XIII

À une heure du matin, les amis étaient encore sur le pont incertain du bateau. Envoûtés par le bruit monotone de la mer, ils regardaient les étoiles tout en mangeant lentement des feuilletés aux noix.

Un petit café fumant, agrémenté de poires confites, jaunes et rouges, ainsi que de macarons très moelleux, redonna de la vigueur aux Valeureux qui imaginèrent sans tarder de nouvelles splendeurs. Primo, qu’on était des ducs à chaussettes de soie ; secundo, qu’on était des aviateurs mais sur un avion retenu par une corde ; tertio, qu’on allait rendre visite à Hitler et qu’on lui parlait si bien de la Loi qu’il se faisait rabbin !

— Jamais il n’acceptera, dit Mangeclous, je le connais. Une idée serait plutôt que je me grime de manière à lui ressembler et je commande tout et j’ordonne qu’il faut nous aimer, voilà !

— En réalité, dit Michaël, on t’arrêtera et on te dira de reconnaître que tu es un porc juif et comme tu ne le diras pas on t’arrachera les ongles !

— Sois tranquille, je dirai tout ce qu’ils voudront. Et si cela les amuse, ces imbéciles, je leur ferai bonne mesure et je dirai que je suis trois porcs. En serai-je moins israélite ? Au contraire, je le serai davantage, étant bien conservé et pas abîmé ! Je crierai même que je suis un troupeau de porcs avant qu’on me touche !

— Moi, dit Salomon, j’irai tout bien expliquer à monsieur Hitler et lorsqu’il comprendra les souffrances de nos pauvres frères de là-bas il pleurera. Voilà mon plan.

— Messieurs, formons un comité contre l’antisémitisme, proposa Mangeclous.

Il fut approuvé mais les débats s’avérèrent difficiles car il fallut tout d’abord définir les termes. Y avait-il un peuple juif ? Et qu’était un comité ? Et quel sens fallait-il donner à « antisémitisme » ? Michaël dit avec calme qu’il ferait connaître le piquant de son poignard à la panse de qui parlerait encore politique.

— Parlons amour plutôt, proposa-t-il.

— Oncle, demanda Salomon, quelle est la plus jolie, la blonde qui est odeur de lilas ou la brune, fraîche comme la cerise ?

— Je ne sais pas pourquoi, dit gravement Mangeclous, mais les blondes me font toujours penser à une épaule de mouton bien rissolée tandis que les brunes me rappellent plutôt la queue de bœuf bien grasse avec beaucoup de poivre rouge. Aussi il m’est agréable d’entendre parler de brunes aussi bien que de blondes.

— Quelle poésie ! ricana Saltiel. Et comme on voit que tu n’as jamais connu l’amour.

— Je l’ai connu mieux que toi, dit Mangeclous. Elle était très jolie et me disait tout le temps des poésies.

— Je l’avais toujours pensé, s’écria Salomon après un temps de réflexion. Je n’ai jamais été aimé, naturellement, étant trop petit de taille, mais j’étais sûr qu’on se disait des poésies.

— Mais les amantes, expliqua Mangeclous, une fois que l’homme est malade ou affaibli en un certain lieu de son corps, elles ne lui disent plus de poésies parce qu’il les dégoûte et elles l’ont en grande haine.

— Et que font-elles alors ? demanda Salomon un peu angoissé.

— Elles mettent deux doigts dans la bouche, elles sifflent et elles disent au domestique de l’hôtel : « Occupe-toi de la charogne ! » Voilà comment elles font.

— Mais si tu n’es pas malade, rétorqua Salomon, quelles délices alors ! (Il se leva. Les petits poings fermés et les yeux au ciel odorant, il sembla réciter.) Une femme qui te dit des poésies toute la journée, comme c’est beau ! Tu te lèves le matin et tu entends une poésie qui est jus de pêche pour l’estomac de ton âme ! Et alors comment finirent tes amours, cher Mangeclous ?

— Très mal, dit Mangeclous, le jour où je m’aperçus que les femmes…

Déjà horrifié, Salomon se boucha les oreilles.

— Je ne veux pas, ce n’est pas vrai ! cria-t-il.

