’était certainement des étrangers, dit-elle.

— Les étranzers, ze n’aime pas ça, dit M. Deume. Sauf naturellement les étranzers comme il faut, mais ze ne crois pas qu’il y en ait beaucoup. D’ailleurs c’est bien connu que tout le monde, dans tous les pays, se plaint des étranzers.

Puis ils parlèrent d’Ariane et Mme Deume déclara que la femme d’Adrien la détestait. Pour donner plus d’importance à cette affirmation, elle posa son tricot et regarda bleu clair son mari.

— Elle me déteste, répéta-t-elle en se grattant le dos avec une de ses longues aiguilles.

— Toi, si bonne, si douce ?

— Chaque fois qu’elle me rencontre dans le corridor, elle trouve un prétexte pour retourner dans sa chambre.

M. Deume ne pipa mot. Il était déçu par la tournure que prenait l’entretien. Après le petit déjeuner, comme du reste en toute heure de la journée, il aimait parler de choses agréables.

— Voilà une personne qui, extérieurement, est convenable, enfin plus ou moins, mais qui ne m’a jamais fait une confidence ! Toujours polie et sur son quant-à-soi. (M. Deume avait un peu mal à la tête car le tragique le désobligeait.) Et puis il y a une chose qui la juge. Jamais, tu m’entends bien, jamais elle ne m’a demandé de prier avec moi ! Veux-tu que je te dise ? Elle nous méprise parce que nous ne sommes pas des « de » ! En tout cas les Deume qui ont eu un colonel dans la famille valent les d’Auble ! (Si Mme Deume avait eu une fille et que celle-ci eût épousé Mozart, elle aurait adressé ses lettres à Mme Mozart-Deume. La musique c’est très bien, le génie aussi et d’ailleurs le mari de sa fille n’est pas encore mort. A-t-on jamais vu un génie vivant ? On sait bien qu’ils sont tous morts.)

M. Deume sentit que, pour calmer sa femme, il n’y avait qu’un moyen : lui proposer de prier. Non qu’il fût un grand mystique – au contraire, il disait lui-même qu’il n’était pas très porté sur la religion – mais il n’y avait rien de tel pour calmer Antoinette. Après une prière, elle était toujours très gentille avec lui, pendant au moins une heure. Et puis, pendant la prière, il pouvait se reposer. Il n’y avait qu’à baisser les yeux et point n’était besoin de discuter. Cependant M. Deume était loin d’être un athée. Il allait au sermon tous les dimanches, se réjouissait de lire quelque beau livre bien réconfortant l’assurant que tout était bien sur terre et que tout serait encore mieux au ciel. C’était même ce qui lui plaisait le plus dans la religion, cette idée que la mort était le passage à une vie plus agréable encore, sans maladies, sans soucis, sans révolutions, et éternellement agréable. Le ciel lui apparaissait comme un pays bien ordonné, hiérarchisé, fasciste en somme puisqu’il était régi par un dictateur aimé de tous. Bref, le ciel lui plaisait beaucoup. Par contre, les émois religieux de Mme Deume le mettaient mal à l’aise. Lorsqu’elle priait avec lui et quelque amie oxfordiste, il avait l’impression d’être un invité pas très dégourdi. Au fond, il aimait mieux les cérémonies patriotiques. Ah, ce qu’il pouvait vibrer devant un drapeau, le petit père Deume ! Et comme il aimait se découvrir lorsque passait un glorieux étendard ! Et quel regard furibond il savait lancer sur les blancs-becs qui gardaient leur chapeau sur la tête !

— Z’aimerais bien prier, souffla-t-il honteusement. Mme Deume eut un angélique sourire de reconnaissance.

— Cher ami, lui dit-elle en lui prenant les mains. Tu ne sais pas le plaisir que tu me fais. Je voudrais te voir toujours plus désireux d’être un enfant de Dieu. Me proposes-tu de prier pour me faire plaisir ou aimes-tu vraiment prier ?

— Beaucoup, dit M. Deume d’une voix enrouée.

— Mais veux-tu vraiment te donner à Dieu, de toute ta volonté, dit-elle en lui serrant fort les mains qu’elle souleva puis laissa retomber toutes seules. Le veux-tu ?

— Ze le veux, dit sombrement M. Deume.

