II
Salomon tâchait d’aller aussi vite que les autres. N’y parvenant pas, il se mit à trotter, ce qui lui donna le hoquet. Michaël chantait de sa voix grave dont il était fier et accrochait les regards des femmes mamelues qui admiraient sa haute taille, ses cheveux bouclés, ses moustaches recourbées comme un croissant de boulanger, ses poings massifs, les muscles de son cou pareils à de fortes cordes, sa blanche jupe plissée qui ne descendait que jusqu’aux genoux, ses longs bas de laine blanche retenus par une cordelette rouge, ses souliers à pointe recourbée et surmontée d’un pompon rouge, sa large ceinture rouge d’où sortaient les crosses damasquinées de deux antiques pistolets, son petit gilet doré de soutaches et de boutons. Sur son passage, les enfants cessaient de vociférer et les vertueuses qui allaient au bain rituel baissaient les yeux. Fermant la marche, Mattathias allait d’un pas prudent, traînant au bout d’une ficelle un aimant destiné à happer les épingles ou les aiguilles qui auraient pu être égarées par des femmes inconsidérées et sans vertu. Il sondait d’un regard circonspect et bleu les rigoles des chemins, s’arrêtant parfois pour ramasser de « fort propres morceaux de pain » abandonnés par des hommes de péché.
Mangeclous se mourait d’impatience et ne cessait d’interroger Saltiel qui faisait un visage de marbre. Les pieds du faux avocat menaient grand bruit dans les coques des pistaches dont les Juifs s’étaient repus la veille, un samedi, pour passer le temps et oublier leur fringale de tabac en ce jour d’oisiveté sacrée où il était interdit de faire du feu et par conséquent de fumer. Mattathias marchait la tête basse, mais le regard levé, oblique, fouilleur, juste, rapide, computateur et il guettait dans les yeux des passants le désir de ses marchandises. Quant à Mangeclous, il ventait fort et il ricanait dans sa barbe fourchue, pour rien, pour le plaisir de faire croire qu’il était un terrible, un diabolique d’insigne mauvaise foi.
— Alors, Saltiel, ouvre la porte du four de ton éloquence et finissons-en avec ces mystères !
— Patience, tout sera dit à la taverne. En attendant, je te prie de cesser tes incongruités.
— Il ne faut jamais retenir un vent, répliqua Mangeclous. C’est impoli vis-à-vis de ton corps. J’ai entendu parler d’une grande actrice qui était si distinguée qu’elle les retenait tous. Ils se mouvementèrent tant en son intérieur qu’elle explosa et mourut. Aussi ne crains-je point d’émettre quelques vents et je tire santé et gloire de leur violence qui ferait blanchir de frayeur les cheveux d’un régiment. Et je suis fier aussi de leur ampleur telle qu’on pourrait avec trois ou quatre d’entre eux gonfler les voiles d’un galion de haute mer.
Devant les portes, des étudiants talmudistes priaient en faisant d’extravagantes courbettes. Deux rabbins commentaient un verset. Le plus jeune d’une voix aiguë tandis que le vieux, retroussant ses manches, approuvait par politesse en attendant son heure de victoire dialectique. Mangeclous, pour les scandaliser, clama que Dieu existait si peu qu’il en avait honte pour Lui. Les talmudistes se bouchèrent les oreilles et les quatre amis de Mangeclous le tancèrent. Mais l’athée ricanait, se frottait les mains et affirmait qu’il était un coquin. (Il croyait souvent en Dieu, mais il aimait passer pour un esprit moderne.)
— Une belle femme nue ! cria-t-il soudain par pure méchanceté au plus pieux des étudiants de la Loi, un pâle jeune homme aux yeux cernés qui aussitôt se représenta combien cette dame impudique serait répugnante si on l’écorchait vive.
Fin du ghetto. Place Capodistria. Échoppes de barbiers sollicitant à coups monotones leurs mandolines dans l’obscurité vibrante de mouches et de musc. Place de l’Esplanade. Grands cafés sous les arcades desquels des capitaines de gendarmerie, armés de fouets à mouches, mangeaient des gâteaux huileux qui gonflaient et lustraient leurs joues de gourmandise distinguée. Près de la citadelle, une servante grecque enfonça son sourire dans un citron doux et regarda Michaël avec considération. Puis elle serra sa jupe contre ses hanches qui fouettèrent l’air d’un appel furieux.
