XLIII
Ils étaient prêts. Le petit phoque, adorable et sérieux en jaquette d’alpaga et cravate blanche, faisait face à sa femme, grand chameau aux dents jaunes et proéminentes, imposante dans sa robe de soie ornée d’une chaîne d’or. Aussi convenable qu’une reine mère, elle accrocha à sa taille un puissant trousseau de clefs, inséra dans sa chaste gorge spongieuse et mollette un mouchoir parfumé de lavande et s’enorgueillit de la correction de son mari. Ils descendirent l’escalier, bras dessus bras dessous, fort satisfaits de la vie, impeccables et souriants.
En premier lieu, elle téléphona à un électricien pour lui demander un devis de minuterie électrique à poser dans la chambre de bonne.
— Je veux que lorsque ma domestique presse le bouton l’électricité marche pendant deux minutes au plus et que le bouton soit placé très loin du lit. Envoyez-moi aussi un devis pour une minuterie de trente secondes à placer dans le corridor et les escaliers de manière que l’électricité s’éteigne d’elle-même. Il y a des personnes distraites chez nous.
M. Deume toussota et mit ses mains dans les basques de sa redingote.
— Et alors, qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda-t-il lorsque le téléphone fut terminé.
Chacun attendait que l’autre proposât d’aller visiter l’installation de chauffage central au mazout qui fonctionnait depuis un mois déjà mais qu’ils ne se lassaient pas d’admirer. M. Deume eut recours à un subterfuge.
— Ze ne peux pas croire, dit-il, que nous en ayons fini avec ces ouvriers du çauffaze central. Ce qu’ils ont pu salir ! Ma pauvre Antoinette, il fallait ton couraze et ta patience pour supporter ce va-et-vient. (Le père Deume adorait sa femme. Il n’en était pas moins un petit hypocrite qui la flattait pour l’amadouer. Mme Deume prit un air pudique d’ange prêt à tous sacrifices et fit une large aspiration.) À propos de çauffaze central, si nous allions faire un petit tour à la cave ?
Mme Deume acquiesça noblement. Précédant son mari, passant de temps à autre avec majesté le revers de sa main sur le bas de ses reins, mouvement par lequel elle s’assurait, sans le savoir, que sa jupe n’était pas restée soulevée à la suite de sa dernière station en ce qu’elle appelait, la bouche en cul de poule, les lieux d’aisances, elle se dirigea, clefs bruissantes, vers la porte de sa cave, contemplant avec satisfaction ses initiales pyrogravées sur divers objets dans le corridor et vérifiant, en passant, si les armoires à linge étaient bien fermées.
Devant le foyer du chauffage central, les époux s’immobilisèrent, bras dessus bras dessous, devant le vrombissement et ils adorèrent leur chaufferie. Les litanies accoutumées commencèrent.
— Comme c’est propre !
— Pas de soucis comme avec le çarbon ! bourdonna M. Deume.
— Et bien plus économique ! psalmodia Mme Deume.
— Et avec ce thermostat on est tranquille ! fut le répons de l’époux.
— Toujours vingt degrés ! dit l’officiante.
— Sans qu’on ait à s’en occuper !
— Je suis bien reconnaissante !
— Ah, tu as eu une bonne idée, Bicette !
— Oui, mais c’est toi qui as choisi le système !
Profondément émus, emplis de gratitude réciproque, communiant dans le bien-être et l’aisance, M. et Mme Deume s’embrassèrent devant l’impeccable machine à confort.
Mais tout plaisir a son terme et bientôt les époux remontèrent. Toujours suivie de son petit mari, Mme Deume entra dans la cuisine pour remettre à la bonne le torchon propre de la semaine, si raccommodé que le tissu d’autrefois avait entièrement disparu et que le torchon n’était plus qu’une addition de reprises. Ce torchon propre remplaça le torchon pour les verres qui fut mué en torchon à assiettes. Le torchon qui, la semaine précédente, remplissait cet office devint torchon pour les mains et l’ancien torchon pour les mains prit la place du torchon des casseroles qui fut vérifié par Mme Deume. Après avoir demandé à la bonne pourquoi ce torchon avait une tache verte et pourquoi il était lésé en deux endroits par de quasi-déchirures, Mme Deume l’enferma – avec un soupir destiné à maîtriser son indignation et à faire surgir en son âme le pardon des offenses – dans un coffre fermant à clef. Fin de l’histoire des torchons.
