XXXIII

Le lendemain soir. Cheveux au vent, il allait rapidement le long de la triste rue des Pâquis que de pâles ampoules, pendues à un fil, badigeonnaient de lait frelaté. Après un coup d’œil en stylet sur un mur où était tracée à la craie une injure aux Juifs, il entra dans un bar. Debout devant le comptoir, il but quatre verres, coup sur coup et avec dégoût.

Une heure plus tard, il était accoudé à une fenêtre de l’hôtel Ritz d’où, nu, il contemplait Genève sagement illuminée. Ne pas réussir, triste. Réussir, plus triste encore. Que faisait-il au milieu de ces mannequins politiques ? Et surtout le crime d’être né juif. D’être né. Pas une ville au monde sur les murs de laquelle il n’eût lu le« Mort aux Juifs ». Ceux qui traçaient ces mots ne savaient-ils pas que les Juifs étaient des humains avec des yeux pour voir et un cœur pour souffrir ? Ne savaient-ils pas que les Juifs baissaient la tête pour ne pas voir le méchant vœu de mort ?

Pareil à un bloc de neige en train de fondre, un cygne vaguait sur l’eau funèbre. Solal ôta une bague qui jetait des feux blancs, la lança sur l’élégante volaille de polonaise prestance qui donna un coup de bec à une poule d’eau endormie et balancée qui aussitôt plongea tandis que ses cousines germaines s’enfuyaient en glapissant.

Il se retourna, regarda dans la glace la sombre beauté du visage, les dents parfaites, la haute et dure nudité. Assez joué, il fallait se déguiser en membre de la société.

Frac impeccable, plastron empesé, décorations. Pour faire quoi ? Ah oui. Voir Lord Galloway. Dans deux mille ans que resterait-il d’un entretien avec Galloway ? Donc pas de Galloway.

Il ouvrit une malle-armoire, en sortit un flacon de colle, une touffe crépue, des vêtements, des chaussures. Il jeta le tout dans une petite valise que, dans le long couloir désert, il lui plut de porter sur l’épaule, comme un Jérémie changeant de train à quatre heures du matin.

Un bruit de pas le ramena à la sagesse et il s’empressa de tenir sa valise de manière plus décente. Il descendit lentement les escaliers, tantôt bâillant et tantôt inutilement souriant. Un délégué égyptien et bouffi le salua avec empressement. Mais Solal ne le remarqua pas. Par contre, quelques marches plus bas, il s’inclina devant un domestique chargé d’un plateau. Il s’arrêta pour admirer une lampe électrique, murmura qu’il n’avait jamais rien compris à rien, ni aux lampes ni aux téléphones. Et l’amour ? Pourquoi plus de femmes ? À quoi bon puisque le sort l’avait fait naître Solal des Solal, un homme sans prénom ? « Une tradition dans la noble famille des Solal, chère marquise. Le premier-né s’appelle Solal Solal. Impossible de faire l’amour sans prénom. »

Au deuxième étage, il ôta sa cravate de commandeur, s’amusa à la lancer très haut et à la rattraper. Entendant des voix capitalistes qui montaient, il remit vite sa décoration, mais à rebours, se composa un masque romain et descendit sévèrement.

Dans le grand salon du premier étage, des couples dansaient. Il regarda à travers les rideaux de tulle, soudain éberlué par ces femmes décolletées qui collaient honnêtement leur corps contre des hommes qui n’étaient pas leurs maris. Cette jeune marquise de Forestelle, si son danseur, ami de son mari, la touchait dix fois moins à midi, elle glapirait de vertu offensée ! Mais il était dix heures du soir et, de plus, ce demi-accouplement était baptisé tango. En conséquence elle souriait aimablement à son demi-étalon. Étrange invention, la danse. Pas d’histoires, pas de complications pour se faire aimer, pas de clairs de lune, pas de lettres. Immédiatement, on pouvait la toucher et se l’appliquer verticalement partout, tout comme si elle vous aimait. Maintenant, c’était le représentant de la Perse que son mari lui présentait et avec lequel elle se quasi-accouplait debout. Voilà, ce Persan inconnu s’excitait contre elle et elle souriait et elle se laissait manier et le Persan qui la voyait pour la première fois sentait la fermeté rebondissante des seins. Sans autre préparation, sans avoir à lui parler de ses beaux cheveux et de sa belle âme, il gironnait contre elle.

— Je n’aurais qu’à entrer et dans cinq minutes je pourrais aussi la triturer sous prétexte de tournis mondain. Mais si dans la rue je voulais en faire de même, elle hurlerait d’épouvante et appellerait la police. Je n’y comprends rien.

