XXIV
Revenons, chers amis, avec une grande joie de vie, car tout est bien et vivre est une bonne chose ainsi que mourir, revenons quelques heures en arrière et pénétrons dans la chambre de cet aigle royal qui a nom Pinhas des Solal et dont le surnom est Mangeclous. Evohé !
Il était plus de dix heures lorsqu’il se réveilla. Il contempla d’abord ses pieds joliment patinés de crasse et qui avaient dormi au frais, hors des couvertures et entre les barreaux. Il les fit craquer avec une sombre satisfaction et décida d’être particulièrement intelligent en cette journée décisive pour sa carrière.
Il sauta hors du lit, tout habillé, trempa ses mains dans la cuvette, les passa sur son visage et aspira avec satisfaction, heureux d’être propre de nouveau. Puis il chaussa ses souliers, ce qui mit fin à sa toilette.
Il dansa une légère danse, caracola sur place, virevolta avec des lenteurs espagnoles faisant subitement place à des ardeurs jalouses, claqua des doigts, fit des moues de baisers et ses yeux s’abaissèrent en aveu suprême de courtisane mexicaine ou d’impératrice plutôt. Il y eut encore de mignonnes danses des mains, le tout avec un sourire délicat.
S’étant ainsi dionysiaquement dépensé, ce noir et fort laid bougre et seigneur ouvrit précautionneusement la porte, descendit l’escalier sur la pointe des pieds et son énorme langue dehors. Pourquoi dehors ? Mystère. Peut-être parce que Mangeclous était un vivant. Peut-être pour savourer un petit danger, un petit risque. Qu’importe ? Tout importe.
Bref, il entra dans un petit bazar de la rue du Mont-Blanc où, après avoir fait à la vendeuse une déclaration de dévotieux amour pour la Suisse, il acheta un pot de colle, un réchaud à alcool et des ciseaux. Il paya, simula un évanouissement qui lui permit d’obtenir un verre de cognac gratuit et sortit. (C’était son habitude de s’évanouir dans les magasins où il faisait des emplettes. De cette manière il se procurait à l’œil de légères collations : tasses de bouillon, sandwiches et autres petits réconfortants.) Il se dirigea vers l’hôtel, clignant de l’œil et séparant sarcastiquement sa barbe noire en deux et chipant des petits fruits à divers éventaires et s’en délectant en toute gracieuse impudence.
À onze heures et demie il écrivit la lettre suivante à ses amis :
« Le futur mort Mangeclous à ses frères de destinée, salut ! Je suis vaincu. La combinaison machiavélique que j’avais innocemment échafaudée pour vous faire recevoir à la Société des Nations a échoué ! Je reste seul avec mon désespoir et je demande qu’on me laisse dormir honteusement pour ensevelir ma neurasthénie sous les plis noirs du sommeil. Priez pour le déchu Mangepoix. »
Il sonna le domestique auquel il conseilla l’achat d’actions Canal de Suez, petite manœuvre pour connaître la richesse du valet de chambre et en avoir éventuellement sa part au moyen d’ingéniosités. Ensuite, il lui demanda d’apporter la susdite lettre à Saltiel.
— Et secundo, tu m’amèneras dans ma chambre un poulet cuit avec son frère, ce qui en fera deux en quelque sorte, et des pommes de terre en nombre suffisant et frites à grand feu dans l’huile, et du pain, et de la salade, et des macaronis aux tomates pour quatre, bien que je sois un, comme l’Éternel. Mais tel est mon mystère. Et tu m’apporteras aussi un livre indiquant les manières des diplomates. Mais tout ceci en secret de mes amis auxquels tu diras que je verse des larmes silencieuses dans le plus grand jeûne affligé. Va, homme de bien.
À trois heures de l’après-midi, l’oncle Saltiel qui venait d’achever sa sieste aperçut une enveloppe glissée sous la porte. Il se baissa, frémit. C’était un télégramme et d’une incroyable épaisseur. Il frappa contre le mur car il n’avait pas le courage d’ouvrir tout seul un télégramme. Il lui fallait une présence amicale.
Peu après, Salomon ébouriffé apparut, pieds nus, dans sa chemise de nuit. Très éprouvé par les fatigues de la veille, il venait de se réveiller et était encore tout cotonneux.
— Mauvaises nouvelles, oncle ? demanda-t-il en portant sa petite main à son cœur.
Saltiel lui montra l’enveloppe non encore ouverte et Salomon frémit de toutes ses narines car il n’aimait pas non plus les télégrammes. Aussi courut-il chercher Michaël pour avoir main-forte. Lorsque les deux Valeureux poussèrent la porte, ils trouvèrent l’oncle qui marchait de long en large, la dépêche à la main.
— J’ai peur, mes enfants.
— Si la nouvelle est mauvaise, dit Salomon, je vous prendrai les mains, oncle.
Saltiel ouvrit le télégramme mais en gardant les yeux clos. Il se décida enfin à les ouvrir et à jeter un coup d’œil sur les feuilles vertes. Il respira largement et d’un geste superbe congédia Salomon et Michaël. Le télégramme qui lui était adressé était signé d’un nom merveilleux. Il le lut attentivement et s’évanouit.
Mais il reprit vite ses esprits car il n’y avait pas de témoins. Tout moite et blanc, il se leva et but au broc de la table de toilette. Puis il se dirigea en flageolant vers la porte, l’ouvrit et trouva naturellement Salomon, Michaël et Mattathias à l’affût.
— Mauvaises nouvelles de ma femme, oncle ? demanda Salomon.
— Mieux que cela, mon fils. Cours appeler Mangeclous et venez tous les quatre ensemble et non les uns après les autres. (Sa voix sonnait brève et nette.)
Salomon courut frapper à la porte de Mangeclous. Mais le faux avocat devait dormir profondément car il ne répondit pas. Salomon poussa la porte. En effet, Mangeclous était abîmé en un sommeil immaculé qui mettait sur ses lèvres un sourire dolent, tout de grâce et d’innocence.
Salomon était embarrassé car il ne voulait pas réveiller trop brusquement son cher ami. Il décida de siffler doucement. Il arrondit donc les lèvres, fit divers efforts mais aucun son ne sortit. (Depuis sa plus tendre enfance, Salomon s’était efforcé d’apprendre à siffler. Il avait même pris des leçons payantes. Mais en vain. Les hommes vraiment bons ne savent pas siffler. Petit mystère.) Il appela très doucement Mangeclous qui ronfla de plus belle. Il le secoua de plus en plus fort.
Enfin Mangeclous ouvrit un œil qu’il referma pour ouvrir l’autre quelques secondes après.
— Où suis-je ? demanda cette vierge avec une voix d’agnelet.