À partir de Ouidah, la terre remplace le sable. La végétation est plus abondante, les arbres plus fournis, et puis, on entre dans une épaisse forêt pour ne la quitter qu’à Ekpè. Après Ekpè, la Lama est un terrain formé d’une sorte de terre glaiseuse où le niveau d’eau n’atteint jamais qu’une faible hauteur. C’est une dépression boueuse, faite d’argile et de marne. Puis sortant de la Lama, la route remonte en pente raide, devient plus douce et arrive enfin sur un plateau tourné au sud en forme d’arcs de cercle. La grande végétation disparaît peu à peu et ce plateau n’est plus couvert que de hautes herbes et garni de bouquets d’arbres, palmiers rôniers, fromagers…
Pour Malobali, tout avait mal commencé.
D’abord, il avait cédé devant les pleurs de Modupé et mis sa famille dans le secret. Ainsi, il suffisait d’une indiscrétion toujours possible pour que Romana apprenne la vérité sur ce voyage à Abomey. Ensuite quand il avait approché le yovogan Dagba, celui-ci lui avait fait observer en riant qu’il ne s’occupait que des rapports des Blancs avec le souverain. Malobali était un Noir, marié de surcroît avec une femme du pays, c’est-à-dire parfaitement libre de ses mouvements à condition de s’acquitter des taxes dues aux différents dénou1. Il lui avait donné le droit d’aller à cheval sous un parasol, entouré de serviteurs armés comme les chefs dahoméens, honneur que Malobali n’avait pu décliner, mais qui le signalait à l’attention de tous. Alors qu’il avait envisagé de se perdre dans la foule des commerçants et de franchir le fleuve Zou jusqu’à Adofoodia d’où, lui avait-on dit, il était très facile de se rendre à Tombouctou. Là, il attendrait que Modupé, guidée par Birame, vienne le rejoindre. Tout cela était périlleux, peu sûr, soumis à nombre d’impondérables.
En entrant à Abomey, Malobali fut surpris par l’étendue de la ville et surtout du palais royal, le palais Singboji. Celui-ci s’étendait sur une surface égale à celle de Ouidah tout entière. Entouré d’énormes fortifications dont la protection était renforcée par un large fossé, il abritait environ dix mille personnes. Le roi, ses femmes, ses enfants, ses ministres, ses amazones2, ses guerriers et toute une foule de prêtres, de chanteurs, d’artisans, de serviteurs préposés aux fonctions les plus diverses. Si les bâtiments qu’occupaient Guézo étaient rectangulaires, les tombeaux des rois défunts, sis à l’intérieur de cette même enceinte, étaient circulaires et abrités de toits de paille si bas qu’on ne pouvait y pénétrer qu’en rampant, à la fois par égard pour les augustes mânes et parce que toute autre position était impossible. Ces tombeaux se dressaient à l’est d’une allée centrale appelée Aydo Wedo, arc-en-ciel, tandis que les demeures des « mères des rois », encore appelées « mères de panthères » et dont l’importance était considérable à la cour, étaient situées à l’ouest. Il s’élevait un incessant bruit de musique, causé par divers instruments, olifants en défenses d’éléphants, tam-tams, cloches et la voix de centaines de jeunes filles surnommées les « oiseaux du roi », dont les pépiements accompagnaient tous ses déplacements.
Malobali devait passer une ou deux nuits au quartier Okéadan, dans une famille apparentée à celle de Modupé. Là, il comptait se débarrasser de son escorte, la payer grassement et la renvoyer à Ouidah. Le temps qu’elle y parvienne et que l’on commence à s’étonner de son absence, il serait, du moins il l’espérait, bien près de Tombouctou. Or il se trouvait qu’un certain Guédou, membre de la police secrète du roi Guézo, la fameuse lêguêdê, fréquentait cette maison nago où il espérait prendre épouse. Guédou fut intrigué par cet étranger, la manière dont il se séparait furtivement de son escorte et l’empressement qu’il mettait à se retirer dans la pièce qu’on lui avait offerte sans même songer à faire connaissance avec la famille. Son instinct lui souffla que cet individu-là avait quelque chose à cacher. Il attira un des enfants du maître de maison à l’ombre d’une muraille :
— Sais-tu qui est cet homme ?
L’enfant eut une moue :
— Je crois que c’est un Ashanti ou un Mahi. En tout cas, ce n’est pas un Nago.
Guédou fronça les sourcils. Un Ashanti ? Un Mahi ? Alors, de toute façon, c’était un ennemi !