Et ils étaient une cinquantaine de couples à faire cela debout et à se sourire et tous se considéraient comme parfaitement honnêtes ! Mais pourquoi ne finissaient-ils pas dans les chambres ce qu’ils avaient commencé ici ? Trop vertueux, n’est-ce pas ? Hypocrites ! Et comme ils le trouveraient antipathique s’ils l’entendaient !

Et cette autre, assise, qui croisait ses jambes et les montrait jusqu’au genou. Pourquoi s’offenserait-elle s’il entrait et s’il relevait cette jupe un peu plus haut que le genou ? Infernale civilisation. Ces femmes s’attifaient de manière à faire saillir le bas de leur dos et à dessiner leurs seins et si quelque brave garçon naïf approchait sa main de ce qu’elles voulaient qu’il eût envie de toucher, elles mugissaient aussitôt et le faisaient mettre en prison !

Il mugit à son tour, se complut à croire qu’il était un pauvre idiot et se remit en marche. Archangéliquement beau, jeune et de haute taille, il continua sa lente descente avec les petits sourires confidentiels d’un fou qui s’ennuie. Se suicider ? Non, pas encore. Attendre le résultat de ce qu’il allait tenter ce soir.

Dans un des petits salons du rez-de-chaussée, le marquis de Chester causait avec une jeune fille. Lorsqu’il aperçut Solal, il montra gaiement la paume de sa main. Heureux, tous ces gens. La jeune fille étant belle, Solal obliqua et se dirigea vers son presque ami. Il fut présenté à la jeune comtesse Groning dont les splendides cheveux roux étaient tressés en diadème. Peu après, Chester s’excusa. Il était désolé mais un rendez-vous et cætera.

Haute et bien faite, le nez fort et les yeux légèrement globuleux, elle tenait la tête à la manière des chameaux. Mais cela lui allait bien. Il la regardait qui lui parlait avec foi de collaboration internationale. Lorsqu’un sujet lui tenait à cœur, ses yeux s’humidifiaient et elle rejetait la tête en arrière comme un canari s’abreuvant. Une riche heureuse, très comme il faut, à l’abri du mal, et qui ne soupçonnait pas le mal. Et pourquoi l’aurait-elle soupçonné ? Elle avait eu certainement des bouillottes en caoutchouc rose au temps de son enfance. Et comme elle avait été aimée par ses parents ! Les pauvres, eux, n’avaient pas le temps d’aimer leurs marmots. Il l’imaginait à cinq ans, dans une exquise école nouvelle, avec d’autres angéliques petits riches et chantant d’exquises rondes innocentes, et non, comme les enfants des ouvriers, de vulgaires chansons sentimentales. Une chambre claire, de belles poupées, des vacances, un médecin à la moindre alerte, et ne sachant rien des pogromes, des expulsions, de la peine des hommes, et vivant en pleine féerie idéaliste. Vive Dieu qui veut les riches et les pauvres.

Cependant la jeune Groning parlait de son important papa dont elle était la secrétaire bénévole et millionnaire. Et Solal était atterré par ce teint hâlé et sain des bien nourris qui font des grands sauts inutiles dans la campagne, qui ne circulent pas en métro et qui, les chéris, se plaignent d’être si fatigués par cette longue partie de tennis. Et il avait peur de ces dents éclatantes et sans défaut dans cette grande bouche. Oui, depuis l’âge d’un an on la menait tous les six mois chez le dentiste !

Et soudain il vit, derrière la comtesse Groning, les innombrables poulets et tous les veaux et tous les foies gras qu’elle avait consommés et, dans de jolis flacons, toutes les vitamines dont on l’avait gavée. « Parle, ma fille. Moi, je n’aime pas les riches. Là où il y a de l’argent il n’y a pas de cœur. Galvanoplastie. L’or recouvre le cœur d’une couche métallique. » Oui, pour rester riche, il fallait n’être pas bon. Les nés riches n’y pouvaient rien. Ils n’en étaient pas moins puants. Oui, personne n’était responsable. Mais avec cette noble pensée on devenait une moule approuvant tout.

Il ne comprenait rien à ce qu’elle lui disait et se demandait si elle était vierge. Sûrement non. Où étaient les vierges ? Fallait-il les retenir dans le ventre de leur mère ? Il maudit le cousin avec lequel elle avait noblement forniqué certainement, sous prétexte de beauté et de musique. Oh, il voyait le beau nigaud blond qui lui avait tout d’abord demandé de se mettre nue pour qu’il pût, en toute pureté, admirer la forme de son âme. Il en était sûr. Toutes les femmes le trompaient ! Solal, cocu universel. En somme non, elle devait être vierge.