La maîtresse de maison inspecta ensuite la cuisine et, trouvant que la poignée de la porte ne reluisait pas suffisamment, regarda la bonne avec un vif amour du prochain.
— Ma fille, dit-elle, je n’admets pas et il n’a jamais été admis dans notre famille que les cuivres soient négligés. Si cela se reproduit, j’aurai le grand chagrin, sourit-elle avec bonté, de vous donner vos huit jours. Il faut que nous fassions notre devoir là où Dieu nous a placés, chacun dans notre sphère. D’ailleurs, si je prenais la décision de vous renvoyer, ce serait surtout pour vous rendre service, pour vous remettre sur le bon chemin, sur le trottoir, sur la voie, rectifia-t-elle, qui mène au Royaume de Dieu. S’il le faut, levez-vous joyeusement à quatre heures du matin. N’est-ce pas un encouragement et une récompense pour vous, ma chère enfant, de penser que le bonheur d’une famille dépend de vous ? C’est un vrai privilège ! En êtes-vous reconnaissante ?
— Oui, Matame, répondit la bonne appenzelloise.
— Donc, haut les cœurs, Martha, et dites avec moi alléluia !
— Alléluia, Matame.
Martha demanda alors à Mme Deume la permission d’aller chez le coiffeur au début de l’après-midi.
— Et pourquoi cela, ma fille ?
— Ch’aimerais pien me faire frisser.
— Vous faire friser ! Et pourquoi cela ? (Martha transpirante eut un sourire honteux.) Croyez-vous que Dieu vous aimera davantage si vous êtes frisée ?
— Che sais pas, Matame, che me suis toujours fait frisser.
— Non, dit Mme Deume avec un doux sourire. Non, je ne permets pas. Non, répéta-t-elle en remuant la tête avec amabilité, non, non, non. Je ne veux pas chez moi des servantes frisées.
— C’est que toutes mes amies elles sont frissées.
Mme Deume ferma les yeux. Quel milieu ! Pauvre enfant !
— Je vous ai dit ma décision, ma chère enfant. J’ai charge d’âme et je n’admets chez moi ni l’oisiveté ni les frisettes qui, tôt ou tard, conduisent au dévergondage et au crime. Au crime, chantonna-t-elle aimablement. J’ai trop d’amour pour vous – la bonne regarda avec admiration sa patronne – pour vous permettre de telles mœurs.
— Che serais pien reconnaissante à Matame te me tonner conché à partir te teux heures chusque quatre heures.
— Il faut présenter les demandes de congé au moins quarante-huit heures à l’avance, dit gaiement Mme Deume. Oui, oui, oui, sourit-elle. Il faut avoir un peu pitié de moi, ma fille. Vous connaissez mon état de santé. Me demander congé, à brûle-pourpoint, sans me laisser le temps de me retourner, c’est un peu cruel, vous ne trouvez pas, un peu cruel ? chantonna-t-elle comme si elle parlait à un bébé de deux ans.
M. Deume sortit. Tout en grattant son crâne chauve, il regagna sa chambre où, sans doute pour se brouiller les idées, il inscrivit diverses dates de naissance et de mort sur la page de l’Almanach Hachette réservée à la chronique de la famille.
Cependant, la conversation continuait à la cuisine. La bonne expliquait qu’elle s’était levée à trois heures du matin pour pouvoir faire la lessive et que Madame n’y perdait rien.
— Mon enfant, apprenez à être un peu plus altruiste. Vous ne parlez que de vous. « J’ai fait la lessive, je me suis levée à trois heures du matin. » Je, toujours je ! Mais vous ne pensez guère à moi, avec mes maux de tête et mes fatigues ! Vous savez que je n’aime pas les décisions brusques ni les changements de plans. Si vous m’aviez avertie au moins hier j’aurais eu le temps de peser le pour et le contre. Je vous pardonne d’avoir fait la lessive ce matin, oh de tout cœur, bien que vous ne m’en ayez pas demandé la permission. Il y a là une question d’égards et de délicatesse et d’ailleurs le linge n’a pas assez trempé. Mais à tout péché miséricorde. J’espère que vous vous sentez coupable.
— Oui, Matame, dit la transpirante Martha.
— Oh ! quelle joie vous me donnez, ma chère enfant ! dit Mme Deume en portant sa main à son cœur. Et d’ailleurs vous n’aviez pas que la lessive à faire cet après-midi mais vous deviez aussi (D’une voix changée, ferme et brève :) passer la paille de fer au salon. Et pourquoi vouliez-vous avoir congé cet après-midi, mon enfant ?
