XXX

Sur le seuil de la porte, un sous-secrétaire général en robe de chambre noire et gants noirs, privé de face humaine. Sur ses épaules reposait une boule blanche faite de bandes à pansements qui cachaient son visage et ses cheveux. Il portait des lunettes noires et une barbe rousse coulait hors des bandes de gaze. C’était un sous-secrétaire général vraiment très laid et très terrible.

Les Valeureux s’inclinèrent devant cette divinité qui se mit à parler d’une voix étouffée, avec divers défauts de prononciation.

— Ve regrette de vous refevoir la tête ainfi couverte de panfements mais v’ai été victime d’un acfident d’automobile il y a quelques vours.

— Un accident mortel ? demanda Saltiel pour dire quelque chose d’aimable.

— Non, merfi, répondit la machine humaine à Saltiel qui s’inclina, très rouge. Que dévirez-vous ? Dépêfez-vous, v’ai un rendez-vous à fix heures.

Aucun des ministres n’eut le cœur de répondre. Le visage plissé d’amabilité, Saltiel faisait le geste de se savonner les mains, ce qui était signe de grand embarras. Le silence s’épaississant, Salomon se décida à dire au terrible monsieur que, pour sa part, il ne voulait rien.

— Je ne veux rien non plus, Altesse, dit Mangeclous.

C’est monsieur Saltiel qui veut quelque chose. Je ne sais même pas pourquoi il nous a amenés ici, ajouta le traître. Moi, je ne désire savoir qu’une chose, et c’est l’heure du train. Mais ne vous donnez pas la peine, un esclave du palais me l’indiquera et je vais partir sur-le-champ. Au revoir, Altesse.

Le monstre à tête de gaze fit un signe de dénégation et indiqua un siège à Mangeclous qui obtempéra.

— Je désire me recueillir un instant, Excellence, dit Saltiel. Et il se dirigea, pâle et mort mais noble, vers le petit salon. Après avoir refermé la porte derrière lui, il s’adressa à Dieu. Oui, il était seul, mais il ne se laisserait pas abattre. Il demanda à l’Éternel de lui donner la force et le charme. Moïse et Disraeli le regardaient. Oui, il avait bien fait de demander cette minute de solitude. Cela lui permettrait une entrée plus réussie.

Après avoir enfilé ses gants blancs, il ouvrit la porte et, mains contre le dos, tête penchée, houppe charmeresse et œil perspicace, il fonça, à petits pas distingués et rapides de toréador, vers le sous-secrétaire général auquel il tendit confraternellement la main.

— Charmé. La Société des Nations est une noble institution.

Sans peur et admiré des Valeureux, il convia le sous-secrétaire général à prendre place, lui remit le télégramme de Jérusalem avec une noble gravité. Le monstre lut tandis que Saltiel, le poing à la taille, le regardait fixement. Chose curieuse, lorsqu’il eut posé le télégramme sur la table, ce fut Mangeclous qu’il considéra et non Saltiel.

— Préventez-moi fes meffieurs, demanda-t-il à Saltiel qui s’exécuta de bonne grâce.

Lorsque le tour de Salomon arriva et que le haut fonctionnaire à robe noire lui eût demandé quelle attitude il comptait prendre à l’égard des Arabes, le petit ministre de la Guerre répondit en rougissant que ce serait une « attitude plutôt terrible, Excellent ». Saltiel sentit que le moment de vaincre était arrivé.

— Excellence, dit-il, à l’époque où Genève n’était qu’un marais putride…

Mangeclous, fier cheval de bataille, dressa l’oreille et hennit en lui-même en entendant ce dernier mot qui lui plut terriblement, douloureusement, et provoqua en son âme un eczéma d’éloquence. Oh, pourquoi n’était-ce pas lui qui parlait, pas lui surtout qui disait « putride » ?

— À l’époque où Genève n’était qu’un marais putride, reprit Saltiel, au bord duquel s’élevaient quelques huttes autour desquelles des hommes hélas nus attrapaient du gibier avec leurs dents, une ville superbe s’étendait en Orient, majestueuse et couronnée, et peuplée d’une multitude d’enfants de Dieu qui agitaient des palmes et lisaient les Commandements que Dieu a envoyés à l’homme pour qu’il devienne homme.

Mangeclous jaunissait considérablement et sa langue se mouvementait fort. De jalousie, il sentit sa poche à fiel lui éclater dans le foie. Quand donc ce maudit Saltiel aurait-il fini ? Il considérait chaque phrase de son ami comme un vol et une usurpation.