— Alors, tout est bien. Mais nous ne nous adresserons pas à Lui tout de suite. Mlle Granier vient aujourd’hui. Elle a une foi tellement vivante et puis elle est tellement au courant de ce qui se fait de nouveau en religion. J’aime prier avec elle. Et toi ?

— Moi aussi, dit M. Deume en tâchant de prendre un masque volontaire pour compenser la fadeur de sa réponse qu’il sentait insuffisante.

Pour se donner une contenance, il reprit du café.

— Il est encore çaud, dit-il, heureux de parler de quelque chose qu’il connaissait bien.

— Tu vois comme Dieu est bon, dit Mme Deume, tu vois. Il veille, Il veille, Il veille ! modula-t-elle en crescendo.

Cependant, il semblait qu’il n’avait veillé qu’imparfaitement puisqu’elle se plaignit un peu plus tard d’avoir été réveillée – c’était vers trois heures un quart, elle se souvenait très bien, trois heures un quart, oui – par une impression de vent coulis qui lui avait donné une impression de torticolis. M. Deume, très animé soudain, s’engagea à vérifier toutes les rainures, se réjouissant de découvrir des fissures et de les mastiquer avec une composition de son invention faite de colophane, de sciure de bois et de colle de poisson.

Il y eut un silence. M. Deume voulait à tout prix éviter que la conversation ne prît de nouveau une tournure religieuse. (« Décidément, tout ça c’est un peu fort de café pour moi », avait-il coutume de se dire lorsque sa femme lui parlait de la différence de tempérament entre saint Jacques et saint Paul.) Il enchaîna donc et parla d’une autre cause de réveil dans la nuit. Le froid de sa bouillotte l’avait réveillé vers quatre heures. (Les Deume faisaient toujours mettre deux bouillottes dans le lit conjugal.)

— Oh, cette fille ! s’indigna haineusement Mme Deume. Elle devient décidément impossible. Je lui ai dit et redit – elle appuya, les dents serrées, sur ces derniers mots – qu’il faut mettre la cruche dans une fourre de tricot. (Elle chercha du pied la bouillotte de son mari.) Bien sûr, elle n’a pas mis la fourre ! Pourtant ce n’est pas ce qui manque dans la maison !

— Nous en avons neuf. Z’ai catalogué la cuisine l’autre zour.

— Mais comment se fait-il que tu ne t’en sois pas aperçu tout de suite ?

— Z’avais mes gros çaussons de laine. Ze les ai enlevés vers minuit et à ce moment-là la cruce était zuste bien.

— On ne peut plus arriver à se faire obéir des domestiques, dit Mme Deume. Si c’est la révolution, qu’on le dise !

— Mais tant que nous ne serons pas sous la férule de Moscou, noua aurons tout de même le droit d’avoir des cruces enveloppées ! s’exclama M. Deume qui, peu après, éternua. Héhé ? fit-il avec suspicion. Héhé ? Héhé ? répéta-t-il avec l’expression compétente et tragique du pêcheur à la ligne qui croit avoir ferré un poisson extraordinaire. Est-ceque, par hasard – il renifla pour mieux sentir l’état de son nez – ze me serais enrhumé avec ce coup de froid aux pieds ?

— J’espère bien que non, dit Mme Deume. En tout cas, tu resteras couché.

— Mais c’est peut-être un éternuement comme ça.

— Est-ce que tu as mal à la gorge ?

M. Deume racla sa gorge pour voir, fit divers essais de déglutition.

— Ze ne peux pas dire naturellement, on ne sait zamais, mais au fond ze n’ai pas l’impression.

— En tout cas, si tu sens que tu t’enrhumes tu me demanderas les mouchoirs troués.

Mais le petit phoque barbichu ne voulut plus penser à ce rhume dont l’éventualité lui gâcherait le plaisir mystérieux qu’il songeait à prendre. Sur la pointe des pieds, il alla fermer la porte à double tour.

— Est-ce qu’on Le regarde ce matin ? souffla-t-il avec une expression égrillarde et respectueuse.

— C’est que j’ai tellement à faire, répondit pudiquement l’osseuse chamelle.

— Zuste un moment, dit M. Deume. On fera ça rapido presto.

— Oui, dit tout bas Mme Deume dans le regard de laquelle passa une lueur étrange.