En effet, les relations entre l’Asantéhéné de Kumasi et le roi du Dahomey n’avaient jamais été bonnes, au point qu’un ou deux ans auparavant Guézo avait fait savoir au gouverneur MacCarthy installé dans le fort de Cape Coast qu’il serait heureux de voir les Anglais mettre la main sur le pays ashanti. Quant aux Mahis, c’étaient les ennemis héréditaires que tous les stratèges de Guézo le pressaient de détruire. On savait qu’une fois de plus, le roi s’apprêtait à partir en campagne contre Hounjroto, la capitale de ses voisins, car il avait besoin de captifs pour la Traite et de victimes expiatoires pour la grande fête de l’Atto3. Saison féconde pour les espions en quête de renseignements sur les expéditions militaires que l’on projetait !
Guédou courut donc au quartier Ahuaga où son supérieur Ajaho, à la fois ministre des cultes, huissier du palais et chef de la police secrète, possédait sa résidence de fonction.
Que les rues d’Abomey étaient animées ! Des Blancs affalés dans des hamacs allant au pas de leurs porteurs. Des féticheurs, les cheveux rasés, le torse nu, les poignets et les chevilles ceints de filières de cauris, les yeux entourés de traits blancs et rouges faits d’une solution de kaolin et de latérite. Des files de jeunes filles vêtues de pagnes de velours et de satin allant à la source Dido puiser l’eau des offrandes aux rois défunts.
Arrivé au quartier Ahuaga, Guédou apprit que Ajaho s’était rendu dès le matin au palais Singboji pour une importante réunion ministérielle. Le palais s’ouvrait sur la place et la ville par nombre de portes. Guédou évita soigneusement la porte Hongboji, réservée aux allées et venues des reines et gardée par des eunuques, et passa par la porte Fêdê. Le conseil était terminé, Ajaho était en grande conversation avec le bijoutier Hountonji, assis sur un billot de bois, les pieds dans la poussière, le corps baigné de sueur et vêtu seulement d’une bande d’étoffe passée entre les jambes et retenue par une ceinture de lianes. Ajaho lui-même était un grand et bel homme, un des sept « porteurs de chapeaux de feutre » du royaume, vêtu d’un pagne flottant de soie blanche. Guédou lui conta rapidement les soupçons que Malobali lui avait inspirés et Ajaho, loin d’en sourire, l’écouta avec une extrême attention. Car l’affaire était sérieuse. Après un temps de réflexion, il déclara :
— Guézo n’a d’yeux que pour les Mahis. Il veut leur donner une leçon, car ils ont tué deux ou trois Blancs de ses amis qui voulaient visiter leurs bois sacrés. Il néglige complètement les Ashantis. Je pense au contraire que c’est de ce côté qu’il faut redouter une attaque ! Les Ashantis n’ont pratiquement plus d’accès à la mer à cause du blocus des Anglais et aimeraient bien faire main basse sur notre port de Ouidah. Sois vigilant, Guédou. Ne quitte pas cet homme…
Guédou ne se le fit pas dire deux fois. Il quitta le palais, traversa la place Singboji en direction du grand marché, puis tournant à l’ouest, se dirigea vers le quartier Okéadan. À présent, le soleil s’apprêtait à aller se reposer vers le fleuve Coufo. La grande chaleur s’était apaisée et une ombre fraîche commençait de tomber du ciel. Les femmes quittaient les marchés, suivies de fillettes portant les ballots de piments, les gourdes d’huile de palme, la viande boucanée, le maïs, qu’elles n’avaient pas vendus. Guédou se demandait comment découvrir la véritable identité de l’étranger. Il ne pouvait tout simplement l’aborder et l’interroger. Soudain, il eut une idée. La bière de mil délie la langue. Surgir à l’heure du repas puisqu’il était un familier de la maison. En offrir en abondance. Il entra au marché Ajahi.
La voix légèrement pâteuse, Malobali déclara :
— Je ne comprends pas nos rois. Ils adorent les Blancs. Après avoir fait fête aux Portugais, voici que Guézo n’a d’yeux que pour les Zodjaguis4. Quand j’étais à Cape Coast, c’était les Anglais qui étaient les bien-aimés. Est-ce qu’ils ne voient pas que ces Troncs-Blancs5 renferment un danger ? Moi, j’ai…
Guédou n’avait retenu qu’un mot et l’interrompit :
— Tu étais à Cape Coast ? Pardonne ma curiosité, mais de quel pays viens-tu ?
Malobali allait dire la vérité, quand il songea qu’il valait mieux garder l’incognito. Qui sait si Romana n’avait pas dépêché des espions après lui ? Il ne serait tranquille qu’à Tombouctou. Guédou, qui le fixait, nota cette hésitation et fit avec une politesse feinte :
— Pardonne-moi, je suis indiscret.
Malobali secoua la tête :
— Indiscret ? Non. Je suis un Ashanti de Kumasi. J’ai porté longtemps l’uniforme des guerriers et puis, voilà quelques années, je me suis reconverti dans le commerce. Je vends de la noix de kola à ces « noircisseurs de planchettes » du pays haoussa et c’est là que je me rends en ce moment.