— Cette ville, continua Saltiel, avait nom Jérusalem, capitale du royaume d’Israël ! (Si douloureuse était sa jalousie que Mangeclous toussa longuement pour troubler l’orateur.) Bref, Excellence, cette nation est à la veille d’être reconstituée. Elle m’a fait l’honneur de me nommer son cicérone et cet honneur je le reporte tout entier sur moi-même !

À ce moment-là, le monstre à la tête enveloppée de pansements eut un geste qui encouragea terriblement les Valeureux, un geste incroyable. Il saisit la main de l’oncle Saltiel et l’approcha de ses lèvres. Les Valeureux sentirent qu’un vent de victoire gonflait leurs voiles. Le sous-chef du monde reconnaissait le génie de Saltiel ! Mangeclous ne put se maîtriser davantage et sentit qu’il allait mourir de mutisme. Il se leva et poussa de côté l’orateur.

— Et maintenant, Altesse, dit-il, c’est à mon tour de me dulcifier la langue par les phrases de bon goût et de bel ornement. Je commencerai en vous disant – car je suis homme de bonne éducation, moi – que nous compatissons aimablement à votre accident d’automobile terrible, mais, grâce à Dieu, non mortel. (Coup d’œil à Saltiel et petite toux ironique.) Après donc vous avoir présenté nos bienséants vœux de guérison et de bonne santé ainsi que nos souhaits mondains de non-rupture de crâne, ce que mon contradicteur a oublié de faire, ayant préféré parler de marais putrides.

Mangeclous fit une telle grimace de dégoût que Saltiel se leva pour protester, mais le sous-secrétaire général lui fit signe de ne pas interrompre.

— Merci, Altesse, d’être mon allié et sauvegardien sublime mais je ne sais plus où j’en suis, la haine interruptrice de certains éléments factieux m’ayant coupé le fil lingual de la suite des idées dans mon cerveau peu putride.

— Les vœux.

— Merci, chère Altesse, dit Mangeclous en tendant la main au monstre qui sembla ne pas s’en apercevoir, ce qui mit quelque baume en l’âme ulcérée de Saltiel. Oui, après vous avoir poliment soumis nos souhaits protocolaires de rétablissement rapide comme l’éclair et après vous avoir réitéré nos affectueuses recommandations de faire rouler votre superbe automobile d’une manière prudente et plutôt languissante, car lorsque nous avons perdu la vie il ne nous reste plus rien et nous aimons trop Votre Altesse pour ne pas trembler à l’idée de devoir présenter nos condoléances à votre cadavre, j’en viens à mon exposé juridique. En fait, messieurs, de quoi s’agit-il ? Il s’agit de ceci que le gouvernement anglais, voyez-vous, ne nous donne pas assez de terrain en Palestine. Aussi les enfants juifs dépérissent, les vaches juives défaillent et meurent dans d’atroces convulsions, faute de quelques fruits à se mettre sous les canines ! Les panthères de Palestine elles-mêmes se nourrissent de framboises sauvages et languissent de nuit en nuit ! J’en recule d’horreur apitoyée ! (Après avoir reculé, la main au front, il se rapprocha du sous-secrétaire général avec un sourire insinuant.) Donc, Altesse, un plus grand territoire s’il vous plaît, et si vous voulez me signer ce petit papier, je le ferai enregistrer moi-même, ne vous donnez pas la peine.

— Combien de kilomètres carrés vous offre l’Angleterre ? demanda l’homme à la tête de gaze.

Mangeclous se tourna du côté de Saltiel qui se tourna vers Mattathias qui dit qu’il n’en savait rien.

— De toute façon, Altesse, dit Mangeclous, carrés ou ronds, les kilomètres offerts par l’Anglais sont nettement insuffisants. Alors, j’ai apporté du papier timbré et vous n’avez qu’à mettre quelques mots. Par exemple : « Je vous accorde deux fois plus que l’Angleterre. »

Le sous-secrétaire général objecta que si l’Angleterre donnait aux Juifs les trois quarts de la Palestine il serait difficile à la Société des Nations de leur donner le double.

— Ne vous préoccupez pas, Altesse. Laissez-nous faire. En ce cas, nous prendrons un peu d’Égypte. Ne vous faites pas de souci.

— Il faut tout de même penfer auv Arabes.