Il souleva le tapis, introduisit un couteau dans une lame du parquet. Après l’avoir soulevée, il sortit, enveloppé de papier de soie et de diverses étoffes, le lingot d’or fin de douze kilos et demi qu’à l’insu de tous, et même d’Adrien, ils avaient acheté huit jours auparavant, crainte de dévaluation, et qu’ils n’avaient pu se résigner à enfermer dans le compartiment de coffre-fort qu’ils avaient loué à la banque. Il était si réconfortant de le sentir tout près d’eux. M. Deume le posa sur le plateau du déjeuner et la même expression coupable passa sur le visage de Mme Deume.

— Comme il est gros, dit-elle en aspirant sa salive.

Et elle osa le toucher d’une main craintive et virginale.

— Attention, ne le fais pas tomber !

— Comme c’est beau, dit Mme Deume. Ah, comme nous devons être reconnaissants !

M. Deume passa sa main sur le lingot que Mme Deume continuait à caresser d’un doigt expert et léger. Les mains du mari et de la femme se rencontrèrent et se serrèrent tendrement. Et ils se sourirent, mains jointes sur le métal aimé.

— Ça compte, un lingot d’or, dit M. Deume.

— Non, Hippolyte, dit Mme Deume, les yeux levés au ciel. Il n’y a que les réalités invisibles qui comptent. Il n’y a que Dieu qui compte, ajouta-t-elle tandis que sa main continuait de caresser la négligeable matière.

Une idée épouvantable traversa soudain l’esprit de Mme Deume. Avoir un lingot, c’était très bien, mais en temps de révolution que se passerait-il ? Il serait impossible de réaliser ce lingot. Et s’ils tentaient de le faire, ils seraient repérés comme bourgeois !

— Et fusillés, ajouta lugubrement M. Deume qui contemplait son cher petit corps abattu contre un mur gris.

— Oh, ces socialistes ! Mais enfin, qu’est-ce que ça peut bien leur faire qu’il y ait des gens qui aient quelque chose de côté ?

— C’est l’envie, dit M. Deume.

— Mais enfin, les ouvriers n’ont qu’à économiser ! Mais non, ces messieurs préfèrent aller au cinéma ! Est-ce que nous y allons, nous, au cinéma ? Et je te prie de croire qu’en fait de nourriture ils ne se privent de rien ! Hier soir je suis allée chez cet ouvrier plombier qui nous a fait les réparations. Ils étaient en train de dîner. Il y avait du foie de veau ! J’en ai été suffoquée !

— Z’ai lu sur le zournal d’hier, dit M. Deume en recouvrant le lingot d’une serviette, que s’il y a dévaluation il pourrait bien y avoir embargo sur l’or. Z’en ai eu un coup au cœur !

— Tu sais que pour les choses matérielles je ne suis pas très compétente. Qu’est-ce que c’est que cet embargo ?

M. Deume expliqua et sa femme frémit. Tout était combiné pour la torture des personnes comme il faut. Il fallait trouver autre chose.

— Vendre le lingot et aceter des obligations ? proposa M. Deume.

— Il ne faut pas y penser, dit Mme Deume en assujettissant son râtelier. En cas de dévaluation, les titres à revenu fixe c’est le désastre. Il vaut mieux songer à de bonnes actions.

M. Deume eut peur car il pensait que sa femme allait entamer quelque couplet moral.

— Ce qu’il y a de mieux à mon avis, poursuivit-elle, c’est l’International Chemical Industries. Elle a donné vingt pour cent l’année passée. Au cours actuel, ça ne fait jamais que du deux virgule quatre-vingt-dix pour cent mais c’est du sûr.

— Tu crois ?

— Naturellement. C’est la plus grosse maison de gaz asphyxiants, dit-elle avec respect.

Mais M. Deume trouvait que cette grosse maison, c’était trop loin. Et puis, ces Américains, ça passait trop rapidement de la prospérité à la crise.

— Qu’est-ce que tu dirais de la Lyonnaise des Eaux ? demanda-t-il avec gourmandise.

Mme Deume s’arrêta de feuilleter la Bible, garda deux doigts sur le passage qu’elle voulait relire.

— C’est une bonne affaire, dit-elle. L’action capital a rapporté du quarante pour cent toutes ces années. Au cours actuel ça fait encore du trois virgule vingt-cinq. Mais j’ai peur. En France il y a une telle démagogie. Ah, ce qui est bien, malheureusement c’est tard pour en acheter, c’est les mines de Bor.