— Bon, j’expliquerai tout à l’heure. Donc j’avais vingt ans et n’étais pas laid. Elle était blonde et jolie, avec des boucles à l’anglaise, charmante comme la lune à son lever sur la mer. Une véritable pastèque, saine comme l’œil du coq, ferme et flexible comme le macaroni italien et cuit, et plus avantagée, en ses devant et derrière, que l’éléphantesse elle-même ! Et une joue que j’aurais mangée sans faim, juste avec quelques concombres. Bref, une vraie chamelle de beauté avec des mains de nénuphar, un teint blanc et m’empoisonnant d’art et de brûle-parfum quand j’allais la voir et me tuant de sonates. Bref, très jolie. (Salomon déboucha une oreille.) Et distinguée à l’extrême. Ce qui fit, comme vous l’allez voir, son malheur. Elle me lisait des vers rimés, en écrivait elle-même et en avant les lys et les roses trémières et les cygnes et les soleils couchants et levants ! Elle fermait les yeux quand elle écoutait un concert et faisait des gestes d’opéra quand elle me recevait dans sa chambre pleine de ces légumes incomestibles et impudiquement colorés, dénommés fleurs. Et elle ne disait que des mots sublimes. Et elle me parlait tout le temps de peinture, à l’huile, vous savez, des Italiens anciens.

— Raphaël, le prince des peintres italiens, dit Saltiel.

— Cela vaut cher, dit Mattathias.

— Je peux déboucher l’autre oreille ? demanda Salomon. Tu ne diras pas des choses vilaines ?

— Je dirai des choses vraies. Alors, ô mes pigeons, j’arrive un soir à l’improviste et elle ne me voit pas. Je me cache derrière un paravent pour lui faire une surprise ! Elle avait le dos tourné, cette madone. Et alors, ô mes amis, elle vous lâche une suite de vents comme les trompettes du Jugement. Elle se croyait seule, vous comprenez. Une fois déjà, étant ensemble et nous promenant sous la lune et dans les hautes herbes, elle éclata de rire à un badinage spirituel que je fis. Et ce rire, par quelque sympathie mystérieuse ou relâchement, en déclencha un autre plus inférieur. Mais comme il était petit, discret, pointu et honteux, j’eus pitié en mon âme et feignis de ne l’avoir pas entendu. Mais en réalité je remarque tout car je suis un terrible observateur. Je remarquai même qu’elle marcha plus vite pour une certaine raison ! Et je sentis que la pauvre était inquiète et se demandait si je m’étais rendu compte. Et je la serrai contre mon cœur pour lui faire croire que je ne m’étais aperçu de rien. Et puis, bref, il n’y en avait eu qu’un. Mais quels vents variés émit la poétesse en ce soir dont je vous parle et où elle se croyait seule ! Oh mes bien-aimés, il y en avait des ronds et il y en avait des pointus, il y en avait des petits qui couraient les uns derrière les autres, vite vite, et il y en avait des majestueux, ainsi – il fit un geste grave de chef d’orchestre – lentement, ô mes amis, tristement et qui avaient beaucoup d’arôme.

— Honte à toi, homme noir ! dit Saltiel.

— Absolument pas, dit Mangeclous. Quelle honte y a-t-il à nommer ce que l’Éternel n’a pas eu honte de créer ? Je continue donc l’inventaire des vents de la poétesse. Certains étaient charmantement entrelacés, d’autres étaient langoureux, d’autres avaient des ailettes philosophiques, d’autres étaient à roues dentées. D’autres ressemblaient au chant du coucou. D’autres étaient plus complets, orphéoniques en quelque sorte. Bref, messieurs, avec les incongruités de cette Éliane, tel était son nom, on aurait pu gonfler un dirigeable. Et tout cela sortait d’une femme qui m’assassinait de gondoles, de beauté, de roses harmonieusement disposées, de Baudelaire et de symphonies !

— Mais à toi aussi il arrive d’être incongru !

