XXVI
Tandis que Salomon secouait Mangeclous terriblement endormi, Saltiel mettait de l’ordre dans sa chambre. Après avoir disposé les chaises en rond autour de la table, ce qui faisait officiel, il passa sa plus belle redingote, chaussa ses escarpins à boucles, mouilla sa touffe de fins cheveux blancs, la fignola, ce qui consistait à la faire tenir aussi droite que possible, se regarda dans la glace avec un sérieux qui eût arraché des larmes à un antisémite. Puis il attendit, mains jointes derrière le dos.
Les amis tardant à venir, il essaya diverses poses politiques devant la glace. Primo, mains derrière la nuque. Non, décidément, ce n’était pas très imposant. Secundo, une main contre la poitrine, l’autre tenant une feuille roulée, comme les statues des grands hommes. Pas mal. Tertio, la main en visière contre le front, pour abriter des yeux qui contemplaient un champ de bataille. Quarto, divers saluts militaires.
On frappa. Il passa trois doigts entre deux boutonnières de son gilet à fleurs.
— En avant ! cria-t-il d’une voix rajeunie. Les uns derrière les autres et en silence, ordonna-t-il à la théorie valeureuse qui pénétrait dans la chambre. Stoppez !
Les Valeureux s’immobilisèrent devant celui qui détenait une importante nouvelle et qui, avec l’assurance d’autrefois, posait sur ses troupes le regard perçant de l’aigle.
— Salomon, ta veste est déboutonnée. Boutonne. (Salomon s’exécuta promptement.) Mattathias, ton harpon dans l’alignement. Michaël, ta guitare est inopportune. (Michaël posa sur la cheminée l’instrument de musique dont il tira toutefois quelques sons, comme par mégarde.) Merci. Messieurs, prenez place. (Les Valeureux obéirent.) Messieurs, debout. (Les Valeureux obtempérèrent.) Messieurs, le salut à la valeureuse tout d’abord.
— Vive la France !
— Et maintenant, messieurs, rendons grâces au Seigneur. Les Valeureux imprimèrent un demi-tour à leurs globes oculaires et, les yeux blancs, remercièrent l’Éternel de la nouvelle qu’ils ignoraient. Dans le silence les cœurs battaient et Saltiel respirait avec peine.
— Messieurs, quatre ou cinq douzaines de siècles vous contemplent. Mes enfants. (Il n’en pouvait plus, était trop ému. Il continua cependant, la voix étranglée.) Amis, le Royaume est ressuscité. (Il avala le peu de salive qui lui restait et sa main serra sa gorge pour la débarrasser du spasme.) Et j’en suis le chef. Je savais bien que j’étais un grand homme. Messieurs, ma carrière commence en la soixante-dixième année de mon âge.
Et il considéra ses amis d’un air de défi. Il aurait aimé pouvoir les embrasser mais l’heure n’était pas aux émois indignes d’un chef. Le silence gêné qui suivit l’étonnante déclaration ulcéra Saltiel. Le pauvre s’attendait à des cris, à des pleurs, à des vivats qu’il eût modérés, à des agenouillements et à des baisemains qu’il eût noblement refusés. Mattathias promena son harpon sur son bouc roux puis l’introduisit dans l’encolure et s’en gratta le dos.
— Saltiel, dit-il enfin, n’as-tu pas mal à la tête et n’aimerais-tu pas te mettre au lit ?
Saltiel ne put, quoiqu’il en coûtât à sa dignité, réprimer un petit rire de sarcasme.
— C’est toi, Mattathias, qui iras au lit peut-être lorsque tu apprendras. Ô mes amis, ô pupilles de mes yeux, apprenez que si je ne suis pas mort en lisant ce télégramme c’est à ma grande volonté et à ma grande énergie que je le dois. Mais assez parlé de questions intimes. Debout, messieurs, car un tel document ne peut être écouté autrement. Et d’abord, messieurs, une prière pour la santé d’un des plus grands hommes en Israël, le docteur Chaïm Weizmann. (Ce qui fut fait.) Et maintenant, messieurs, je vais vous lire, mais à voix plutôt basse car des oreilles germano-polono-hungaro-roumaines nous écoutent peut-être.
Il monta sur un petit tabouret pour rehausser sa taille et lut avec divers gestes le télégramme dont voici le texte sublime.