D’enthousiasme, elle se souleva et la Bible tomba.

— C’est du cuivre ! Il en faut pour les obus ! Le capital est tout petit, quinze millions, et pas d’obligations, pas de dettes, et comme réserve liquide deux cents millions ! C’est de tout tout tout premier ordre. La Bor a distribué du cent vingt-sept pour cent ces dernières années ! (Les yeux de M. Deume étincelèrent et s’arrondirent.)

Ayant ainsi parlé, Mme Deume se dirigea vers le cabinet de toilette qu’elle était seule à utiliser. En effet, elle n’aimait pas prendre de bains et préférait laver l’une après l’autre les diverses parties de son enveloppe terrestre par le moyen de l’éponge, du broc, de la cuvette, de divers petits morceaux de linge et d’accroupissements variés.

Tout en écoutant les ébrouements d’Antoinette – déplacements de cuvette, vidages, frottis et soupirs – M. Deume fit son lit. Les bonnes ne savaient pas border et d’ailleurs on n’était bien servi que par soi-même. Et puis cela faisait une petite gymnastique.

Au bout d’un quart d’heure, Mme Deume revint en déshabillé peu galant. La frileuse personne portait une chemise de jour en angora beige et de flasques caleçons de laine masculins qui lui arrivaient aux chevilles et étaient loin de la mouler. Ils étaient molletonnés à l’intérieur et leur couleur extérieure était celle, si pratique, de la moutarde. La place du séant était agrémentée et consolidée par un fond en percale à fleurs mauves. « Le pratique d’abord, la beauté ensuite », avait coutume de dire Mme Deume, fière de ses caleçons qui « lui faisaient » dix ans en moyenne et qui, Dieu voulant, l’avaient préservée de bien des rhumes. À l’amour des choses éternelles Mme Deume joignait celui de sa santé terrestre, bien qu’elle assurât souvent avoir la plus vive hâte de recevoir « sa feuille de route pour le Pays d’En Haut ». Oh, comme elle se réjouissait de s’envoler à tire-d’aile vers le Père ! Au moindre bobo elle faisait venir le médecin.

M. Deume descendit au salon faire un peu de gymnastique rythmique aux sons du poste de Beromunster. C’était joli de voir le petit vieux sauter en cadence avec sérieux. Sa danse achevée, il essaya son masque à gaz et décida que la nuit prochaine il dormirait avec pour s’y habituer. Ainsi, en cas de guerre, paré ! Et il demanderait aussi à Bichette de le mettre ce soir. Ce serait gentil.

— Hippolyte ! cria Mme Deume en cache-corset, penchée sur la rampe de l’escalier. Puisque tu as eu une impression de froid tu ferais bien de mettre ta thermo-cuirasse qui est au grenier.

— C’est une idée, dit M. Deume.

Et il monta trois à trois les degrés de l’escalier pour garnir sa poitrine d’une feuille d’ouate thermogène munie d’attaches de fixation. Arrivé au deuxième étage, il rencontra son fils adoptif qui, guêtré de gris, arpentait le palier. Pour l’embrasser il se haussa sur la pointe des pieds.

— Il y a quelque çose qui ne va pas, Adrien ?

Adrien indiqua du regard la feuille épinglée à la porte de sa femme. « J’ai pris un hypnotique. J’ai besoin de dormir beaucoup. Prière de ne pas me réveiller. »

— Ça m’ennuie de partir sans lui avoir dit au revoir.

— Ah oui ze comprends ça. Enfin elle se fait du bien. (Le petit père pensait à tout autre chose en ce moment : les mouches volaient dans un couloir de chemin de fer ; elles étaient en l’air, volaient à contresens, sortaient dehors, rentraient et pourtant elles voyageaient !)

— Écoute, Papi, je suis affreusement en retard. Je vais vite embrasser Mammie.

M. Deume alla au grenier et y musarda longtemps. Il avait oublié sa thermo-cuirasse et tâchait de trouver une occupation utile et amusante. Il ne la trouva pas et revint à sa mouche.

— Voyons un peu. Une mouce vole en l’air dans un compartiment, elle n’est assise nulle part et pourtant le train l’entraîne. Et pourtant elle est en l’air. Il y a des çoses que ze n’arrive pas à comprendre vraiment.