La taverne était proche. Les orangers en fleur se dodelinaient sous la brise tiède, tout près de la mer quadricolore et transparente où luisaient des jardins de coraux et des poissons bleus et verts. Les eaux calmes étaient pures comme le quartz, éclaboussées de bleu paon, de vert jade et de blancheurs. De temps à autre, d’écarlates poissons volants faisaient de petits bonds idiots.
Après avoir traversé la forêt d’oliviers immenses dont les troncs noueux étaient ajourés de grands trous à travers lesquels luisaient des taches bleues et blanches de mer, les amis arrivèrent enfin à la taverne de Moïse le Sourd.
Ils descendirent les marches qui conduisaient à une cave ombreuse, puante de vin, et que meublaient trois tables et six bancs. Après s’être assurés que nul Chrétien ne s’y trouvait, ils prirent des airs vaillants et chassèrent Nissim l’antiquaire, chargé d’étoffes brochées, et son cousin, le banquier-restaurateur qui portait en bandoulière une caissette vitrée où gisaient quelques billets de banque et des morceaux de mouton embrochés, prêts à être grillés. Ensuite, les Valeureux intimèrent par gestes au tenancier de fermer sa boutique, crainte des indiscrets et des jeteurs de mauvais œil. Mangeclous s’offrit le plaisir de gifler Salomon à l’improviste, prétendant que rien n’était meilleur pour supprimer le hoquet. La peur ressentie par le petit bonhomme n’eut d’autre effet que d’intensifier ce mal qui lui était coutumier.
Avant de s’asseoir, Mattathias ôta, pour ne pas les user, ses souliers à élastiques qui étaient entaillés à divers endroits pour laisser passer de gros cors. Après avoir gratté son crâne tondu à l’aide du harpon qui terminait son bras amputé, il ôta de sa bouche la résine de lentisque qu’il mastiquait du matin au soir, la déposa sur la table et fixa Saltiel de ses yeux bleus et tranquilles.
— Et maintenant, dit-il lentement, assez de ces comédies et dis ce qu’il y a. S’il n’y a pas de profit, moi je m’en vais.
— Tais-toi, Compte en Banque ! intima Mangeclous.
— Voici, messieurs, la nouvelle est bonne, commença Saltiel qui se leva.
— Je demande la parole, interrompit le long Mangeclous qui se leva à son tour, ôta son chapeau haut de forme et fit craquer ce qu’il appelait « les ossements de ses doigts ». Le préopinant…
Il avait lu la veille un ouvrage sur Disraeli, avait aimé et retenu cette expression employée par les parlementaires anglais. Il resta muet pendant quelques secondes pour permettre à l’assistance de savourer.
— L’honorable préopinant, dis-je, (Il salua Saltiel.) ou, si vous aimez mieux, mon noble contradicteur (Pour Mangeclous, tout orateur était un contradicteur et un opposant.) vient de nous dire, avec une éloquence moins torrentielle que la mienne mais digne de son cœur généreux, que la nouvelle est bonne. Or que veut dire bonne ? Bonne, messieurs, signifie à mon avis comportant de l’argent, de la monnaie, des sous en billets de banque divers ! Il sied donc de fêter la nouvelle par le boire et le manger, les ris et les jeux, les festins et l’abandon des cœurs !
Et il s’approcha du sourd tavernier épouvanté, le prit par le col et lui hurla d’apporter cinq litres de vin résiné, une demi-douzaine de boutargues bien épaisses, de l’huile d’olive et trois miches de pain « spongieuses et avaleuses d’huile et que ta mère soit maudite ! ».
Lorsque Salomon eut achevé de couper en fines lamelles l’exquise boutargue, que Mangeclous les eut arrosées d’huile en faisant de grands ronds oratoires et que tous eurent trempé leurs tranches de pain, Saltiel chaussa ses lunettes de fer. (Il n’en avait nul besoin et leurs verres éraillés troublaient sa vue perçante. Mais cela faisait ministériel.) Il se leva, chassa quelques chats de sa gorge.