Il bâilla, se leva, le regard ailleurs. Choquée, la jeune comtesse. Elle s’était proposé d’éprouver de fortes jouissances économiques et sociales avec le sous-secrétaire général. Elle se leva aussi et dit une phrase insolente et aimable. Les riches ne sont pas comme Jérémie. Ils savent se défendre.

Pour venger Jérémie, il la prit par la taille, lui baisa les lèvres. Elle rendit profondément. Voilà, plus de Groning. Elle était une du harem de Solal. Elle était sans défense et avait perdu son papa. Il pressa un des beaux seins et, le tenant dans sa main, il réfléchit quelques secondes.

— -Non, dit-il à la jeune fille. Pas chambre. Pas lit. (Il lui sourit avec tendresse.) Pas nus. Ariane, elle s’appelle. Mariée à un imbécile. Oh dis, dis, dis, bien-aimée, sœur inouïe, pourquoi à un imbécile ? Je l’ai vue chez des gens.

Je ne lui ai pas parlé. Que la paix soit avec vous, souhaita-t-il avec une grave courtoisie de jeune cheikh. Ayez des enfants, beaucoup, des petits, des grands, des moyens.

Il posa rêveusement un doigt sur les lèvres encore humides de celle qui redevenait doucement Groning et sortit, balançant inutilement sa valise, les yeux saintement au plafond. Pourquoi heureux maintenant ? Un chasseur se précipita pour s’emparer de la valise, s’effaça pour laisser sortir le sous-secrétaire général qui s’engouffra dans la longue auto blanche.

— Chemin du Nant d’Argent, à Cologny.

L’auto s’arrêta devant une de ces villas du genre chalet suisse qu’on trouve fréquemment dans la campagne genevoise. Nu-tête et sa valise à la main, Solal descendit de l’auto.

— Retournez à l’hôtel.

Resté seul, il passa ses longues mains sur le visage impassible couronné de ténèbres désordonnées, considéra la villa cossue qui semblait en acajou tant elle était astiquée. Sur les ardoises du toit badigeonné de lune les cupules d’un anémomètre tournaient lentement. Solal alluma un briquet qu’il plaça devant une plaque de cuivre. « Adrien Deume ». Il erra sur la route, tenant le briquet allumé, comme un pèlerin son cierge. « Sois donc, espèce d’Inexistant ! » Il leva la main pour sentir l’air. Il faisait si doux qu’il se déshabilla. Nu, il s’élança sur la route déserte, les bras écartés pour saisir plus d’air. Peu après, rhabillé et plus correct seigneur que jamais, il se dirigea gravement vers la villa.

Mordant sa lèvre sombre, il poussa la grille avec précaution. Pour éviter le bruyant gravier, il fit un bond jusqu’aux plates-bandes d’hortensias, protégées par des rocailles. Arrivé devant la grande baie éclairée, il monta sur un banc et regarda, dissimulé par le lierre.

Un salon de velours rouges et de bois dorés. Sous une lampe posée sur une table à fioritures de nacre, un gentil petit vieux à tête de phoque – mais un phoque sur le visage duquel on aurait collé une barbichette – s’intéressait à un casse-tête chinois. Près de lui, une quinquagénaire osseuse – qui avait, elle, une tête de dromadaire – tricotait tout en lisant un illustré. Au-dessus d’elle souriait un portrait royal au cadre duquel était fixé un flot de rubans aux couleurs belges. Sur la cheminée, derrière la tricoteuse, une tigresse en bronze doré rugissait, transpercée de flèches, sous une potiche garnie de fleurs séchées. Assis devant le secrétaire et leur tournant le dos, un homme d’une trentaine d’années remplissait des fiches. Ayant réussi son casse-tête, le petit vieux tourmenta maladroitement ses moustaches, aussi maigres que sa barbe. Puis, avec des mouvements bouleversants de naïveté enfantine, il frotta ses gros ronds yeux saillants et toujours effarés.

— C’est du travail pour le Secrétariat que tu fais, Adrien ? demanda-t-il.

— Non, répondit le jeune homme qui continua d’écrire tout en sifflotant.

— Ze donne ma langue au çat, dit le petit phoque.

— Hippolyte, il me semble que tu es indiscret, dit la quinquagénaire.

Le jeune homme se leva, grand et bien bâti, mit les mains dans ses poches en homme fort, passa sur ses lèvres sa langue qu’il avait étrangement pointue.