— Chustement ch’allais fous le tire.
— Le dire à Madame, rectifia avec douceur Mme Deume. Nous sommes tous égaux au ciel mais pas sur terre. D’ailleurs peu importe. C’est pour votre éducation que je fais cette remarque. Et notez bien que je ne vous juge pas, oh non ! Et alors pourquoi désirez-vous (Il est à noter que Mme Deume ne dit pas « désiriez-vous ». Ceci pour laisser quelque espoir à Martha.) avoir congé cet après-midi, mon enfant ?
— C’est parce que mon amie se marie. Ch’aurais remplacé en restant timanche toute la chournée.
— Ma petite, ma pauvre petite, mais dimanche c’est le jour de consécration, de sanctification, c’est le jour du Seigneur ! dit gaiement Mme Deume.
— Alors che pourrai pas aller au mariache de mon amie ?
— Vous penserez à elle de toute votre âme, sourit Mme Deume. Et vous prierez pour elle et son cher mari en passant la paille de fer.
Elle prit les mains de Martha entre ses mains aux longs ongles taillés carré et dont l’extrémité curée avec la pointe d’une lime était très blanche.
— Je prierai aussi pour votre amie, lui dit-elle sur un ton confidentiel, et je demanderai à Celui qui est Exaucement que ce mariage soit pour elle une source de bénédictions et que, avec son cher mari, elle puisse monter toujours plus haut, toujours plus haut ! (Le doigt levé de Mme Deume indiqua le ciel ou le grenier.) Il manque une passoire, ajouta-t-elle sans transition.
Et elle s’approcha de l’inventaire que son mari avait confectionné et placé sous verre à la cuisine. Oui, oui, il manquait une passoire. (La politique de Mme Deume était de montrer à cette chère enfant qu’elle vérifiait tout, avait l’œil à tout, de manière à ne pas exposer cette malheureuse à la tentation de dérober quelque objet. Dans les basses classes – Mme Deume disait de préférence « dans les milieux simples » – on ne professait pas, hélas, un grand respect pour le bien d’autrui.)
Martha s’accroupit, chercha longtemps. Mme Deume, immobile, attendait, les yeux clos. Calme, douce, impitoyable, décidée à ne pas partir avant que son bien ne fût retrouvé, elle était l’image même de la justice. Enfin, la passoire fut retrouvée.
— Oui, c’est bien elle, dit Mme Deume après l’avoir examinée.
Elle consulta sa montre, prit une des clefs de son trousseau, ouvrit l’armoire à provisions, en sortit deux bons morceaux de pain qu’elle tendit, avec un sourire, à la bonne. (Elle avait édicté que le petit déjeuner de la domestique n’aurait lieu qu’à dix heures. Cela permettait à cette pauvre chère enfant de n’avoir pas trop faim à midi et demi.) Comme d’habitude, elle proposa un peu de beurre à Martha. Comme d’habitude, Martha refusa. Comme d’habitude, Mme Deume l’en récompensa par un sourire particulièrement lumineux, irradié de réalités invisibles. Elle regarda une dernière fois le contenu de son armoire à provisions et ferma l’armoire à double tour.
À la véranda, M. Deume cherchait, sans en être conscient, à oublier dans de chères occupations la scène dont il venait d’être témoin. Il était assis devant sa table de travail, entre deux piles d’ouvrages sur la cuisine et sur l’économie ménagère. Il appuyait un petit instrument sur la première page de chacun de ces livres, les tatouant ainsi de son nom et de son adresse.
Ayant fini, il bâilla. Puis il remonta les diverses pendules de la maison. Puis il boitilla dans diverses chambres, oisif, malheureux, à l’affût de réparations, les mains derrière les basques de sa jaquette. Enfin, il calligraphia un tableau où étaient indiquées diverses taches et les manières de les faire disparaître. Il courut, enfant modèle, le montrer à sa femme qui, dans la chambre à coucher du premier, était en train, allongée sur son cher canapé, de lire un livre intitulé « Charité Parfaite ». De temps à autre, elle s’arrêtait pour assassiner une mite ou pour faire de petites approbations souriantes ou pour noter, sur le verso d’un vieux bordereau de banque, des passages du noble livre. Elle jeta un aimable regard d’intellectuelle dérangée sur le tableau que lui montrait son petit mari avec un fier émoi, sourit de ses dents obliques et fort écartées. Puis elle reprit sa lecture non sans avoir au préalable recommandé à son mari de lire durant les semaines à venir un certain nombre d’ouvrages pieux dont les titres glacèrent M. Deume.