— Moi je ne parle pas de Parthénon et je ne fais pas croire que je suis une chose de beauté. Et d’ailleurs les miens sont brise légère et vagabonde ou barcarolle en comparaison de ceux de la poétesse qui était mon amoureuse. Les siens étaient tonitruants et surtout d’une diversité incroyable, mes amis. Il y en avait des dramatiques, des onctueux, des fielleux, des sinueux, des spirituels, des étonnés, des communistes, des fascistes, des acrobatiques, des veloutés, des chauds, des gras, des honorables, des jurisprudentiels, des calmes, des enflammés, des colériques, des pondérés. Ah, mes amis, quel bombardement ! Sur l’âme de Petit Mort, ce n’était pas une femme, c’était une escadre japonaise !

— Pourquoi japonaise ? demanda Michaël.

— Pour la beauté de la chose. Oh quelle vertu me vint ! Bref, je partis et ne revins plus jamais. Mon amour était mort asphyxié ! Mais tel n’est pas le cas avec ma chère Rébecca. Ne me cachant pas qu’elle vente, elle est le plus grand amour de ma vie ! Tandis que si j’ai quitté l’autre et si je me suis indigné contre sa multiple ventaison c’est parce qu’elle avait le front de faire la poétique ! Et quand il y a un Salomon qui vient me parler de la poésie de l’amour, je me ris en mon intérieur et en mon extérieur, en ma longueur et en ma largeur, en mes divers boyaux et en tous mes ossements ! Et je dis que le sourire de la plus belle actrice du monde n’est rien en comparaison d’un bon cassoulet bien gras. Mais il faut que les haricots aient cuit au moins deux heures. D’ailleurs, toutes les femmes, et même les prix de beauté, regardez bien leur affreux petit orteil, le dernier, il est bossu et l’ongle de ce petit bossu m’a toujours fait mourir de rire. Voilà, messieurs, je vous ai dit, quant à moi, ce que je pense de l’amour, des femmes fatales et des grandes actrices. Retiens mon opinion, ô Salomon. Elle est indécrochetable.

— N’empêche, dit Mattathias, qu’une femme qui a une jolie dot.

Salomon était triste en son âme car il avait perdu ses illusions. Il introduisit un doigt tout entier dans sa bouche pour réfléchir. Puis il l’ôta.

— Mangeclous, dit-il, tu es un diable et un méchant. Quand tu parles on dirait que c’est la vérité et ce n’est-pas la vérité malgré que ce soit vrai. Quel plaisir et que te rapportent toutes ces vilaines choses que tu as dites ?

— La vérité, proféra majestueusement Mangeclous qui croisa ses bras, défiant tous romanciers distingués.

— Eh, dit Saltiel, de jolis yeux de femme, c’est quelque chose. Et si elles ont certaines imperfections de nature il faut les en aimer et respecter davantage en pensant que des êtres aussi charmants…

— Et quand elles chantent en anglais, rêva Michaël.

— C’est quelque chose de menteur, répondit Mangeclous.

— C’est toi qui es un menteur ! éclata Salomon. Et tout cela c’est parce que tu enrages d’être laid. Oui, oncle, vous avez dit la vérité, c’est quelque chose, les yeux d’une dame ! Et je vais aller en regarder une au salon des riches et tant pis pour toi, Mangeclous ! Rage et bisque, moi je vais aller en regarder ! En tout cas, moi, j’ai lu un livre Karénine. Oh comme je l’ai trouvé beau ! Ces deux si nobles, si poétiques qui s’aiment et tant pis pour le mari !

— C’est évidemment contraire à la Loi, dit Saltiel, mais il faut reconnaître que c’est beau, cet ouragan de passion qui s’empare de madame Anna et du prince Wronsky.

— Un amant, c’est plus joli qu’un mari, il n’y a pas à dire, fit Salomon. C’est plus poétique. Et la passion c’est comme une tempête !

Alors Mangeclous éclata d’un rire immense et tomba sur son derrière et se trémoussa pendant une heure de temps au moins. On lui demandait ce qu’il avait mais il ne répondait pas et battait l’air convulsivement des quatre extrémités, comme un cheval épileptique. Enfin il se leva et s’exprima en ces termes :

— Ouragan et tempête dans l’œil de toutes vos sœurs, ô infâmes et Juifs perdus pour le judaïsme ! Où est la poésie d’un amour puisque tu ne peux pas rester à la campagne trois heures de suite avec la plus belle femme du monde sans qu’elle te dise d’un petit air doux : « Allez toujours, je vous rejoins dans un instant. »

— Grossier !