— Imaginez-vous que j’ai eu une idée superbe.

— Voyons ça, dit le vieux phoque d’un air gourmand.

— Hippolyte, je te prie de laisser parler Didi.

— Mais c’est ce que ze fais.

— Tu l’interromps tout le temps. Tu disais, Adrien ? demanda la quinquagénaire sur un ton très doux.

— Eh bien voilà, Mammie… répondit le jeune Adrien en portant sa main à sa barbe en collier qui, soignée et courte, lui donnait un air de poète romantique ou plutôt de peintre moderne.

— Tu nous mets l’eau à la bouce ! dit le vieux gentil bonhomme.

— Hippolyte ! intima la dame dont les mains verruqueuses s’arrêtèrent de tricoter.

— Eh bien voilà, je fais des fiches gastronomiques et hôtelières. J’ai décidé que chaque fois qu’un de mes collègues me dira du bien d’un restaurant ou d’un hôtel je le noterai sur ces fiches. Deux classements : géographique et alphabétique.

— Et tu mets les prix ? demanda la tricoteuse.

Adrien qui était retourné à son secrétaire fit un « oui » grave d’homme d’action. Après une dernière caresse à son collier de barbe, il se remit au travail.

— Naturellement, tu mets s’il y a çauffaze central et ainsi de suite. Eh bien ze trouve que c’est une çarmante idée, dit le petit zézayeur rondelet. Parce que tes collègues, ces messieurs de la Société des Nations – il s’arrêta un instant pour siroter ces trois derniers mots – pour ce qui est des bons hôtels et des bons restaurants, il s’y entendent ze suppose ! N’est-ce pas, cérie ? demanda-t-il à sa femme.

La cérie – au cou de laquelle pendait un court ligament de peau, terminé par une petite boule charnue, insonore grelot – eut un sourire satisfait et distingué. Ce qui ne l’empêcha pas de dire peu après à son petit mari que de parler tout le temps comme il faisait dérangeait Adrien.

— Mais çuçoter, ze peux ?

— Même pas chuchoter, ça me dérange aussi, vu qu’en ce moment je dois me concentrer vu que j’ai mes augmentations à compter.

Le petit phoque barbichu se le tint pour dit et ne pipa mot. Pourtant il adorait bavarder le soir en famille au coin du feu. Il souffrit en silence pendant cinq minutes. Il bâilla puis regarda avec tendresse sa longue épouse et la boulette de viande qui se balançait hors du ruban dont le cou de madame était orné. Il aimait tant son Antoinette que tout d’elle lui paraissait charmant. C’est ainsi qu’il comparait souvent à une fleurette l’affreuse ficelle de peau et la boule terminale d’icelle. « Ton petit brin de muguet », avait-il coutume de lui dire dans les moments de tendresse. À la dixième minute, il se leva, erra doucement, les mains dans les basques de sa jaquette d’alpaga puis alla s’asseoir sur le canapé, auprès d’une belle jeune femme qui cousait dans l’ombre.

— Qu’est-ce que vous en dites, Ariane ? souffla-t-il. Moi ze trouve que c’est très bien. Une supposition que vous voulez aller en Ézypte avec Adrien, il consulte son ficier et vous trouvez un hôtel qui a été recommandé par des zens de confiance.

Pour approuver, la jeune femme fit une légère aspiration mouillée et se remit à sa couture.

— Eh bien, Ariane, ça avance la réparation de votre peignoir ? demanda la tricoteuse.

La jeune femme releva la tête et répondit avec un gracieux sourire qu’elle allait bientôt finir ce difficile travail. En réalité elle ne cousait rien du tout dans son coin d’ombre. Elle avait bien étalé le peignoir de foulard sur ses genoux mais n’avait ni fil ni aiguille. Cependant ses gestes étaient si habiles qu’aucun des membres de la famille ne s’était aperçu du stratagème. Elle se remit à son travail et une aiguille sembla entrer après un peu de résistance. Au bout de quelques minutes, elle passa son doigt sur les parties censément cousues, pour les lisser. Puis elle coupa avec netteté un fil inexistant et dit que c’était fini.

— Déjà dix heures vingt-cinq, dit Adrien Deume.

— Quelle horreur ! s’écria le petit phoque.

— Il faut penser à aller se coucher, modula l’osseuse chérie à tête de dromadaire sentencieux.