— Amis, ô mes amis, dit-il, trois cent mille drachmes !
Et il se rassit, son discours étant terminé. Court mais beau. Mattathias s’arrêta de mâcher et Salomon de hoqueter. Mangeclous écarta l’assiette d’un geste si brusque qu’elle tomba et endommagea d’huile les pantoufles rouges et pomponnées de Salomon.
— Aucune importance, dit Mangeclous avec un bienveillant sourire. Mourir pour la patrie est le sort le plus beau, le plus digne d’envie. (Ayant ainsi liquidé la question, il se retourna vers Saltiel.) Parle, ô mon bien-aimé, ô adoré par moi non moins que par la fortune, ô jardin sur l’autre rive ! Parle, car ton ami dévoué à la mort, le fils de mon père, père malheureux lui-même de trois enfants dans la plus noire misère, en bas âge et près de mourir de faim et croquant leurs canines afin de calmer leur appétit – sans parler des filles femelles, hélas vivantes et sans dot – car, dis-je, ton Mangeclous, ton ami intime et la veine de ton œil, t’écoute avec amour, concupiscence et vertu !
— Que veux-tu que je te dise d’autre ?
— Eh ! mais les événements des trois cent mille drachmes, ô mon chéri et génial, et comment elles sont arrivées pour te dulcifier et en quelles circonstances et tout et tout, ô bien-aimé, ô fleur du judaïsme universel !
— Eh bien voici, dit Saltiel. Propre, lavé et coquet, et ne m’estimant pas laid, en quoi je n’ai pas tort, j’étais ce matin dans mon pigeonnier en train de confectionner des petits pâtés au fromage sur mon brasero et je chantais un psaume et je me remémorais un amour malheureux que j’eus pour une reine et dont je n’ai jamais parlé à personne et je combinais d’aller chez le contrôleur des impôts en habits déchirés pour qu’il ait pitié de moi et je maudissais l’Allemagne et je tremblais pour la France, car je crains qu’elle ne me dévalue encore son franc, et je lisais un certain livre que j’admire. (Il n’en dit pas plus par pudeur, et aussi par crainte d’être traité d’hérétique, le livre en question étant le Nouveau Testament.) Or, au moment où je refermais le susdit livre, m’abîmant en de nobles réflexions, voici que le païen de la poste entra avec cette lettre recommandée. Je l’ouvris avec une fébrilité telle que mes doigts étaient dix petits oiseaux, je la lus avec tout mon corps et voici, je m’évanouis aussitôt car il y avait un chèque de trois cent mille drachmes ! Lisez la lettre !
Il tendit aux mains crispées de ses amis une feuille dactylographiée. Mangeclous la happa et en fit lecture, menton frémissant.
« La somme est à partager comme suit : sept dixièmes en parties égales entre Mattathias, Michaël, Salomon et Mangeclous. Et trois dixièmes pour Saltiel. »
Mangeclous rugit un rugissement royal, tourna sur lui-même par trois fois puis avança ses deux mains rapprochées par les poignets et écartées comme la gueule de l’alligator.
— Donne ma part ! tonna-t-il.
Et ses deux mains attendaient et sursautaient. Et il éprouvait en même temps une grande antipathie pour le donateur inconnu qui ne l’avait, dans sa lettre, cité qu’en dernier.
— Où est l’argent ? demanda Mattathias. (Et il osa même ajouter :) Qu’en as-tu fait ?
— Le voici, dit Saltiel avec le calme des grands hommes. Il tendit un chèque sur la Banque Commerciale de Grèce à Athènes. Les Valeureux se précipitèrent. Oui, trois cent mille vraies drachmes ! Un véritable chèque avec fioritures, timbres et succulentes petites rayures sur lesquelles était inscrite la sainte somme !