— Dire la vérité c’est cynique et grossier, n’est-ce pas ?

— Je crois en l’âme ! cria Salomon.

— Si on me châtre, dit Mangeclous, et que j’acquière une âme papoteuse, grasse et glapissante quelle sera l’âme qui ira au ciel, la première ou la deuxième ?

— Je n’en sais rien. Vive l’âme !

— Ô savant, explique ce qu’est l’âme ?

— Comme une aile, dit Salomon.

— Eh bien, moi je dis que c’est la peur de mourir. On veut qu’il reste quelque chose ! Va savoir où elle loge ! (Il souffla et fit pfou, pfou.) Voilà ce qu’est l’âme.

— J’ai besoin de Dieu, dit Salomon.

— Ce n’est pas une raison pour qu’il soit, dit Mangeclous. (Lorsqu’il était en joyeuse compagnie, il aimait assez être athée.) Haha, un amant c’est plus poétique, vient de dire l’extrémité du vermicelle des vermisseaux ! Ah, messieurs, que vienne un romancier qui explique enfin aux candidates à l’adultère et aux fugues passionnelles qu’un amant ça se purge ! Ah, qu’il vienne, le romancier qui montrera le prince Wronsky et sa maîtresse adultère Anna Karénine échangeant des serments passionnés et parlant haut pour couvrir leurs borborygmes et espérant chacun que l’autre croira être seul à borborygmer. Qu’il vienne, le romancier qui montrera l’amante changeant de position ou se comprimant subrepticement l’estomac pour supprimer les borborygmes tout en souriant d’un air égaré et ravi ! (Les Valeureux écoutaient, la bouche ouverte et les yeux ronds, cette virulence inattendue.) Qu’il vienne, le romancier qui nous montrera l’amant, prince Wronsky et poète, ayant une colique et tâchant de tenir le coup, pâle et moite, tandis que l’Anna lui dit sa passion éternelle. Et lui, il lève le pied pour se retenir. Et comme elle s’étonne, il lui explique qu’il fait un peu de gymnastique norvégienne ! Et puis il n’en peut plus et il prie sa bien-aimée de le laisser seul pour un instant car il doit créer de la poésie à vers ! Et, resté seul dans le cabinet de travail parfumé, il est traqué ! Il n’ose aller dans le réduit accoutumé, car la mignonne Anna est dans l’antichambre ! Alors, le prince Wronsky s’enferme à clef et prend un chapeau melon et s’accroupit à la manière de Rébecca, ma femme qui, elle, ne prétend pas être une créature d’art et de beauté ! Et soudain, voici qu’arrive le mari de l’adultère, monsieur Karénine, qui a défoncé la porte de la rue ! Et alors la passionnée Anna lui dit qu’elle ne veut plus de lui, que le prince Wronsky et elle sont dans un ouragan et que lui, Karénine, est un mari dégoûtant et peu poétique ! « Le prince Wronsky, crie-t-elle, m’a ouvert les portes du royaume ! Ô chien de mari, ô jaune, ô fils de la pantoufle et du cataplasme, sais-tu ce que fait en ce moment mon trésor, mon aigle de passion ? Il crée des vers ! » Et le prince Wronsky qui a mangé trop de melon et bu trop d’eau glacée est accroupi sur son chapeau melon ou plutôt sur son képi d’aide de camp et il s’y soulage et murmure le nom de sa maman avec infinie faiblesse et délectation ! Accroupi devant le piano, il frappe sur les touches et il joue un noctambule de Chopin pour couvrir d’autres bruits ! Voilà un roman selon mon cœur ! Et le mari, le pauvre mari Karénine, s’en va. Et Anna frappe et demande : « Cher prince Wronsky, avez-vous fini de créer ? » Et le prince répond : « Tout de suite, ma noble colombe, les vers ne sont pas encore finis. » Et cinq minutes après, il lui dit d’entrer dans la chambre dont la fenêtre est grande ouverte. Et il n’y a plus de képi par terre, car il l’a enfermé dans la bibliothèque, ce charmant amant ! Et sur le tapis il a répandu des parfums ! Et il lui dit : « Ah, que c’est bon de créer de l’art ! – Oui, cher prince, répond l’adultère avec respect, ce doit être merveilleux ! – Oui, s’écrie le prince poète, il y a des moments où il faut que ça sorte ! » Et l’idiote baise sa main si respectueusement. Enfin elle a trouvé un non-mari ! Un éternellement poétique ! Voilà, voilà le roman qu’il faut écrire pour les femmes et pour mes maudites filles qui sont tout le temps à regarder les officiers grecs ! Mais à quoi bon ? Elles ne le liraient pas. Elles ont si peu d’imagination que, même si on leur dit que le plus bel amant du monde tire une certaine chaîne dans un certain petit lieu, elles ne le sauront pas. Mais pour ce qui est de leur mari elles le savent, parce qu’elles l’ont entendu tirer, le pauvre ! Mensonge, mensonge, l’amour est fait de mensonge ! Supposez que cette maudite Anna qui a lâché son joli petit enfant pour fuir avec le dévastateur de melons, supposez que, par un hasard extraordinaire, elle ait surpris pour la première fois son prince Wronsky fonctionnant en un certain lieu que mon esprit élégant se refuse à désigner plus clairement ! Eh bien, croyez-vous qu’elle aurait eu le coup de foudre qu’elle a eu en le voyant au bal, si bien habillé et parfumé et ainsi de suite ? Non, messieurs, non ! Qu’est-ce que cela prouve ? Cela prouve qu’il faut feindre, se retenir, n’être pas naturel, jouer la comédie pour que l’amour naisse ! Et si, à sa première rencontre avec ce Wronsky elle l’avait entendu venter et pétarader involontairement – ce qui arrivait à ce Wronsky, je le jure ! – serait-elle tombée amoureuse ? Non ! Mille fois non, messieurs ! Alors, quelle valeur accorder à un sentiment si fragile qu’un léger vent suffit à l’abattre et à le flétrir ? D’ailleurs quelle valeur accorder à un émoi que la plèbe éprouve ? Je déteste leurs Julot à sa Tata pour la vie ! En résumé, messieurs, à bas la passion soi-disant absolue et irrésistible et inéluctable ! Et vive le mariage ! Voilà ma pensée. Le vrai amour ce n’est pas de vivre avec une femme parce qu’on l’aime, mais de l’aimer parce qu’on vit avec elle. Ainsi fais-je avec ma Rébecca chérie qui est le corps de mon âme et l’âme de mon corps et que j’adore, mais je ne le lui dis pas car tout n’est pas bon à dire aux épouses, car ensuite elles prennent des airs. L’amour c’est l’habitude et non jeux de théâtre. Les amours poétiques païennes genre Anna Karénine ce sont des mensonges où il faut parader, ne pas faire certaines choses, se cacher, jouer un rôle, lutter contre l’habitude. Le saint amour, c’est le mariage, c’est de rentrer à la maison et tu la vois. Et si tu as un souci, elle te prend la main et te parle et te donne du courage.