Elle ôta ses lunettes dont les verres étaient d’un bleu très pâle et promena un de ces regards inexorablement décidés à aimer – qui sont l’inimitable apanage des professionnelles de la religion – sur ses diverses possessions : son mari ; son fils adoptif ; sa belle-fille ; le superbe poste de radio ; la jardinière remplie de douze plantes vertes ; les rideaux de velours que l’on baissait au moindre rayon de soleil. (« Je n’ai pas envie que ma tapisserie. passe en deux ans. ») M. et Mme Deume se levèrent. Le jeune Adrien soupira, désolé de n’avoir pu terminer ses fiches. (Comme tous les paresseux, il était toujours occupé et n’avait jamais le temps de rien faire.)

— Alors vous allez vous coucher ?

— Oui, mon chéri, tu sais que rien ne vaut le sommeil des premières heures de la nuit.

— Eh bien, moi, je reste, na ! (Mme Deume sourit au charmant enfantillage du cher enfant si bien casé.) Je ne quitterai le salon que quand j’aurai fini mes fiches. J’y passerai la nuit s’il le faut ! énonça Adrien Deume avec décision. (Bien que taillé en hercule, il était de caractère faible et il aimait les gestes violents, les mots excessifs tels que « formidable » ou « fantastique ».)

M. Deume dit qu’avant de se coucher il aimerait bien que Didi leur fît une petite imitation de Chopin au piano. Adrien s’exécuta de bonne grâce et le petit père admira particulièrement les salmigondis aigus que son fils adoptif fit agilement à l’extrême droite du clavier avec des fantaisies de la main gauche qui venait parfois par-dessus la droite faire des virtuosités. Le piano refermé, le jeune artiste se tourna vers sa femme.

— Rianounette, tu ne me tiens pas compagnie ?

— J’ai un peu mal à la tête.

Embrassades. Fermant la marche et boitant gracieusement, M. Deume combinait de damer le pion à Adrien. Parfaitement, dès demain il ferait un fichier, lui aussi. Il mettrait tous les objets de la villa en fiches. Ce serait bien commode pour les retrouver. Il en faudrait des fiches ! Eh bien tant pis. Ce serait épatant. Quand Antoinette lui dirait qu’elle ne savait pas où se trouvait l’encrier de porcelaine de tante Julie, vite il courrait à son fichier et crierait triomphalement : « Grenier, malle numéro quatre, au fond, à gauche ! » Il se frotta les mains. Tante Julie, tante Julie ? Qu’est-ce que ça lui rappelait ? Il rougit. Ah oui, c’était une tradition dans la famille d’Antoinette d’appeler ainsi les indispositions féminines.

Resté seul, Adrien acheva ses fiches puis alla jouer avec le chat Deume, un gras matou apathique. Il lui ordonna de donner la patte, et le chat obéit, à la grande satisfaction de son jeune maître. (Joie pitoyable de commander ; d’avoir un chat extraordinaire ; d’amuser les amis avec ce tour.) Puis il alla dans son fumoir. C’était la pièce attenante qui lui servait de salon lorsqu’il recevait des amis du Secrétariat. Il admira son goût. Pas bête, Adrien ! Distingué, artiste, nom d’un chien ! Ça, c’était un salon moderne au moins ! Un des murs était peint en jaune, l’autre en rose, le troisième en vert, le quatrième en rouge sang de bœuf. Il cligna des yeux pour savourer ses tableaux. Il s’assit devant sa « table de travail » et commença un roman. Pour ce faire, il mit un châle de soie sur ses épaules. Tous les artistes ont de ces originalités.

Ayant écrit quatre lignes, il s’arrêta, se prépara une pipe, tourna le bouton de son poste personnel de radio, un meuble gigantesque à treize lampes, et se mit en devoir de lire les souvenirs de jeunesse de Winston Churchill. Il était très content parce qu’il avait le sentiment de participer à cette vie. Tout comme Winston Churchill, il était un officiel. Il n’était donc pas jaloux de la belle vie du jeune lieutenant Churchill, si bien logé et habillé, jouissant de longues permissions et de somptueuses allocations supplémentaires. Lui aussi était un privilégié. Belge et fier de l’être, il n’en était pas moins l’ami d’Anglais très importants. Il aimait donc Winston Churchill.

« En somme ce qu’il faudrait, ce serait de mettre un grand cactus contre le mur comme chez O’Brien. Très moderne. Et puis une lampe articulée et des fauteuils acier et peau de rhinocéros comme chez Csapek. Parfait, parfait ! » Il se frotta les mains.

Onze heures sonnèrent. Eh là, pas de blagues, aller se coucher ! Il s’agissait d’être en forme demain. Il se leva donc, non sans avoir, au préalable, écrit sur la première page du livre de Winston Churchill : « Ex Libris Adrien Deume ». On était un intellectuel, que diable !