IV

Durant des jours et des jours, les Valeureux ne prirent nul repos. Ils dormaient une heure ou deux et se remettaient à leur mystérieuse tâche, observés avec inquiétude par leurs proches, auxquels ils n’avaient pas confié le terrible secret. Ils mangeaient à peine, maigrissaient, avaient des insomnies. Lorsqu’ils arrivaient à s’endormir, ils prononçaient des mots bizarres tels que sezc, xp ou trea. En vain leurs familles les avait fait exorciser. Pâles, défaits et solitaires, ils allaient, la tête baissée, et la population était persuadée que leur trop grande intelligence les avait conduits à l’aliénation mentale. Ils ne parlaient à personne et avaient même négligé de toucher leur chèque. Qu’étaient trois cent mille drachmes à côté de trois cent trois millions de francs ?

Enfin, de guerre lasse, ils s’avouèrent vaincus et décidèrent d’avoir recours aux lumières de leurs coreligionnaires. Un matin bleu et rose, ils leur soumirent le document ténébreux.

Et dès lors, le ghetto de Céphalonie devint un brasier de cryptographie. On ne rencontrait dans les ruelles dallées et tortueuses que Juifs murmurants et chercheurs. Des centenaires les plus voûtés aux bambins les plus neufs, tous erraient le long de la mer ou dans les cours des synagogues, penchés sur le cryptogramme. Et l’île bourdonnait de xp, de trea et de millions et de hal et de lac et de quatre cent quarante-quatre.

Il avait été convenu que le gagnant aurait la moitié du trésor et les Juifs avaient voué leur vie au déchiffrement. L’île tout entière était une grande salle bourdonnante. On priait Dieu, on le suppliait de bien vouloir aider son cher petit peuple. On fit venir un talmudiste de Salonique, on engagea des sorcières. Tout cela ! Mais en vain. Le cryptogramme restait indéchiffrable. Et par surcroît de malchance, Saltiel égara le précieux chèque de trois cent mille drachmes. Désespéré, il en avisa ses amis par la lettre suivante :

« Saltiel de noirceur de poix à ses amis en leur demandant pardon. Le tchèque est perdu et j’ai bouleversé mon pigeonnier sans le trouver. Honte à moi ! Je ne sortirai plus de chez moi jusqu’à ce que je le retrouve. C’est la centième fois que je cherche dans ma redingote. Je vais faire découdre toutes les doublures et rompre les murs ! Que mes bien-aimés me pardonnent. J’ai fait vœu sur la sainte Loi de ne plus les voir jusqu’à ce que tout au moins je trouve le secret des trois cent trois Millions. Inutile de venir me voir. Je me donnerai la Mort si on essaye d’enfoncer la porte. Salut ! Espoir et désespoir ! La folie propice au génie me guette ! Dans la douleur et répandant des cendres sur mon crâne de malheur je n’ose signer de mon nom coupable. »

Désespéré d’avoir perdu ses soixante mille drachmes, Mangeclous décida de se tuer en déchargeant un pistolet contre son noble cœur. Mais avant de mourir il voulut manger et surtout boire – si bien que deux heures plus tard, flageolant et gai, il sortit et chanta dans les rues que la vie était belle et qu’il crachait sur les chèques et leurs millions. Et il écrivit une lettre tendre et réconfortante à Saltiel, l’adjurant de sortir et l’assurant qu’il ne ferait que quelques allusions nobles et mélancoliques à sa distraction.

Il alla glisser la lettre sous la porte. Il entendit les pleurs de Saltiel mais la porte ne s’ouvrit pas. Il insista, frappa, pleura à son tour. Pas de réponse. Enfin une feuille apparut au bas de la porte.

« Pour racheter l’abominable perte du tchèque je trouverai le secret du cryptogramme. Trouver ou mourir ! J’ai quelque espoir. Nuit et jour je travaille sur la Colonne, le front entouré de bandages humides, froids et fumants ! Je ne sortirai que lorsque j’aurai trouvé ! Je trouverai ou je mourrai ! Une muette bénédiction à mon cher Mangeclous ! N’insiste pas, homme de bien, je suis inébranlable ! »

Et Mangeclous s’en fut, fort désolé, mais rapidement car il avait hâte de montrer ses larmes et de les faire admirer à la population dans toute leur fraîcheur.