— Et tient tes comptes, dit Mattathias charmé.

— Et vous allez à la mort ensemble, conclut le moraliste. Voilà, messieurs, je vous ai raconté la vraie histoire de ce Wronsky et de cette éhontée d’Anna, telle qu’elle m’a été racontée par un mien ami.

— Menteur !

— C’est vrai, reconnut Mangeclous en faisant craquer ses immenses mains. Si je ne mentais pas, que me resterait-il ? Mais les romanciers mentent plus profond que moi. Ils font tous de mauvais livres qui font croire aux jeunes filles que l’amour est une volière du paradis et aux femmes que le mariage est un égout ! Menteurs, vrais menteurs et empoisonneurs, tous ces écrivains distingués qui montrent leurs poétiques héroïnes buvant et mangeant de manière enchanteresse et croquant d’un air mutin quelques grains de raisin. Eh bien, messieurs, permettez-moi de m’étonner que jamais ils ne nous parlent des suites de ces croquements mutins. Oui, messieurs, depuis Homère jusqu’à Tolstoï, les jeunes héros et héroïnes souffrent, surtout s’ils sont beaux, d’une épouvantable rétention. Ils n’en peuvent plus. Il y a plus de trente ans, par exemple, qu’une certaine demoiselle Natacha Rostova boit et l’auteur ne lui accorde pas la permission de se retirer un instant ! Tous les amants, toutes les amantes de Shakespeare, de Racine, de Dante n’en peuvent plus de la continence qui leur a été imposée par leurs auteurs. Ils se tordent de douleur, entrecroisant leurs jambes depuis des siècles pour rester convenables ! Mais aujourd’hui, c’est la libération et la révolte ! Moi, Mangeclous, je vous donne licence et permission, ô charmantes héroïnes et nobles héros de passion ! Avouez que vous n’en pouvez plus ! Vous tous, martyrisés du roman, finissez-en avec cette sécheresse et jaillissez enfin loin et fort, en un jet unanime et joyeux et véridique, franchement et fraternellement ! Messieurs, j’ai fini ma péroraison !