« apprends votre présence à genève stop comme suite décision gouvernement britannique ai été secrètement nommé président provisoire république juive stop et hourra cette nouvelle sera rendue publique dans quelques jours stop nécessaire choisir personnalité non mêlée à luttes intestines comme premier ministre stop gardant souvenir reconnaissant vos nombreuses lettres et admirant votre génie politique et saisissant occasion de votre présence à genève vous nomme » (Saltiel, homme de théâtre, s’arrêta, épongea son visage, ferma les yeux. D’émotion, deux des Valeureux avaient tourné au vert, un troisième au jaune. Le dernier, Salomon, était écarlate. Quant à Saltiel, il était plus blanc que la feuille sur laquelle j’écris avec un plaisir extrême car en ce moment j’entends une chanson populaire espagnole. Enfin, jugeant que le silence avait suffisamment agi, Saltiel reprit sa lecture.) « premier ministre république juive »
Il posa les feuilles sur la table, croisa les bras et promena sur ses amis un regard loyal et fier. Salomon s’écroula d’un seul coup. Mattathias s’assit et ses oreilles tournèrent en rond. Michaël poussa un rugissement et vint baiser la main de Saltiel qui ne put s’empêcher de lui donner sa bénédiction. Ensuite le petit oncle crut devoir s’abîmer en de nobles réflexions, le regard perdu dans le lointain des âges et des espaces.
— La suite ! supplia Mangeclous.
Saltiel reprit les feuilles, s’épongea et reprit sa lecture.
« vous charge en conséquence constituer ministère vous recommandant galoper société des nations pour obtenir territoire énorme stop si réussissez vous confirmerai dans vos fonctions et vous enverrai divers capitaux stop si échec prière vous considérer comme démissionnaire et retourner silencieusement céphalonie stop salutations sionistes politiques sincères docteur weizmann et en post-scriptum mettez-vous en rapport avec représentation sioniste genève à laquelle ai écrit par avion lui ordonnant impérieusement vous donner documentation et mettre à votre disposition personnel administratif pour accomplissement votre mission historique stoppez soyez fort stoppez cinquante siècles vous regardent intensément stoppez de nouveau votre mettant prénom seulement pour intimité chaïm docteur chimiste inventeur grandes inventions ayant rendu grands services chimiques pendant guerre à angleterre »
Ayant fini, Saltiel mit ses mains derrière le dos et inspecta sa vieille garde.
— Le style est de toute beauté, déclara Mangeclous, je le soutiendrai devant toute personne généralement quelconque tant privée que publique par tous moyens que de droit. Tous ces « stoppez » sont admirables et sentent l’homme d’action. Et maintenant pas de temps à perdre et formons le ministère ! Je me mets sur les rangs et je me propose comme vice-président du Conseil, ministre de la Justice et du Commerce !
Les oreilles du manchot s’arrêtèrent de tourner.
— Un instant, dit-il. Qui nous dit que le télégramme est authentique ?
— Mais il y a imprimé sur la petite bande qu’il vient de Jérusalem ! dit Salomon, outré de ce scepticisme qui risquait de gâcher la joie de l’oncle.
— Mattathias n’a pas tort, dit Mangeclous d’une voix modeste. Qui nous dit que c’est bien le docteur Weizmann, longue vie ait-il et moi aussi, qui a envoyé ce télégramme ? N’importe quel mauvais plaisant de Jérusalem aurait pu l’envoyer !
Saltiel prit le télégramme, le relut et sa face s’éclaira.
— Il est authentique, messieurs ! Il y a une chose que vous n’avez pas remarquée, vous ! Mais moi, je l’ai remarquée !
— Rien ne vous échappe, oncle, fit Salomon. Dites vite, afin que les serpents se taisent !
— Voici, messieurs. « Mettez-vous en rapport avec représentation sioniste Genève à laquelle ai écrit par avion ». Il leur a écrit, messieurs ! fit-il en frappant si fort les feuilles du télégramme qu’elles se déchirèrent en divers endroits. Or, le représentant sioniste de Genève… Ferme la fenêtre, Salomon, pour garder secrètes nos délibérations. (Mais Salomon osa ne pas obéir tant il était anxieux de connaître la suite du raisonnement.) Or, dis-je, le représentant sioniste de Genève connaît le papier à lettres et surtout la signature du cher docteur ! Donc la lettre dont il est question dans ce télégramme est authentique ! Et par conséquent le télégramme aussi !