Ils étaient fous de joie et ne savaient que faire pour l’exprimer. Salomon sautait à la corde. Mangeclous chantait en hébreu, aboyait, renversait les bancs et les tables, giflait Moïse le Sourd, discourait en diverses langues inconnues, récitait des nombres énormes, arrachait les poils de sa barbe, donnait des baisers passionnés au chèque. Ensuite il essaya de s’étrangler. Ensuite il se roula à terre en contrefaisant l’épileptique. Ensuite il se releva, arracha la corde des mains de Salomon qui sautait et fouetta le petit bonhomme indigné tandis que l’avare Mattathias, délirant de bonheur, faisait de prudents petits sauts sur place. Saltiel les regardait avec une douce indulgence et Michaël fumait.
Mangeclous, qui avait cessé de fouetter Salomon et qui le serrait convulsivement dans ses bras tout en l’embrassant sur le front, arrêta brusquement ses effusions. Il s’approcha de la table, reprit le chèque, le palpa, le scruta de ses petits yeux en vrille, introduisit les deux ailes de sa barbe dans sa bouche et les mastiqua pour mieux méditer. Il relut la lettre, la posa sur la table et lança à Saltiel un regard noir. Pourquoi Saltiel leur avait-il parlé de la lettre et de la somme alors qu’il eût été si simple de taire l’existence de l’une et d’encaisser seul l’autre ? Tout homme non atteint de folie eût agi ainsi ! Que cachait cette honnêteté ? Non, non, l’affaire n’était pas claire ! Entrevoyant de noirs abîmes, il subodora le chèque, considéra Saltiel à la manière du lynx, fit craquer ses fortes mains, contempla ses pieds nus aux orteils desquels il imprima de petites transes de réflexion, se coiffa de son haut-de-forme et toisa le suspect.
— Es-tu sûr qu’il n’y avait qu’un seul chèque ? demanda-t-il enfin tout en retroussant les manches de sa redingote à la manière des avocats français.
Car, après tout, il n’était pas question de trois cent mille drachmes dans la lettre ! Qui pouvait lui prouver qu’il n’y avait pas deux ou trois ou même sept autres chèques dans cette enveloppe ? Qui sait, le satané Saltiel avait peut-être empoché les plus gros et il osait venir maintenant faire l’honnête avec un sale petit chèque de trois cent mille drachmes de rien du tout !
— Mais pour qui me prends-tu ? demanda Saltiel très offensé.
— Pour un homme intelligent, dit Mangeclous. Et c’est pourquoi je demande des alibis !
— Honte à toi ! cria Salomon.
— À la maison tout de suite, excoriation ! intima Mangeclous au plus petit des Valeureux. Ô rognure d’ongle, de quel droit parles-tu et empuantis-tu l’atmosphère avec le petit égout qui te sert de bouche humaine ? Allons, file et rentre dans les intérieurs de ta mère !
— Ma bouche sent très bon, répliqua Salomon. Elle sent le mimosa et la pâquerette et c’est ta bouche à toi, homme noir, qui est la perdition des mouches par le souffle qu’elle leur envoie et qui les assassine ! C’est ainsi que je te réponds, ô hameçon à mensonges !
— Hameçon dans l’œil de ta sœur !
— Mangeur de porc ! cria Salomon qui, se trouvant derrière Michaël, ne craignait personne en ce jour.
— Un cancer immédiat pour toi ! cria Mangeclous.
— Pas du tout ! rétorqua Salomon.
— Silence, ô faible, ô petit, ô fils d’un père à œufs froids !
— Vilain ! Cinq noires années sur toi !
Et ainsi de suite. Mais, chose étrange, au bout de cinq minutes le calme le plus serein revint et il ne fut plus question de chèques volés ni de cancers immédiats. On fut de nouveau cinq amis intimes et unis jusqu’à la mort et toutes les bouches furent déclarées exquises quant à l’haleine. Et on se mit à discuter sur la répartition puisque le donateur inconnu avait eu la bizarre idée de demander que l’on partageât sept dixièmes entre quatre personnes. Les crayons filèrent. Les calculs promettaient d’être longs et difficiles.
Au bout d’un quart d’heure, excédé par toutes ces divisions, ces virgules et tous ces trente-trois centimes de drachme, Salomon frotta son petit nez et déclara que c’était bien simple : l’oncle prendrait ses trois dixièmes, Mangeclous, Mattathias et Michaël prendraient deux dixièmes chacun et lui Salomon rien qu’un dixième !