Mangeclous eut un bon sourire, s’approcha du monstre, lui prit la main.

— Ce sont tous des fainéants, Altesse. Nous leur donnerons un bon pourboire et quelques insecticides et ils resteront tranquilles.

— Non, ve ne puis vous donner autant.

— Faites une offre, dit Mattathias.

— Dif pour fent de plus que l’Angleterre.

Mangeclous leva les bras au ciel.

— Altesse, vous voulez rire ! s’écria-t-il.

Saltiel contemplait tristement son déclin. La vie était injuste. Autrefois il ne se serait pas laissé faire. Mais maintenant il avait moins de vitalité, il était vieux et on le mettait de côté. Non, ce n’était pas seulement l’âge. C’était surtout parce qu’il avait perdu Sol. Soudain, il se rappela le geste étrange du sous-secrétaire général et reprit espoir.

— Excellence, commença-t-il en souriant.

— Un instant, monsieur, dit Mangeclous, je n’ai pas fini de parler et ne me dérangez pas dans mes conversations amicales que je déroule dans la sympathie. (Il réfléchit un instant.) Excusez, Altesse, j’ai une confidence d’État à faire dans un petit coin. Nécessité ne connaît pas de loi.

Il emmena Saltiel au fond du grand cabinet, lui parla à voix basse. « Ne m’en veuille pas, lui dit-il, des quelques fléchettes que j’ai lancées dans le feu du combat. Je suis toujours ton ami et non complètement dénué de vie morale. Sois tranquille, je ne t’ôterai pas la présidence. Mais laisse-moi faire. J’ai compris où il veut en venir. » Il serra la main de Saltiel et revint au monstre.

— Altesse, dit-il d’un air riant, voyons les choses de plus haut. J’ai parlé de pourboire aux Arabes tout à l’heure. Nous disposons en effet de capitaux immenses, Altesse. (Avec une douceur insinuante :) Vous avez peut-être une famille, quelques enfants malades, des dépenses de médecin, quelques petits vivants à nourrir, quelques petits morts à enterrer. Eh bien, nous autres financiers, Altesse, nous comprenons les choses.

— Je t’ordonne de te taire ! intima Saltiel. Excellence, n’écoutez pas cet impur !

— Fe qu’il dit m’intéreffe.

Saltiel s’arrêta, horrifié. Par un gracieux mouvement hélicoïdal, Mangeclous releva ses pantalons et continua gaillardement, avec le ton familier du corrupteur.

— Je disais donc, chère Altesse, que nous devrions avoir un petit entretien privé où je viendrais accompagné d’une, hum, petite valise, ajouta-t-il, guilleret et satanique. (Avec une fausse innocence :) À propos de valise, Altesse, avez-vous remarqué combien de billets de banque peuvent entrer dans une toute petite valise ? Des milliers et des milliers, Altesse ! (Comédien :) Mais je m’égare, il ne s’agit pas de cela. Donc, Altesse, je viendrai vous rendre visite prochainement en vos appartements intimes avec ma petite valise.

Et les Valeureux, horrifiés d’une telle corruption de mœurs, virent le sous-secrétaire général tapoter la joue de Mangeclous. Quel cynisme ! Alors Mangeclous se frotta les mains.

— Je vous quitte, mon cher, dit-il au monstre. Je vais télégraphier à mon ami Weizmann pour, hum, lui demander un petit conseil au sujet de la grandeur de la valise.

Et soudain il se passa une chose étonnante. Le sous-secrétaire général prit le télégramme, en compta les mots. Il se leva et se dirigea vers Mangeclous.

— Vous êtes une crapule, dit-il.

La stupéfaction disloqua un instant la langue de Mangeclous.

— Je ne vous crois pas, Altesse, répondit-il enfin aussi dignement qu’il put.

— Vous avez envoyé ce télégramme, n’est-ce pas ?

Mangeclous recula, la main au cœur.

— Altesse, quelle supposition ! Moi, moi ? Toute une vie d’honneur, Altesse ! À une telle idée mes veines les plus intimes et les plus petites s’embrouillent les unes dans les autres et les ongles de mes pieds se retournent ! Altesse, une telle offense ne peut être lavée que dans le sang et ce sera le mien, car je tiens trop au vôtre ! Aussi, je m’en vais !

Mais le monstre le retint, ordonna à ces messieurs de se rendre au salon et de le laisser seul avec le suspect.