Et Salomon, délirant de bonheur, ferma les poings, leur imprima un mouvement de rotation sous le bouc de Mattathias puis sous la barbe fourchue – deux ailes noires – de Mangeclous, autre sceptique et empêcheur de gouverner en rond. À vrai dire, Mangeclous se reconnut aussitôt, et fort loyalement, vaincu.
— Je ne serai persuadé, dit Mattathias, que lorsque nous aurons, par le fil du mystère, parlé avec cette représentation sioniste. Il existe un gros livre où sont marqués les numéros.
— Arrête tes explications qui font mal aux dents des véritables compétents, dit Mangeclous, et ne viens pas me raconter ce que je savais dès avant ma naissance. Venez, messieurs.
Ils se précipitèrent tous dans le couloir où se trouvait le téléphone. Mangeclous consulta l’annuaire, composa le numéro, demanda si c’était bien le représentant sioniste qui répondait. La réponse fut affirmative.
— L’homme de sagesse et d’élection, l’honoré Saltiel qui ne choisit que les meilleurs, va vous faire la faveur de vous parler. Dis allô, souffla-t-il à Saltiel, sans cela l’appareil s’éteint.
— Allô ! dit Saltiel ému de parler à un si haut personnage. Mais son ton s’affermit immédiatement car il venait de se rappeler que cet homme, après tout, était son subordonné. La conversation fut assez longue et Saltiel la résuma à ses amis, de nouveau réunis autour de la table.
— Oui, messieurs, l’Office sioniste auprès de la Société des Nations est au courant. En effet, ils ont reçu hier, par les airs, une lettre de Jérusalem, tout à fait autographe, du noble docteur Weizmann. Et le représentant sioniste était justement en train de s’habiller en grand luxe pour venir me présenter ses hommages.
— Nous allons voir des sionistes ! clama Salomon, fou de joie.
— Non, je lui ai dit de remettre sa visite à plus tard. Le ministère n’est pas encore constitué et je ne voudrais pas qu’ils assistent à une discussion qui sera peut-être orageuse. Nous devons garder notre prestige et d’ailleurs il vaut mieux qu’ils ne se mêlent pas trop de l’affaire afin que l’honneur de la réussite revienne à nous seuls.
— Et quel besoin avons-nous, nous Juifs du soleil et de la bonne humeur éloquente et chevaleresque, nous Juifs de la mer et des manières élégantes, descendants des Juifs d’Espagne à cheval qui furent vêtus de soie et portèrent dagues, rubans, roses et épées, quel besoin avons-nous de ces Juifs polonais de jargon de malheur, mangeurs de carpes froides, que le ciel les écrase et leurs nez pleins de puces et leurs papillotes avec ! cria Mangeclous.
— Mangeclous ! dit sévèrement Saltiel, tu vas peut-être – je ne sais pas encore, je n’ai pas pris de décision – tu vas peut-être occuper une situation assez importante. Modère donc tes expressions et donne-leur ce tour sage et conciliant propre à l’homme politique. Les Juifs polaques sont nos frères, ne l’oublie pas. Et si le malheur les a faits moins bien venus que nous, ce n’est pas leur faute.
— Je suis un réaliste, dit Mangeclous. S’ils sont malheureux, tant pis pour eux ! J’aimerais mieux donner mes filles à un Allemand qu’à ces Juifs de la froidure, nés de l’accouplement du singe et du pou volant de Lituanie. Ils sourient gras et vous montrent à tout bout de champ des photographies de leurs enfants. Et leur manière de prononcer le français mérite la guillotine ! D’ailleurs il est connu qu’ils ont des cornes aux pieds. Et puis ils parlent allemand. Crois-tu qu’on parlait allemand aux temps du roi David ? Dès que j’aurai le ministère de la Justice je les ferai tous mettre en prison ou plutôt non, je les chargerai de chaînes et ils travailleront pour nous, Juifs exquis de race séfardite, gentils parleurs français. Les Juifs polonais me dégoûtent avec leurs façons de parler. Quand je les entends prononcer l’hébreu à leur manière, j’ai envie de leur couper l’aubergine qu’ils ont au milieu de la face ou d’envoyer un télégramme de félicitations à mon ami Hitler.
— Hors d’ici, infâme ! Et n’attends de moi aucun ministère !
— Allons, allons, je retire le télégramme et j’admets que Hitler n’est pas du tout mon ami. Bref, dépêchons, dépêchons !
— Un instant, dit Mattathias.
Pour mieux réfléchir, il introduisit son petit doigt dans son oreille et le secoua fortement, ce qui fit cracher Salomon.