— Et comme cela, dit-il, nous n’avons pas besoin de nous casser la tête. Un dixième de trois cent mille drachmes c’est trente mille drachmes à peu près. Je n’en ai jamais eu autant de ma vie !
Mangeclous flatta la nuque du bon petit sur laquelle il laissa ensuite reposer tendrement sa lourde main.
— Entendu ! Adjugé ! cria-t-il. Salomon a promis ! Un dixième pour notre cher petit héros qui ne retirera pas sa proposition car il est bon et sa miséricorde dure à jamais !
Le visage de Salomon rayonna d’aise et de fierté.
— Qui donne et qui reprend, dit Mattathias en souriant pour la première fois de sa vie, sa langue se change en serpent !
De contentement, Mangeclous avala tout un pain en quelques mouvements.
— Mon Dieu, mais pourquoi manges-tu tellement ?
— Pour empêcher le courant d’air en mes intestins, répondit Mangeclous. (Il se leva, virevolta.) J’ai un million de drachmes ! cria-t-il soudain.
Des éclaircissements lui ayant été demandés, il expliqua qu’il avait en réalité un million puisque soixante mille drachmes représentaient l’intérêt d’un million. Pour continuer à avoir un million toute sa vie il n’avait qu’à ne pas dépenser les soixante mille drachmes et ainsi, chaque année, il pourrait se dire qu’il était un millionnaire.
— Je me demande qui nous envoie cet argent, dit Saltiel.
En silence ils conjecturèrent.
— Mais que diable ! explosa soudain Salomon après une longue réflexion qui fronça son nez constellé de taches de rousseur, quand on envoie trois cent mille drachmes, il me semble qu’il n’y a pas de honte à dire que c’est (Il s’embrouilla.) soi qui l’envoie. Enfin je veux dire. (Il rougit.) Bref, pourquoi toujours des mystères tels qu’en un livre ? Le donateur pouvait signer. Peut-être, oncle, est-ce un de ces ministres à qui vous envoyez des conseils et qui ne vous répondent pas beaucoup ? Peut-être a-t-il suivi vos conseils et par reconnaissance vous a-t-il envoyé la somme ?
— Tu as fini de parler, ô microbe de la puce du pou ? demanda Mangeclous.
— Oui.
— Eh bien, mon chéri, forte clôture maintenant ! (Et, se retournant vers les autres, il cria avec feu :) Allons, allons encaisser le chèque ! Allons, messieurs, courons car nos enfants meurent !
— Patience, dit Saltiel, le chèque est payable à Athènes.
— Eh bien j’irai l’encaisser, cria Mangeclous. J’irai ! J’irai seul ! Je me dévouerai ! Donne le chèque ! Je pars ce soir ! Confie le chèque au vertueux Mangeclous !
Et il s’empara du chèque. Les autres Valeureux réfléchirent, se regardèrent en dessous. Mattathias rompit enfin le silence.
— Je t’accompagnerai, dit-il.
— Je t’accompagnerai aussi, dit Saltiel. Un chèque est un papier et un papier se perd, ajout a-t-il avec douceur.
Michaël dit qu’il irait aussi. Soudain, Salomon poussa un cri car il venait de comprendre la raison pour laquelle les amis ne voulaient pas laisser Mangeclous partir seul.
— Écoute, Mangeclous, dit-il après s’être juché sur la table la plus éloignée, écoute car je vais te parler bravement. Non, attends. (Le petit bonhomme descendit de son haut lieu, ouvrit la porte auprès de laquelle il se tint.) Voici ce que j’avais à te dire, Mangeclous : je t’accompagnerai aussi. (Et il ajouta de sa voix la plus forte :) Parce que je n’ai pas confiance en toi et nous ne serons pas de trop à nous quatre pour te surveiller ! Et il détala.
Mangeclous l’appela, lui dit de revenir et qu’il lui pardonnait. Mais dès que Salomon fut à portée de sa main, il le prit par les cheveux et lui administra plusieurs claques. Puis il se laissa calmer par les amis. Après tout, ce que le petit avait dit n’était pas tellement offensant et était d’ailleurs assez raisonnable. Et même flatteur. Ces soupçons ne constituaient-ils pas un hommage rendu à sa science financière ? La paix fut donc scellée par une accolade et tout rentra dans l’ordre.