Il s’épongea le front. Ses lèvres tremblaient d’orgueil et d’émoi.

— Tu ne m’as pas convaincu, dit Salomon. Vivent les femmes, sœurs des fleurs ! Vive madame Anna et son cher monsieur le prince qui était plus joli que toi ! Et j’adore la beauté, la poésie, tout ce qui vous fait du bien, tout ce qui est grand, pur et beau ! Et va-t’en au diable !

Il fit les cornes au phtisique qui haussa les épaules, génie méconnu.

— En somme, dit Saltiel à Mangeclous, tu es un poète et un idéaliste.

Mangeclous, assez flatté, fit une grimace d’hésitation car il était partagé entre le désir d’être un homme distingué et profond et la volonté d’être un terrible.

— Peut-être, concéda-t-il, mais n’empêche que j’ai des oreilles pour entendre et un nez pour sentir.

— Tu es à plaindre.

— Absolument pas. En somme, oui, je suis à plaindre, mais cela m’est égal et j’aimerais bien manger quelque chose de bon. Et de plus je suis antisémite. Je ne supporte pas cette rage qu’ils ont d’avoir raison, de faire la leçon aux autres.

— C’est ce que tu fais tout le temps.

— Et qui te dit que je ne me dégoûte pas ? répliqua Mangeclous. N’empêche que les Juifs. (Il eut un bon sourire, étrange sur ses lèvres sardoniques.) Bref, il me tarde de voir un cuirassé juif avant de mourir et qui te bombarde l’Allemagne entière !

— Il faut avouer, dit Saltiel, que quand je pense à eux je deviens sanguinaire.

— Et moi, je serai amiral avec le bouclier de David brodé sur la casquette ! dit Mangeclous.

— Il est terrible et courageux, souffla Salomon.

— C’est de naissance, sourit gentiment Mangeclous qui avait l’oreille fine lorsqu’il s’agissait d’éloges.

— Mais tu ne commanderas qu’un cuirassé ? demanda Salomon.

— Ah mais c’est que ce cuirassé juif est grand comme vingt cuirassés allemands !

— Ah bon, dit Salomon.

Saltiel ne résista pas à l’envoûtement.

— Mais est-ce qu’il pourra voguer sur les mers s’il est si grand ? demanda-t-il.

— Je ne crois pas, dit Mangeclous.

— Mais alors ? demanda Salomon qu’inquiétait ce cuirassé unique et inutilisable.

— Alors je le ferai transporter par des aéroplanes. Et ce jour-là, ajouta Mangeclous avec une voix qui l’effraya lui-même, malheur à l’Allemagne !

— Moi, dit Salomon, si j’étais le chef du cuirassé que tu dis, je ne tuerais pas les Allemands, oh non ! Je les priverais de bonnes choses pendant cinq ans ! (Il croisa ses bras comme Mangeclous.)

— Tu es un vrai terrible, dit Michaël impassible.

— Que veux-tu, ami, ils me rendent sanguinaire. (Il rougit, se rappelant que l’oncle avait employé ce mot.) Enfin, méchant. (Il s’éventa, confus.)

— J’ai peur, dit Saltiel, que l’Italie ne mette le feu à l’Europe avec toute cette flotte qu’elle construit.

Mangeclous stria l’air d’un rire de mépris.