— Voici, dit-il. Comment se fait-il que ce docteur Weizmann ait justement pensé à toi ? Que diable, il y a des Rothschild de par le monde, il y a des hommes plus connus que toi.
— Ô ver rongeur ! cria Mangeclous. Ô empêcheur de ministère, tais-toi un peu ! Pourquoi nous gâtes-tu ainsi la royauté et quel plaisir trouves-tu, ô froide urine, à étaler tes immondices sur notre tapis de roses ?
— Veux-tu que je l’expulse, Saltiel ? demanda Michaël. L’oncle leva la main avec noblesse et calma les irrités.
— Messieurs, commença-t-il avec une feinte douceur, la jalousie est un sentiment que certains disgraciés éprouvent et nous devons y compatir plutôt que de nous en irriter. Sache, ô crapaud, dit-il mélodieusement à Mattathias, ô homme du plus grand fiel, ô poche de venin, ô réflexion uniquement tournée vers le mal, sache, ô jaune, véritable citron de la médisance, ô postérité des balayures et descendance des latrines, sache, ô basilic, que depuis vingt ans j’ai une correspondance active avec le docteur Weizmann et il ne se passe de mois que je ne lui envoie des conseils.
— Correspondance active ! marmonna Mattathias. Active de ta part car lui il ne te répond jamais.
Saltiel rougit.
— Deux fois il m’a répondu.
— En vingt ans, dit Mattathias. Et chaque fois il y avait quelques mots.
— Mais quels étaient ces mots, ô postérieur du singe ? demanda Mangeclous. Ne te rappelles-tu pas le texte de la première lettre ? « Je vous remercie de votre lettre dont j’ai pris connaissance avec le plus vif intérêt. » Que veux-tu de plus ?
Saltiel mit son poing sur sa hanche et cambra ses mollets.
— Et, de plus, ô fabrique de couleurs jaunes, continua Mangeclous, ne sais-tu pas que Saltiel a inventé toutes sortes d’inventions ?
— Un marteau muni d’un distributeur automatique de clous ! dit Salomon.
— Amenant, une fois le coup porté, un nouveau clou prêt à être enfoncé, compléta Saltiel.
— Et la seringue contre le brouillard ! cria Mangeclous. Et le frein pour voitures d’enfants qui bloque les quatre roues dès qu’on lâche la voiture ! Et l’encre qui sèche immédiatement ! Toutes ces merveilles sont sorties de la tête fumante du nouveau chef des Hébreux !
Saltiel serra la main de Mangeclous dont la carrière politique était désormais assurée.
— Oui, mais comment le docteur Weizmann a-t-il su l’adresse de Saltiel à Genève ? demanda Mattathias.
— Le sioniste à qui j’ai téléphoné m’a dit que par ses espions il a appris que j’étais en cet hôtel et que, connaissant l’admiration du cher docteur Weizmann pour moi, il lui a aussitôt télégraphié.
— Voilà qui est clair, cria Mangeclous, et laisse-nous en paix, Mattathias ! Que diable, laisse-nous devenir ministres, homme de petite foi !
— N’empêche, dit Mattathias, que je trouve inconsidéré ce docteur Weizmann de faire tant d’histoires pour Saltiel qui est, après tout, un inconnu malgré ses inventions dont personne n’a voulu.
— Je suis un inconnu, moi ? Mais ne sais-tu pas qu’un livre tout entier appelé « Solal » a été écrit sur moi avec mon propre nom et que l’écrivain de ce livre est un Cohen dont le prénom étrange est Albert. Et que cet Albert, né en l’île de Corfou, voisine de la nôtre, est le petit-fils de l’Ancien de la communauté de Corfou qui faillit épouser ma mère, ce qui fait que cet Albert est en quelque sorte mon parent ! Ne sais-tu pas que dans tous les pays du monde et même à Ceylan, ô Mattathias, on me trouve sympathique grâce à ce livre et ne l’as-tu pas lu ?
— J’ai lu le livre et il ne me plaît pas, dit Mattathias.
— Et moi, il me plaît ! dit Salomon. Bisque et rage, moi il me plaît ! Sauf qu’il y a une page où une dame est toute nue. Mais cette page je l’ai déchirée.
— Messieurs, dit Mangeclous, ne perdons pas de temps avec des romans ! Il ne s’agit pas de romans mais de courir à la Société des Nations ! L’oncle est connu, c’est un fait, et moi aussi. Et je vais l’être encore davantage puisque je vais être ministre des Affaires étrangères.