— Tu te rappelleras bien, n’est-ce pas ? Tu liras d’abord « Veille et Prie », puis « Prie et Veille » puis « Prie et Vis » puis« Prends et Lis » puis « Lis et Prie » puis « Veille et Lis » puis « Prends et Prie » puis « Prends et Vis » puis « Prie et Prends ». Je te les dis dans l’ordre de difficulté. Ils sont de plus en plus réconfortants. Tu devrais les noter.
— Parfaitement, Bicette, dit M. Deume à sa femme déjà replongée dans son livre et qui, dents jaunes projetées en avant, se mit à grignoter des morceaux de sucre brun qui étaient d’un grand secours à ses terribles « fatigues de tête ».
Elle les puisait dans une coupe placée sur un guéridon dont les quatre pieds, de même que ceux des fauteuils, étaient enveloppés de petits sacs molletonnés dans le but d’éviter des rayures au parquet. « Si tu t’imazines, répondit mentalement M. Deume à sa redoutable moitié, que ze vais me rappeler tous ces pripranpran, eh bien tu te trompes. Et puis tous ces livres c’est touzours la même çose. »
— Est-ce que tu aimerais que ze te plante quelques clous ?
Planter des clous et surtout des crochets X lui était un délice et presque un besoin physique. Mme Deume, arrachée à ses occupations spirituelles, eut un sourire supérieur et las mais aimant.
— Non, je ne vois rien pour aujourd’hui, dit-elle. Mais ce que j’aimerais beaucoup c’est que tu me recolles le marbre de ma table de nuit. L’idée qu’il est fêlé m’empêche de dormir.
Ravi, M. Deume courut consulter son livre de chevet intitulé « Les Mille et Un Trucs du Petit Débrouillard ».
Qu’on ne s’y trompe pas. Le petit père Deume était un poète de la vie bourgeoise mais un poète tout de même – ce qu’il ignorait naturellement. Il adorait mettre à exécution les trucs de ce Petit Débrouillard pour lequel il éprouvait des sentiments de vénération, croyait à ces trucs de toute âme fervente, se mourait d’envie de les essayer. C’était avec un trouble délicieux qu’il apprenait, dans le susdit ouvrage ou dans « L’Art d’Économiser sans se Restreindre » ou dans « Procédés Pratiques et Tours de Main », comment mettre une pièce invisible au talon, comment fabriquer du savon à détacher, comment préserver les feutres des pianos, comment nettoyer l’étain avec des choux crus ou comment économiser le savon. (« Posez-le de champ et non à plat. Cette dernière position amène une forte déperdition de matière savonneuse. ») Il ne pouvait s’empêcher d’essayer tous ces trucs et cela faisait le désespoir de sa raisonnable femme qui le tançait vertement. Mais rien n’y faisait et, le lendemain, M. Deume retournait à son vice et fabriquait du savon au miel ; ou nettoyait les devants de cheminée avec de l’huile de ricin ; ou allait ennuyer la domestique en lui expliquant que, pour ne pas pleurer, il fallait éplucher les oignons au-dessus d’une casserole d’eau bouillante ; ou dorait les tranches de ses livres à l’aide de blancs d’œufs et d’or en feuilles ; ou graissait la machine à coudre si consciencieusement qu’il fallait ensuite l’envoyer chez le fabricant ; ou nettoyait les pendules si ingénieusement qu’elles en claquaient.
Ce fut donc avec joie que le petit bonhomme descendit, transpirant et boitillant, la table de nuit à l’atelier qu’il avait installé à la cave. Il y confectionna une colle terrible à base d’acide sulfurique, salit sa jaquette, brûla ses souliers et laissa tomber le marbre de la table de nuit qui se cassa en vingt-sept morceaux.
Désolé, il alla faire une petite retraite au water-closet. En effet, lorsque quelque chose n’allait pas – gronderies de Mme Deume, insuccès ménagers, réflexions ironiques d’Adrien – le petit père se retirait quelques minutes en ce qu’il appelait, lui, les commodités. Assis sur le siège molletonné ou debout et triste, il y remâchait son humiliation et n’en sortait que consolé par le salut fasciste qu’il adorait faire en secret et qui lui redonnait de l’énergie. Ce qui le revigorait aussi en ce lieu c’était de faire une petite imitation de cornet à piston, main droite allant et venant, joues gonflées et lèvres faisant bon-bon-bon.