— Et l’Angleterre qu’en fais-tu ? Ne sais-tu pas que si l’Italie fait la méchante l’Angleterre lui dit : « Psst, viens un peu ici, ma petite. Sache que pour un cuirassé que tu construiras, moi j’en ferai vingt de cent canons chaque ! Car moi je suis riche, héhé ! crie ma chère Angleterre avec un rire démoniaque tout à fait comme le mien. Et mes amies la France et l’Amérique aussi, héhé, entends-tu, espèce de petite pantoufle de maïs ? Et toi aussi, Allemagne, prends garde ! Mon amie l’Amérique a des milliards, des pétroles, de tout ! » Voilà ce que dit l’Angleterre à l’Italie !

— Certains peuples me font penser à des enfants, soupira Saltiel. Ils se chipent des choses, territoires ou gâteaux, c’est la même chose, puis ils se fâchent avec celui-ci, contractent amitié avec cet autre avec lequel ils se fâchent le lendemain. Des fourmis avec une âme de girouette et une cervelle d’étourneau.

— Mais pour l’antisémitisme, ils ne changent pas d’avis, dit Michaël.

— Mais pourquoi sont-ils antisémites, oncle ? Expliquez-le-moi, demanda Salomon.

— Ils font des guerres. Quand ils en ont fini une, ils en préparent une autre. Et ils font des dettes pour ça. Et ils sont furieux de n’avoir plus d’argent. Et alors ils nous donnent des coups de bâton pour se consoler et ils disent que c’est notre faute si tout va mal. Au lieu de passer gentiment leur petit temps de vie, ils font des méchancetés et puis ils meurent.

— Moi, quand je pense à la mort, dit Salomon, je cache ma tête sous la couverture.

Saltiel se fâcha tout à coup contre le ministre français des Affaires étrangères qui était allé, prétendait-on, pêcher à la ligne le jour où l’Allemagne avait remilitarisé la Rhénanie.

— Et qu’aurait-il dû faire, ô sage ? demanda sarcastiquement Mangeclous.

— Envoyer un espion ! Enfin agir, aller lui-même voir un peu les choses à Berlin en se mettant une fausse barbe, semer la discorde, que sais-je ?

— Oncle, ce n’est pas vous qui iriez pêcher à la ligne si vous étiez ministre, dit Salomon, les yeux brillants d’admiration.

— Que veux-tu, fils, on ne me trouve pas assez capable, dit amèrement Saltiel. Prends une pistache, tiens.

— Merci, oncle.

— Ah être ministre, soupira Saltiel. Signer de grands documents ! Avoir l’air pressé ! Et comme je surveillerais la valise diplomatique ! Et d’un seul mot, Mangeclous, je pourrais te faire vicomte.

— J’aimerais mieux baron. C’est moins frivole. D’ailleurs qu’importe ? Au fond, je suis assez communiste.

— Moi aussi, dit Saltiel, à condition qu’on ne fasse de mal à personne. Car si le communisme doit enlever une plume à un oiseau ou faire pleurer un enfant je n’en veux pas !

— Je ne suis pas instruit, dit Salomon, j’ai quitté l’école à treize ans pour vendre ou cirer, mais mon idée politique c’est que tout le monde soit content et qu’on invente quelque chose pour ne plus manger de viande.

— Et les tigres ? demanda Mangeclous.

— Peut-être qu’on pourrait donner aux légumes cuits la forme d’une chèvre, dit Salomon, et puis petit à petit on enlève la forme de la chèvre et le tigre ne s’en aperçoit pas et on lui dit : « Tu vois, tu as mangé des choux-fleurs. Ô tigre, ne trouves-tu pas que c’est meilleur ? »

Saltiel et Mattathias s’en furent se coucher. Les autres restèrent sur le pont et jouèrent à un jeu magnifique. On supposa que Salomon était un nazi et on le traduisit devant une cour martiale. Mangeclous fit le procureur général, stigmatisa le pauvre petit hitlérien, prétendit que la bonne face imberbe avait des expressions criminelles. En fin de compte, Salomon fut copieusement rossé. Et de plus, le pauvre petit en larmes dut faire le salut militaire et remercier ses bourreaux.

Puis, bras dessus bras dessous, on fit une petite promenade. Devant l’escalier des troisièmes, Salomon s’arrêta et frissonna. Il pensait qu’en ce moment précis des hommes étaient en agonie. Oh ! Et puis il y avait tant de petits enfants et tant de vieillards qui souffraient ! Il confia son angoisse à ses amis. Comment était-ce possible ?