— Non, dit Saltiel, c’est occupé. Les Affaires étrangères je me les réserve. Agissons et constituons le ministère juif. Faites votre choix, messieurs.
— Préalablement, dit Mangeclous, je propose que nous définissions le mot juif. Y a-t-il un peuple juif ?
Je n’ai pas le temps de raconter les péripéties de la constitution du ministère. Qu’il suffise de dire que l’oncle Saltiel se tailla la part du bon et s’adjugea – à l’exemple de certains de ses collègues européens – cinq ministères. Les amis protestaient mais lui, impavide, posait la question de confiance, affirmait, malgré les protestations, qu’il n’y avait pas d’opposition et qu’il agréait sa propre candidature. Mangeclous fut nommé ministre de la Justice. Les compétitions furent particulièrement violentes lorsqu’on en vint au ministère des Finances. Ce dernier échut, en fin de compte, à Mattathias, sous la réserve, imposée par Mangeclous, que Mattathias rendrait le soir les clefs de la caisse.
Michaël dit qu’il se contenterait de veiller sur le sommeil de Saltiel et d’être le chef de sa garde privée qui serait vêtue de bleu et d’or. Quant à Salomon, il se récusa et dit qu’il avait la tête trop faible pour être ministre. (Son idéal était d’être garçon de café, « l’important, celui qui verse ». Mais il n’osa pas avouer ces goûts bas.) Saltiel insista affectueusement, proposa à son préféré le ministère de l’Hygiène. Ce mot effraya Salomon qui, le doigt dans le nez, avoua modestement ne pas en connaître la signification.
— Parfums d’Arabie, expliqua Mangeclous. Finalement, Salomon fut nommé ministre de la Guerre avec promesse d’un sabre en fer, d’un plumet et d’un cheval vivant.
— Et que ferai-je sur le cheval ?
— Rien, répondit Saltiel.
— Très bien, dit Salomon.
— Toutes les semaines tu passeras à la Banque de Jérusalem, dit Mangeclous, et on te donnera deux livres sterling. Tu seras à cheval devant le cabinet de l’oncle et quand il passera tu feras miroiter le sabre.
— Mais un cheval tranquille, dit Salomon, qui ne bouge pas car je ne tiens pas à dégringoler. À midi, j’irai manger du poulet. Puis je ferai une bonne sieste jusqu’à cinq heures et après je viendrai miroiter.
— Ce sont points de détail, dit Saltiel en se coiffant du haut-de-forme barbu réservé aux sublimes occasions. Quelle sera notre politique générale ?
— Alliance avec l’Angleterre ! cria Mangeclous.
— Et la France ! suggéra Michaël.
— Adjugé, dit Saltiel. Et ensuite ?
— Déclaration de guerre à l’Allemagne et exemption générale du service militaire, proposa Salomon.
— Je n’accepte que le premier point, monsieur le ministre de la Guerre.
— D’accord, dit Salomon. Mais pas de guerre tout de même.
— Non, la déclaration de guerre suffira, dit Saltiel.
— On engagera des Peaux-Rouges pour notre armée. Ils sont terribles, dit Mangeclous. Et quant aux Allemands on leur enverra une lettre anonyme avec des malédictions.
— Et ensuite, messieurs ?
— Pas d’impôts pour les ministres, dit Mattathias.
— Je refuse dictatorialement, dit Saltiel.
— Une rente aux orphelins et aux veuves, proposa Salomon.
— D’accord, dit Mangeclous. Et une rente plus forte aux pères ayant trois enfants.
— Un étalon-or, dit Mattathias.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Salomon.
— Un grand cheval tout en or qu’on met dans les caves de la banque, expliqua Mangeclous. Plus il est gras et plus le change est bon. Et puis tous les ministres en bottes. Mais Salomon est-il assez courageux pour être ministre de la Guerre ? Quels sont tes titres, exigu ?
Le petit chéri s’était déjà habitué à son cheval, à son sabre, à ses Peaux-Rouges. Il réfléchit. Que pouvait-il arguer en fait de courage ? Un de ses grands-pères avait bien ciré les chaussures d’un officier bulgare mais il sentait que c’était insuffisant. Enfin il trouva.
— Une fois un gendarme grec m’a dit que j’étais un vilain Juif. Et moi je lui ai répondu d’un air insolent : « Je ne suis pas d’accord avec vous, monsieur le gendarme ! »
— Et qu’est-ce qu’il a dit ?