— Saltiel, ô géant de l’honnêteté, dit Mangeclous, redonne-moi le délicieux afin que j’en respire le fumet.
Saltiel tendit le chèque et Mangeclous le huma avec volupté. Pris d’une folie de joie, il se mit à tourner sur lui-même si fort qu’il tomba et s’évanouit.
Ayant repris ses sens grâce aux soins empressés de ses amis, il ouvrit un œil dont le regard tomba sur la lettre qui gisait auprès de lui. Soudain, il poussa des rugissements par le haut et par le bas, se leva, montra aux amis ce qui avait échappé aux regards de tous : une colonne de chiffres et de mots incompréhensibles, légèrement crayonnés au verso de la feuille et en caractères minuscules. Il approcha le document de ses yeux, pâlit affreusement, desserra la cravate de smoking qui entourait son cou nu. Les amis, serrés contre lui, lurent le cryptogramme.
444
E 404-4
15 xp !! 127
0 33 sezc 2 !
E 4 T 10 tel 22456
E 12 T 127 ?
¿ Trea 560 10 000
200 Lac !!! + 650
+ – : ;
444
?
20 Hal 204 + 200 = 100 + 50 !!!
E ? 444
15 000
444 uret ! 440 + 4
567 + !
%
07 + 400 + 4. Lo 500 + 7 nc
L 450 ! ? 5 ! 204 !! EAU 444
127 r 404 AUNEG 444
5700 R ! aN
444 d Ejo
4 i 4 E
404 + 4 —4—4 + 4
303 000 000 francs
204 + 200 = 100 + 50 !!
151 500 000 francs
— Messieurs, dit Mangeclous d’une voix altérée, à boire car ceci est un drame. (Il but, remercia, relut le cryptogramme.) Nous sommes à la veille de notre grande fortune ! Il y a ici le secret d’un trésor. Un trésor de trois cent trois millions !
Bouleversés et muets, les Valeureux transpiraient si fort que des vapeurs d’émoi sortaient de leurs habits et s’élevaient lentement.
— C’est-à-dire, balbutia Mangeclous, environ soixante millions pour moi si les choses se font honnêtement. (Et bien plus si elles se font raisonnablement, poursuivit-il en lui-même.) Lac, lac ! hurla-t-il soudain. Affaire sûre, le trésor est dans un lac !
— D’autant plus, dit Saltiel, qu’il y a trois points d’exclamation après le mot lac.
— Victoire ! cria Mangeclous enthousiasmé. Au travail, enfants, déchiffrons ! Allons, messieurs, allons ! Le trésor du lac nous attend ! Unissons nos mentalités !
Salomon se mit vaillamment à l’œuvre.
— Eau, dit-il. Voyons un peu. Eau. Que peut bien vouloir dire eau ?
— L’eau du lac, expliqua Mangeclous.
Ils s’assirent, jambes tremblantes, commandèrent du café pour augmenter leur intelligence. Que signifiaient les autres chiffres ? Des longitudes sûrement ! Mais pourquoi deux points d’exclamation après xp ?
— Ô maudit xp ! cria Mangeclous.
— Mais pourquoi diable nous donnerait-on ces trois centaines de millions à nous ? questionna Salomon.
— D’abord c’est trois cent trois, dit Mangeclous, et ensuite tais-toi. Ne comprends-tu pas l’affaire ? L’homme connaît certaines données mais il a besoin de la grande fourberie de nos esprits et il se réserve la moitié du trésor ! Tu as bien vu, il y a trois cent trois millions et, dessous, cent cinquante et un millions cinq cent mille. Il se réserve la moitié, affaire sûre, croyez-moi ! Mais il ne me connaît pas, l’imbécile ! Au maximum je lui donne les trois millions comme pourboire. Pas un centime de plus !
— Et ainsi cela fera une somme ronde, dit Salomon. Soixante millions chacun.
— Mais ton habitude est de prendre moins que nous, dit Mangeclous. Du moment que tu te contentes de trente mille drachmes, trente millions peuvent bien te suffire.