— Les hommes naissent mauvais, dit Mangeclous. Et la société les rend pires.

— Oui, mais pourquoi Dieu n’intervient-Il pas un peu ? demanda Michaël.

— Il est paresseux, dit Mangeclous.

— Il faut prier, dit Salomon.

Mangeclous ricana.

— Alors il faut que nous Le tenions au courant ? Ne sait-Il pas tout ? Ou bien est-Il comme un vieux domestique qu’il faut appeler en tirant la sonnette de la prière ? Il ne me plaît pas. Je ne Lui pardonnerai jamais de ne pas exister.

— Je te jure qu’il existe ! cria Salomon. Je te le jure devant Dieu ! Ô Mangeclous, crois en Dieu, s’il te plaît ! Le monde entier sait qu’il existe !

— C’est nous qui le leur avons dit et ils nous ont crus sur parole ! ricana Mangeclous. Non, mon cher, crois-moi, tu ne t’en sortiras jamais : ou Dieu existe et Il n’est pas bon car il y a trop d’injustice ; ou Il est bon mais en ce cas Il n’existe pas.

— Tu n’iras pas au Paradis, Mangeclous !

— Tant mieux. Je n’ai nulle envie d’en rencontrer les habitants qui sont de voletantes vieilles dames laides, riches, bigotes, jugeuses, méchantes et bienfaisantes. J’aime mieux l’enfer plein d’égarés, de roulés d’avance, de malchanceux, de sincères devenus athées pour avoir trop cru et trop attendu de Sa bonté.

— Mais comment être bon sans Dieu ?

— On n’est vraiment bon que sans Dieu, affirma Mangeclous. Oh, quand j’apprends la vie pure et bonne d’un grand savant athée, tous les poils de mon corps se soulèvent d’enthousiasme religieux. Assez. Qu’as-tu comme fruits, Salomon ?

— Des pommes.

— Je ne les aime pas. C’est un fruit antipathique. Imbécile d’Adam, vraiment. Bonne nuit.

Mais il n’arriva pas à s’endormir. Au bout d’une heure, il alla tirer Salomon de son lit. Dans le salon désert des premières, le grand Valeureux et son petit acolyte, tous deux en chemise de nuit, dansèrent avec grâce. Les étoiles brillaient dans la mer soyeuse et la vie était ravissante avec ou sans Dieu. Puis Mangeclous se mit à quatre pattes et fit de petits sauts pour mieux éprouver le moelleux du grand tapis des riches et se sentir illustre financier.

Et pourtant une heure plus tard, de retour dans sa cabine, Mangeclous voulut se tuer. Cet étrange bonhomme était tout à fait sérieux et ne se jouait pas une comédie. Il avait souvent de fulgurantes mélancolies. À quoi bon vivre puisqu’on devait mourir et que la terre était peuplée de méchants ? Debout, tout long et nu mais coiffé de son haut-de-forme, il transpirait d’idées noires. Impudique comme un battant de cloche, il allait et venait, répétant que Mangeclous était un raté, fort laid et fort inutile. Et surtout pas de Dieu, pas de but dans l’univers. Insupportable. Il plaça le canon d’un petit revolver de dame contre son cœur. Les yeux fermés, il attendit le blanc mental, la seconde d’inconscience qui lui permettrait de presser sur la gâchette sans trop souffrir. Seigneur Dieu, il était vivant et dans quelques secondes il ne bougerait plus jamais !

Mais le blanc mental ne vint pas et Mangeclous se coucha, coiffé de son casque à relief médian. Il mangea quelques biscuits à l’anis et tâcha de s’endormir en se récitant la manière de préparer les nouilles aux raisins de Corinthe, les boulettes de fromage à l’oignon, la morue aux poireaux, les pois chiches aux épinards.

— Pinhas Solal, quel nom stupide. Quand je mourrai, il ne restera plus rien de moi. Mes enfants sont écœurants. Ma femme est vulgaire. Et moi je suis un imbécile avec mon cuirassé volant. Des macaronis aux tripes avec beaucoup de tomates et de poivre rouge. Oui, c’est bon. Écrire une lettre émouvante à Hitler ?