— Je ne sais pas, répondit Salomon, il était déjà loin.
— Pourquoi ?
— Parce que moi aussi j’étais un peu loin.
Mangeclous argua de son grade de caporal, sortit une médaille qu’il prétendit militaire et qui n’était autre qu’un souvenir de Lourdes, don de Scipion.
— Salomon demeure ministre de la Guerre, dit Saltiel. Excellence, à mes côtés. (Salomon salua militairement, claqua des talons puis alla, en se dandinant, vers le chef du gouvernement à la droite duquel il se tint, les bras sagement croisés.) Messieurs, agissons avec la promptitude du zèbre et passons aux choses importantes. Quelle est la teinte politique du cabinet ?
— La mienne, et sans barguigner, dit Mangeclous.
— C’est-à-dire ?
— Inutile de prendre des airs de dictateur, mon cher Saltiellini. Ma teinte politique est sioniste antisémite royaliste communiste, dit d’un trait Mangeclous.
— Impossible, monsieur le vice-président.
— Alors, tory. J’aime encore mieux. Car je suis tory au fond de l’âme ! Et j’ai horreur des whigs. Aussi n’ai-je envoyé aucun don à la famille Asquith.
— Adopté provisoirement, dit Saltiel, les tories ayant bien réussi à l’Angleterre, somme toute. Et maintenant, messieurs, voici un plan d’action immédiate.
— Bravo ! cria Salomon.
— Voici, messieurs, dit Saltiel. Avant d’aller à la Société des Nations pour y demander une république juive longue et large, il est nécessaire que nous passions chez le coiffeur. La séance est levée.
Le ministère sortit, fortement lotionné, de chez le coiffeur, et suscita dans la rue une hilarité que les Valeureux attribuèrent à la jalousie. Peu après, ils entrèrent dans un magasin de confection pour y faire l’emplette de vêtements dignes de leurs hautes situations.
— Ayons l’air de venir de pays torrides, dit Mangeclous.
Il acheta un complet de coutil blanc et des souliers ferrés. En outre, il demanda au vendeur de lui faire confectionner sur-le-champ une housse de toile blanche pour son haut-de-forme, ce qui prit une demi-heure. Saltiel s’impatientait, trouvait inopportune cette housse. Mais Mangeclous tenait bon. Était-il, oui ou non, ministre d’un pays chaud ? Si oui, le haut-de-forme devait avoir quelque chose de colonial.
Salomon, impressionné par l’argumentation de Mangeclous, choisit des pantalons de tennis pour garçonnet, des souliers de toile blanche et une chemise à la Shelley. Pour militariser son costume, il acheta un petit canif de boy-scout qu’il suspendit à sa ceinture, contre ses fesses dodues. Michaël ne voulut rien changer à son vêtement. L’ancien janissaire du rabbin Gamaliel garda donc la fustanelle, les longs bas blancs, les souliers à pointe recourbée, les deux poignards damasquinés et la courte veste à galons d’or. Mattathias, ministre du Commerce, se décida simplement pour un imperméable huilé, ce qui le fit nommer supplémentairement ministre de la Marine. Quant à Saltiel, il se borna à acheter des gants de peau blanche et un mouchoir brodé.
Et le ministère juif, le premier qui eût été constitué depuis la destruction de Jérusalem, se dirigea, auréolé d’eau de Cologne, vers la Société des Nations où, à cette même heure, le pauvre Jérémie était en train d’en voir de belles. Ces hommes d’État se tenaient par l’auriculaire. La boutonnière de Saltiel était fleurie d’une grosse touffe de lilas et de temps à autre Mangeclous soulevait son haut-de-forme blanc. Mattathias ne disait mot et supputait le prix de l’immense télégramme. Il arriva à la conclusion qu’il devait y en avoir pour cinq cents francs suisses au moins, ce qui lui donna une grande tendresse pour l’Organisation sioniste.
Soudain, à la stupéfaction de ses amis, Mangeclous fit signe à un taxi de s’arrêter, monta seul et dit au chauffeur de filer « à toute vapeur ». Quelques secondes plus tard, le haut chapeau blanc disparaissait dans la poussière soulevée par l’auto, et les Valeureux, immobiles au milieu de la route, se demandaient quel vilain tour voulait leur jouer le perfide. Soudain, ils galopèrent sous les huées amusées des promeneurs genevois.