— Pas du tout, dit Salomon.
— Infâme ! cria Mangeclous.
Ils se disputèrent longtemps, Salomon tenant bon et Mangeclous l’exhortant à plus de générosité. Mais le petit bonhomme, grisé par tous ces chiffres, ne se laissa pas faire. Il voulait ses soixante millions.
— Allons, amis, travaillez, dit Saltiel.
Et ils se penchèrent sur la page mystérieuse. Qu’est-ce que c’était que ce « tel » ? Une abréviation pour téléphone probablement.
— L’homme nous dit, expliqua Mangeclous, de lui téléphoner au numéro 22456 une fois que nous aurons trouvé le trésor. Qu’il compte là-dessus ! ricana-t-il.
Ah, peu lui importaient maintenant les misérables soixante mille drachmes ! Il s’agissait de bien autre chose !
Les Valeureux comprimèrent leurs têtes pour en faire jaillir de la perspicacité et ils regardèrent longtemps la colonne de mystère. Que pouvait bien vouloir dire ce « Ejo » ? Et « uret » ? Renversé, cela faisait « teru ». Non, rien.
— Dépêchons, dépêchons, messieurs, disait Mangeclous à ses écoliers. Allons, vous ne voyez rien venir ? Allons, un petit effort ! Allons, messieurs, si ce n’est pas pour vous, faites-le pour moi !
Salomon s’indignait contre le maudit envoyeur de colonne secrète. Comment pouvait-il, lui pauvret, comprendre la signification de « sezc » ? Qui avait jamais entendu parler de « sezc » ?
Mattathias arrachait un à un les poils roux de son bouc et les rangeait en ordre sur la table. Mangeclous était désespéré à l’extrême. Comment ? Lui, le plus ingénieux des jurisconsultes, l’extrême avisé qui avait réussi à faire mettre une porte en prison, il n’arriverait pas à déchiffrer cette maudite colonne des millions ? Il ramena sa jambe droite sur son genou gauche, s’empara de son pied, sortit d’un coup d’ongle en spatule la crasse épaisse d’un beau vert foncé qui feutrait les interstices des orteils et, pour mieux réfléchir, en fit de petites boules qu’il posa sur la table au grand dégoût des autres Valeureux, gens de scrupuleuse propreté.
— Pour moi le secret, dit Mattathias, c’est ce quatre cent quarante-quatre qui revient tout le temps.
— Eh bien dis-le, vomis-le, ton secret, ô postérité des rats ! vociféra Mangeclous.
— Mais je n’en sais rien. Je suppose.
— Alors garde tes suppositions pour toi, fils des entremetteurs !
— Tais-toi, débiteur, dit calmement Mattathias.
Mangeclous gémit. Eh, il ne le savait que trop que la clef du mystère c’était ce maudit quatre cent quarante-quatre. Mais quoi quatre cent quarante-quatre, où quatre cent quarante-quatre ?
— Voyons un peu, qua-tre cent qua-ran-te-qua-tre, scanda-t-il. Eh bien, est-ce que cela ne vous dit pas quelque chose, messieurs ? Allons, du café, ô Moïse, ô balayure des escrocs de la surdité !
Il se mourait d’angoisse. Allait-il perdre ses gentils trois cent trois millions ? Soudain, il sursauta.
— Messieurs, j’ai trouvé !
— Dis ! crièrent les Valeureux.
— Je ne dirai que si vous me reconnaissez le droit à trois cents millions et les trois sont à partager entre vous et c’est bien assez !
— Jamais !
— Mais il faut que je vive ! Et qu’est-ce que trois cents millions après tout ? Cela fait quinze millions de rente par an. C’est-à-dire deux millions par mois. En sept mois j’ai mangé tous mes revenus. Et pendant les cinq autres mois je crève de faim !
On discuta et on transigea. Mangeclous recevrait deux cents millions, et les autres se partageraient le reste.
— Allons, dis maintenant !
— Eh bien voici, trea !
— Et alors ?
— Trea en anglais veut dire arbre ! Donc le trésor se trouve au pied d’un arbre, près du lac !
