Le Lusitania avec à son bord quelque trois cents esclaves cinglait vers Pernambouc. Sa route n’était pas régulière. Mais misère des temps ! N’ayant pu faire le plein à São João de Ajuda1, il avait dû remonter jusqu’à Gorée, ce qui augmentait encore les coûts. Avec tous ces trafiquants anglais, danois, français et hollandais croisant autour des côtes d’Afrique, faisant leur cour aux rois africains à coups de barriques d’eau-de-vie, de poudre de guerre et de fusils, la concurrence devenait terrible. Anglais et Danois proposaient des prix tels qu’un commerçant sans grands moyens ne pouvait rivaliser avec eux. Au prix où désormais était le nègre, on ne pourrait bientôt plus en acheter et le Lusitania, qui aurait pu contenir six cents hommes et femmes, avait sa cale à moitié vide…
Somme toute, le capitaine Fereira n’était pas mécontent de son chargement. Pas un esclave âgé de plus de vingt ans et même plusieurs enfants. Bientôt ce serait l’heure de faire monter tout ce monde sur le pont pour le lavage général à l’eau de mer. À la différence de ces salauds de Français et d’Anglais, Ferreira comme les autres Portugais n’enchaînait pas ses esclaves et veillait à la propreté des nattes sur lesquels ils dormaient. Car à quoi servait de voir mourir pendant la traversée des hommes et des femmes qu’on avait payés si cher ?
Depuis vingt ans que Ferreira bourlinguait sur les mers, il connaissait tous les forts depuis Arguim : Saint-Louis, James Island, Cacheu, Assinie, Dixcove, Elmina, Anomabu… Après tant d’années, il avait fini par s’endurcir à son triste métier. Il avait même fini par ne plus entendre ce terrible gémissement fait de douleur et de révolte que les esclaves poussaient quand le navire s’éloignait pour toujours des côtes de l’Afrique. Ferreira bourra sa pipe et regarda autour de lui. On apercevait encore l’arête tranchante de la jungle d’un vert si foncé qu’elle en semblait noire. Le soleil venait de se lever et pourtant, il était déjà terrible comme l’œil d’un cyclope enragé d’alcool et de luxure. Fereira ouvrit son livre de prières, car il était dévot. Quand il était à terre, ce qui était rare, il communiait tous les dimanches et il n’embarquait jamais d’esclaves sans faire monter à bord un missionnaire qui les baptisait.
Comme il terminait ses prières, il vit sortir un couple de l’écoutille avant. Il reconnut l’homme tout de suite : c’était l’énergumène qui était monté subrepticement à bord. À vrai dire, le qualificatif d’énergumène ne lui convenait pas. Il s’agissait d’un jeune homme de seize ou dix-sept ans environ, admirablement découplé avec un beau visage sensible. On disait que c’était un Bambara. Or Fereira n’était familier que des Congolais, des Gabindas, des Angolais dont il s’approvisionnait au fort de São Tomé2 et depuis peu, des Minas, des Ardras qu’il embarquait à Sã João de Ajuda. Comment l’homme était-il monté à bord ? La porte basse dite « porte de la mort » qui menait de l’esclaverie centrale de Gorée aux négriers était gardée nuit et jour par des soldats et des marins en armes. N’y accédaient que des esclaves étampés au fer pour marquer leur appartenance et soigneusement entravés. L’homme avait donc bénéficié de complicités. Cependant le véritable problème n’était pas là. Comment un homme pouvait-il s’offrir à devenir un objet de traite ? S’offrir à affronter l’horrible traversée ? Était-il fou ?
Quand les marins l’avaient découvert et traduit devant leur capitaine, la première idée avait été de le jeter par-dessus bord. C’était sûrement une forte tête, venue fomenter une de ces mutineries d’esclaves dont tout navigant avait la terreur. Mais l’homme, avec une extraordinaire dignité, leur avait montré une croix. Était-il donc baptisé ? Alors, on ne pouvait mettre à mort un enfant de Dieu, et, pris au piège, Fereira avait bien dû supporter sa présence. Il avait d’abord tenté de l’empêcher de s’approcher de la partie des ponts inférieurs que l’on réservait aux femmes, car il ne voulait pas de promiscuité à bord. Cela avait été impossible ! Avec la même autorité tranquille, l’homme venait protéger une jeune Nago3 que Fereira avait eu la chance de se procurer à l’entrepôt de Gorée. Fereira en ricanait. Une fois qu’ils seraient rendus à Pernambouc, ils connaîtraient leur malheur ! Les planteurs n’avaient pas de ces délicatesses. L’un d’entre eux achèterait l’homme et l’expédierait dans l’enfer des plantations de canne ou de café. Quant à la fille, étant donné son joli minois et son jeune âge, elle ne tarderait pas à devenir « maîtresse de maison » et à mettre au monde des bâtards métis. Fereira lui-même en avait deux ou trois d’une négresse mina.
Cependant le couple regardait la mer. Tant que la mer existe, l’homme ne peut être entièrement malheureux. Abandonné. Mer, immense bleu appliqué sur le corps de la terre ! Tes eaux sont amères. Pourtant doux sont les fruits de ton ventre. Tu es si puissante que l’homme avide d’or, de cauris, de café, de coton ou d’ivoire n’est pas parvenu à te dompter. Il te parcourt au galop de ses chevaux de fer. Mais quand tu t’irrites, roulant tes ondes, alors il redevient un enfant apeuré.