Ayant repris goût à la vie, il sortit de son méditoire et alla retrouver sa femme qui était en train de se sustenter d’une plaque de beurre de cacao vitaminé, tout en lisant « L’Oiseau Étranger », de Mme Ingeborg Maria Sick. Il n’eut pas le courage de lui annoncer la catastrophe et lui proposa de lui tenir l’écheveau de laine, ce qu’il adorait. Mais elle refusa, toute sa laine étant déjà en pelotons. N’aimant pas rester oisif, il introduisit son petit doigt dans l’oreille et le remua fort, ce qu’il appelait intérieurement « faire sa mayonnaise ».
— Hippolyte, qu’est-ce que c’est que ces manières ? s’irrita Mme Deume. On ne dirait vraiment pas que tu as un cousin français décoré de la Légion d’honneur et qui est sorti deuxième à l’agrégation de grammaire.
— Oh pardon, c’est sans y penser.
Et, de nouveau humilié, il sortit. Mais cette fois il n’alla pas se consoler au water-closet, mais au grenier où il se livra à un autre passe-temps secret qui consistait à coller des têtes de vieilles dames genevoises très pieuses sur des cartes postales sentimentales ou sur des photos suggestives de stars en maillot de bain.
— Alors, demanda M. Deume, pour l’affaire du sucrier, quoi de neuf ?
La veille, ils avaient décidé de mettre à l’épreuve l’honnêteté de Martha. M. Deume avait proposé de mettre une mouche dans le sucrier. Mme Deume s’était contentée de compter les morceaux.
— Je les ai recomptés. Le compte est juste, dit-elle, non sans quelque dépit car elle n’aimait pas être frustrée d’une indignation. Mais, tout de même, je le mettrai sous clef. C’est plus sûr. Et maintenant, au travail !
Ils allèrent au salon faire leurs petits travaux pour le Secrétariat de la Société des Nations, ce qui mettait « un peu de beurre sur leurs épinards ». Grâce à Adrien, ils émargeaient au budget des collaborations extérieures. M. Deume confectionnait avec zèle des tableaux statistiques dont personne ne prenait connaissance. Quant à Mme Deume, bien que n’ayant qu’une connaissance imparfaite de la langue de Goethe, elle traduisait des documents allemands pour la commission de la traite des blanches. Ce travail lui était doux. Elle raffolait en effet de tout ce qui avait trait à la prostitution, au point de ne pas craindre d’aller remettre des traités bienfaisants et des sourires aux« vilaines femmes » qui, près du monument élevé à la gloire mystérieuse d’un duc de Brunswick, attendaient le client.
M. Deume s’installa devant son bureau américain acheté en 1900. Il ouvrit l’espèce de store à lattes qui le fermait. Apparut alors tout un monde d’objets de bureau, dont certains étaient rapportés du Secrétariat par Adrien : élastiques, feuilles-minutes, buvards, clips, slips. Il y avait aussi, achetés par M. Deume, un mouilleur de verre, un petit baromètre, une pendulette, un barre-chèque par perforation, un bloc-mémo à horlogerie, une brocheuse-agrafeuse, divers timbres en caoutchouc, les uns pour les dates et les autres portant les noms et qualités du petit père, un distributeur automatique d’épingles, des coins en laiton strié, des étiquettes à clefs, un grand nombre de presse-papiers et notamment un bloc hexagonal en cristal, une petite enclume, un fer à cheval, une boule remplie d’eau dans laquelle était immergée une petite maison et où il neigeait lorsqu’on secouait. Sur ce bureau il y avait aussi un cochon taille-crayon, un petit monsieur chauve en porcelaine dont les cheveux étaient constitués par des allumettes, un petit lézard en cuivre, un flacon d’encrivore, de la sandaraque, un pèse-lettre, des cachets. Bref, il y avait de quoi s’amuser.
Ayant terminé son tableau statistique, M. Deume envoya au « Petit Haut-Parleur » sa réponse à un concours de mots croisés. L’enveloppe fut rendue inviolable par un crampon à griffes imitant les cachets de cire.