— Oui mais quel lac ?
— Eh bien, nous ferons le tour des lacs du monde, dit Mangeclous avec quelque irrésolution, et nous chercherons l’arbre.
— À ce que tu viens de dire, Mangeclous, je répondrai, dit Saltiel. D’abord tu n’as rien trouvé du tout. Et ensuite tu es un imbécile.
— D’autre part, dit Michaël, en anglais arbre se dit « tree ». J’ai connu une Anglaise autrefois.
— Moi je ne comprends rien, dit Salomon. Regardez par exemple la douzième rangée. On met que deux cent quatre plus deux cents cela fait cent cinquante !
— Pour moi, la chose importante c’est ce cent vingt-sept qui revient tout le temps, dit Mattathias.
— Cent vingt-sept mètres de profondeur, dit Mangeclous.
— Et le sezc ? demanda Salomon. Sezc, sezc, sezc ! cria-t-il pour tâcher de comprendre.
— Eau, lac, dit Mangeclous, c’est clair !
— Eh bien, explique.
— C’est clair, gémit-il, mais je ne comprends pas.
— Mais enfin, cria Salomon, si l’homme veut notre aide, pourquoi ne nous la demande-t-il pas humainement, en bon Chrétien ou Israélite et sans tous ces embrouillaminis ? S’il ne sait pas où est l’arbre et le lac, qu’il nous le dise simplement !
— C’est toujours ainsi pour les trésors, dit Mangeclous. Lis les livres !
— Eh bien le monde est mal fait, dit Salomon. Tu cherches un trésor ? Bon, entendu. Eh bien, parle-nous, viens nous voir, explique-nous ce que tu veux !
— Allons, messieurs, penchons-nous sur l’énigme du lac des richesses ! dit Mangeclous.
Pour faciliter les recherches, il peignit peu après, en gros caractères, le cryptogramme sur le mur blanc de la taverne. Les Valeureux regardèrent violemment les signes de mystère.
— Sezc !
— Hal !
— Ejo !
— Trea !
— Ô maudit ! cria Mattathias à l’auteur inconnu de la lettre, en tendant son unique poing vers le mur.
— Et que vient faire ce point d’interrogation à l’envers devant trea ?
— C’est l’habitude des Espagnols, expliqua Saltiel.
— La phrase est en espagnol ! Le galion, le galion ! cria Mangeclous. C’est un galion porteur des richesses du Pérou !
— Oui, mais francs est en français ! dit Salomon.
— Il a calculé les monnaies espagnoles au cours du change ! cria Mangeclous. Allons, messieurs, tendez vos esprits ! Dépêchons, dépêchons ! Et si quelqu’un d’autre que moi trouve, tant pis, je lui reconnaîtrai le quart ou même le tiers de la somme et je ne prendrai que le reste, tant pis !
Pendant toute la nuit, les malheureux transpirèrent devant la colonne. Les yeux exorbités, ils ahanaient, faisaient des efforts, fixaient le terrible texte si intensément qu’ils en avaient des brûlures aux yeux et que des larmes sillonnaient leurs joues ardentes. Certains sautaient sur place pour donner plus d’envol à leur intelligence. D’autres fermaient les poings, se prenaient le ventre, s’arrêtaient de respirer, faisaient des grimaces terribles, paupières fortement fermées, dans le but d’expulser l’idée. Mais rien ne sortait. Ô Dieu de Jacob !
Pour mieux réfléchir, Mangeclous bouclait les poils qui sortaient de ses oreilles ou frottait le rond rouge de ses pommettes. De temps à autre, il invoquait son père défunt et le suppliait de lui envoyer une inspiration. Parfois, il prenait la plume d’oie qui reposait dans la rigole de son crâne, la trempait dans l’encrier de fer qu’il portait à la taille, traçait des signes, déclarait qu’il avait trouvé, s’apercevait aussitôt après qu’il s’était trompé. Il frappait alors des coups violents sur son crâne chauve et hâlé, l’adjurant de devenir plus perspicace. Il avait quarante degrés de fièvre et toussait si violemment que les vitres tremblaient.
— S’il le faut, messieurs, mourez ! Mourez mais trouvez !