Puis il sortit au jardin où la neige avait déjà fondu. Il s’assura que le jet d’eau marchait bien, ferma vite le robinet, en proie à un petit sentiment de péché. En effet, le jet d’eau ne devait fonctionner que le dimanche. Le petit père revint au salon après s’être terriblement essuyé les pieds et se mit en devoir de recopier sur un cahier rouge quelques tours de physique amusante tandis que Mme Deume expédiait sa correspondance. Elle ouvrait posément chaque enveloppe à l’aide d’un coupe-papier en lapis-lazuli. Avant de lire la lettre, elle déchirait le coin de l’enveloppe où se trouvait le timbre et le déposait, avec satisfaction, bonne digestion et certitude, dans une vieille boîte à fondants dans laquelle elle mettait aussi, à l’intention de la Société des Missions, du papier d’étain. Les charités non dispendieuses sont exquises.
De temps à autre, petites réflexions du mari et de la femme. « J’ai une impression de froid. » Ou encore : « Je crois que tout à l’heure j’aurai froid. » En matière de confort, ils étaient de fins observateurs.
Sa dernière lettre terminée, Mme Deume inscrivit sur un petit carnet les dates de réception des lettres et la date des réponses. Une sainteté officielle auréolait ses gestes posés.
— Quelle horreur, j’ai oublié ! Hippolyte, puis-je mettre en post-scriptum tes amitiés à Juliette Scorpème ?
La cousine Juliette était une amie d’enfance de M. Deume. Entre cinq et douze ans, il avait souvent joué avec elle au mari et à la petite femme, à l’épicier, à la dînette, aux comptes comme papa, à l’enterrement et surtout à l’opération. (Ce dernier jeu, assez louche, consistait à tripoter un peu Juliette. Mais il y avait cinquante ans de cela et M. Deume avait oublié.) Sa réponse allait donc être, de toute évidence, affirmative. Cependant, pour rien au monde, Mme Deume n’eût ajouté, sans y être autorisée, les amitiés de son mari. Elle appartenait, Dieu merci, à une famille où l’on vivait dans la vérité pour les grandes et les petites choses, avec une inconsciente préférence pour ces dernières.
— Décidément, je perds la tête, dit-elle. J’ai oublié de te montrer le cadeau que chère Estelle m’a envoyé. Je ne sais plus où j’en suis avec tous mes terribles soucis. (Les soucis de Mme Deume consistaient notamment à gémir sur l’incompétence et le manque de conscience de la bonne, à caser dans son grenier les meubles d’une tante dont elle venait d’hériter, à se demander comment elle rembourserait une hypothèque de dix mille francs grevant un immeuble de la susdite tante – qui lui avait légué, en outre, cinquante mille francs d’obligations. M. Deume avait proposé de vendre pour dix mille francs d’obligations. Mme Deume avait toisé l’inconsidéré. « Les obligations, ça ne se vend pas », avait-elle déclaré majestueusement.)
M. Deume, dévoré de curiosité, frotta sa barbichette et se prépara à déguster, les yeux devenus globuleux comme ceux du caméléon. Chaque nouvel objet lui procurait un frisson de volupté, lui apportait une sensation d’enrichissement moral, était une aubaine et un sujet de conversation, ce qui n’était pas à dédaigner. Mme Deume revint, au bout de quelques minutes, avec un grand portefeuille de maroquin.
— C’est pour la correspondance. Tu vois comme c’est pratique, ces deux grandes poches. Dans l’une on met les lettres auxquelles il faut répondre…
— Et dans l’autre celles auxquelles on n’a pas encore répondu, murmura lentement M. Deume hypnotisé.
— Le grain est fin, dit Mme Deume. (Elle prononça « fan ».)
— Ze n’aime pas beaucoup cette fermeture à pression, dit le petit jaloux. Ça me déranzerait de devoir touzours appuyer pour fermer, ajouta ce virtuose du confort. Et puis, ça risque de se rouvrir.
— Tu crois ? demanda Mme Deume, un peu déçue.
— En tout cas, moi z’aimerais mieux une fermeture éclair. Au moins on sait à quoi s’en tenir. Une fois fermé, c’est fermé. On n’a pas de surprise. (Mme Deume soupira.) Enfin, c’est peut-être une idée.
— Oui, c’est peut-être une idée, réfléchit-elle tout en tourmentant sa boulette de chair. Évidemment, une fermeture éclair. Hippolyte, tu n’aurais pas dû me dire ça. Je suis sûre que ça va me tourmenter.
— Mais non, Antoinette. Z’ai dit une bêtise. Il est très bien, ce portefeuille.
Mme Deume eut une longue aspiration satisfaite et recula légèrement la tête avec un sourire distingué. Ils regardèrent longtemps le portefeuille. Un objet de plus. Chez les Deume rien n’était jeté et tout s’entassait. Il y avait peut-être, dans cette joie d’accroître leurs petites matières, le sentiment obscur de l’inanité de leur vie. Dans ces existences menées par l’habitude, l’arrivée d’un nouveau petit dieu était une fête, un jeu inattendu, une petite danse.
— Et maintenant, dit Mme Deume, si nous allions faire un petit tour ?
— Oh oui, pour avoir très faim ! s’enthousiasma M. Deume.
Ils sortirent, arpentèrent la route devant la villa.
— Ze me demande ce qu’on aura à manzer à midi, dit M. Deume en se frottant les mains et en tirant sa languette.
— Ah, c’est un secret, minauda Mme Deume.
Une noble Bohémienne phtisique, échouée dans ce quartier cossu, poussait une voiture d’enfant où un bébé mangeait un trognon de chou que lui disputait, assis en face de lui, un petit singe aux merveilleuses dents. La maigre mendiante, à la taille de laquelle pendait un tambour basque, tendit la main. Héroïque, méfiante, Mme Deume lui remit vingt centimes, referma avec soin son porte-monnaie et se hâta de rejoindre son mari, les yeux pudiquement baissés, en proie au plaisir moral d’aimer, comme dit Tolstoï. Il lui était doux de faire le bien, d’appartenir à une classe privilégiée qui donne et qui n’a pas besoin de recevoir.
— Rentrons, dit-elle.
Ils fermèrent la porte à double tour, à cause de la Bohémienne, et s’installèrent au salon que le don des vingt centimes n’avait privé d’aucun bibelot. Mme Deume se mit en devoir de repasser des vers qu’elle devait déclamer à la vente de charité des « Dames Belges », association dont elle était trésorière. Elle pria son mari de les lui faire réciter pour être bien sûre que tout irait sans anicroches demain.
M. Deume s’assit, prit la feuille de papier sur laquelle sa femme avait recopié le poème. Les yeux aimants – son regard était tout ce qu’elle avait de tendre – elle se mit en posture artistique, c’est-à-dire qu’après avoir raclé sa gorge elle posa la main sur le dossier d’un fauteuil, regarda le ciel comme pour y trouver l’inspiration ainsi que le beau titre du poème.
— Les Pauvres (Cela dit d’un ton sobre, douloureux, convaincu.) poème (Cela dit d’une voix artiste et brisée.) par la comtesse de Noailles. (Cela dit avec le ton distingué et respectueux d’une femme qui est en quelque sorte la représentante à Genève, pour quelques minutes, de la noble poétesse et participe de loin, lune de ce soleil social, à sa gloire mondaine.)
D’une voix tantôt dolente, tantôt suppliante, mais toujours pleine d’amour, d’amour, d’amour, d’amour, d’amour pour les chers, chers, chers, chers, chers, chers, chers pauvres, elle récita ces vers :
Ah ! Qu’ils doivent souffrir, ces tristes dédaignés !
— Pensez-vous quelquefois que, tremblant sur la terre,
Le pauvre est un sanglot qui doit toujours se taire
Et une blessure qui ne doit pas saigner ?
Ne les laissez jamais se traîner sur vos pas,
Songez que vous avez une âme tous les deux,
Soyez doux, soyez bons ; puisqu’ils ne peuvent pas
Être fiers comme vous, soyez humbles comme eux !
Ne faites pas sentir à ces êtres honteux
Qu’ils doivent demander et se mettre à genoux.
Ne leur laissez pas voir ce qu’ils sont – soyez, vous,
Pauvres avec les pauvres, timides avec eux !
Ah ! donnez bien, afin que le ciel vous pardonne ;
Afin que le mendiant qui, sur votre chemin,
Pâle, les yeux baissés, vous demande l’aumône,
Ne se souvienne pas d’avoir tendu la main…
Elle s’arrêta et, de respect, baissa les yeux.
— Quelle délicatesse, dit M. Deume.
— Ah, certes, on voit que c’est une noble.
— Et quand on pense qu’elle a écrit ça toute zeune ! Le zénie, moi, ça me dépasse !
— Je n’ai jamais rien lu d’aussi profond, d’aussi généreux, dit Mme Deume. Vous avez une âme tous les deux. C’est beau, c’est beau, mon Dieu, que c’est beau ! Le pauvre qui a une âme tout comme les personnes à leur aise, oh non, c’est trop beau, c’est divin ! Et ça : Puisqu’ils ne peuvent pas être fiers comme vous, soyez humbles comme eux ! Oh oui, Hippolyte, soyons humbles en pensée et pauvres en pensée, toujours ! C’est la vérité ! Et comme c’est plus spiritualiste que le socialisme ! C’est élevé, au moins !
— Ze pense bien, dit M. Deume. Les socialistes ne pensent zamais à l’âme.
— Oui, rien que la matière, rien que les sordides préoccupations de salaires, d’heures de travail. Rien qui vous élève, qui vous fasse voler, voleter, tel un papillon d’idéal, qui vous fasse quitter, ne fût-ce qu’un instant, cette vilaine terre ! Oh, la spiritualité, c’est le seul remède aux maux de la terre, conclut Mme Deume après avoir puisé dans une coupe un fondant au chocolat.
Ils méditèrent tous deux, pénétrés de nobles sentiments. Ces vers rappelaient à Mme Deume une autre œuvre d’art qu’elle avait tant de fois admirée à Paris en allant faire des emplettes au « Bon Marché » : les statues de deux dames de bien, Mme Boucicaut et la baronne de Hirsch qui sont l’ornement du square Boucicaut et qui, en longs voiles de deuil, fourrures chaudes et manchons, se penchent sur un cher enfant pauvre aux chères minces guenilles et auquel elles font don d’une parcelle ou de la totalité de leur superflu. Soudain, Mme Deume se précipita sur son petit mari et le serra fougueusement contre sa molle poitrine.
— Qu’est-ce que tu as, Bicette ? demanda M. Deume flatté mais légèrement effrayé.
— Je ne sais pas. Je suis si heureuse, si reconnaissante… (Deux minutes de rêverie distinguée.) Hippolyte, j’ai une question à te poser. Que penses-tu d’elle ?
— D’Ariane ?
— Oui.
— Eh bien, mon Dieu… (Mme Deume regarda sévèrement son mari. Elle n’aimait pas l’entendre prononcer en vain le nom sacré de Celui qui lui était garant de sa chère vie future. M. Deume eut conscience de son péché et enchaîna.) Ma foi… commença-t-il.
Mme Deume toussota sec. Décidément, ce pauvre Hippolyte n’arrivait pas à prendre de bonnes habitudes. Depuis des années, elle lui disait et redisait qu’il était choquant de mettre ainsi sa foi à toutes les sauces. « Ma foi » était une expression grave qu’il ne fallait employer que dans des moments élevés et non à tout bout de champ.
— Oh pardon, ça sort sans que z’y pense. Avec moi, tu sais, Ariane est touzours zentille. Maintenant évidemment elle a des caprices mais, que veux-tu, elle est zeune. Évidemment ze sais qu’elle a eu tort de vouloir partir pour la Côte d’Azur.
— Elle ruine Adrien ! Avec toutes ces dépenses, ce mois-ci, il ne pourra rien mettre de côté. Et sais-tu pourquoi avant le départ elle a fait cette folie de descendre par la fenêtre avec deux draps de lit qu’elle m’a complètement abîmés ? C’était pour éviter de me rencontrer dans les escaliers ! J’en suis sûre !
— Mais non, Bicette, mais non, c’est un caprice de zeune femme.
— Un caprice ? Sortir de la maison par la fenêtre comme une voleuse ou une femme de roman ! Charmant ! Enfin, ce sont peut-être les mœurs des aristocrates de Genève. Et puis, qu’est-ce que c’est que ces manières de rester dans sa chambre toute la matinée ? Ses rideaux sont encore fermés ! Et qu’est-ce que c’est que cette fantaisie de demander qu’on ne la réveille pas ? La nuit est faite pour dormir et le jour pour travailler. Alors, s’il lui prend la fantaisie de dormir jusqu’au soir, il faudra respecter le repos de madame la princesse ?
— Que veux-tu, elle est zeune.
— Je te pardonne, Hippolyte, dit majestueusement Mme Deume, irritée par ces constants rappels de la jeunesse d’Ariane. Et même j’irai prier pour toi et pour elle. Je suis une enfant de lumière et je dois aimer mes persécuteurs ! (Mme Deume ne se fâchait presque jamais. Les réflexions, les pointes, les pardons et surtout les menaces de prière étaient ses armes.)
Et elle s’en fut, suivie de son derrière, prier dans la chambre à coucher. M. Deume, resté seul, dansa une petite gigue au salon. C’était sa façon de se venger.
En avant, petit père, tu as raison, venze-toi un peu, danse ! Danser pour se venger, c’est le commencement de l’œuvre d’art. Et l’épine de rancœur et d’amertume se fleurit de rires tendres.