Tout cela sonnait faux, Guédou n’aurait su dire pourquoi. Cependant, il ne poussa pas l’inquisition plus avant et revint à leur conversation initiale :
— Tu as raison en ce qui concerne les Blancs. Qu’est-ce qui séduit nos souverains en eux ? Leurs fusils et leur poudre ? Est-ce que nous n’avons pas d’arcs ni de flèches ? Leurs alcools ? Est-ce que la bière de mil ou de maïs n’est pas aussi bonne ? Leurs velours et leurs soies ? Moi, je te dirai que je préfère nos tissus de raphia…
Les deux hommes rirent et vidèrent à nouveau une calebasse de bière de mil. Malobali reprit :
— On dit que les Blancs refusent de se prosterner devant Guézo ?
Guédou inclina la tête :
— J’en suis témoin. Et ce n’est pas tout. Le roi les a invités à la grande fête de l’Atto. Au moment où les victimaires envoyaient les captifs vers les dieux et les ancêtres, ils ont manifesté publiquement de la désapprobation et du dégoût. Certains d’entre eux ont même quitté l’estrade royale.
— Et qu’est-ce que Guézo a fait ?
Guédou hocha tristement la tête :
— Rien, bien sûr. Les Blancs ne comprennent pas que nous honorions les nôtres. Imagine qu’à la mort de votre Asantéhéné Osei Bonsu les prêtres n’aient pas dépêché avec lui, pour lui tenir compagnie, ses femmes, ses esclaves, ses favoris…
C’est alors que Malobali commit une erreur, somme toute compréhensible. Il était à moitié saoul, las de longues journées de voyage, angoissé, inquiet quant à la réussite de ses projets personnels. Entendant les paroles de Guédou, il s’exclama étourdiment :
— Osei Bonsu est donc mort ?
Guédou le regarda dans les yeux et fit simplement :
— Cela fait au moins deux saisons sèches que Osei Yaw Akoto a pris sa place sur le trône d’or.
Là-dessus, il se retira.
Il est des moments où l’homme se lasse de lutter. Contre lui-même. Contre le destin. Contre les dieux. « Ah, se dit-il, advienne que pourra ! » Plus grave encore, quelque chose en lui aspire à la fin des troubles et de l’agitation, et ne désire que la paix. La paix éternelle. Il semblait à Malobali que, depuis des années, il ne cessait de fuir une force obscure et toute-puissante à laquelle il n’échappait que pour en être victime plus tard. Il avait évité les conséquences du viol d’Ayaovi pour tomber dans les rets des missionnaires. Puis dans ceux de Romana. À présent, il tentait d’échapper à Romana. Pour aller où ?
Et alors que tout son instinct lui soufflait de se méfier de Guédou, de quitter cette maison après la formidable gaffe qu’il venait de commettre, de reprendre la route et de franchir le Zou, il était incapable d’agir. Il avait beau se rappeler les seins tièdes de Modupé, le visage de Nya, l’odeur de la terre de Ségou quand le soleil la réchauffe ou que les pluies de l’hivernage l’inondent, il restait là, le corps et l’esprit gourds. Et pendant ce temps-là, Guédou courait vers le palais Singboji.
Ajaho était avec son ami Gawu, un prince du sang, célèbre pour son courage à la guerre. Les deux hommes se passaient une tabatière et vidaient des calebasses de rhum venu de Ouidah dont l’usage était en principe réservé au roi. Contrairement aux apparences, ils n’étaient nullement d’humeur joyeuse et traitaient de ce qui faisait jaser et s’inquiéter toute la cour : l’influence des Blancs sur Guézo.
— Qui aurait cru que Guézo n’aurait pas hérité du caractère de son père, le roi Agonglo ?
— Est-ce qu’il a oublié qu’il descend d’Agasu, la panthère ?
Guédou toussa légèrement pour attirer l’attention sur sa présence, et Ajaho se tourna vers lui :
— Eh bien ?
Guédou s’agenouilla sur le sable blanc et fin venu de Kana, qui couvrait le sol, et souffla :
— Que dirais-tu d’un Ashanti qui ne saurait pas que l’Asantéhéné Osei Bonsu a rejoint ses ancêtres depuis deux saisons sèches ?
Les trois hommes se regardèrent, puis Gawu railla :
— Etrange en effet !
Il y eut un silence, puis Ajaho ordonna :
— Prends quelques hommes et va l’arrêter. Présente-le devant moi demain matin…
Guédou, songeant déjà à son avancement, leva le regard vers Ajaho :
— Où dois-je le faire enfermer ?
Car les prisonniers étaient répartis dans les geôles en fonction de leur rang social. Il existait à l’intérieur du palais des cellules pour les princes et les princesses. D’autres dans divers quartiers d’Abomey, pour les gens du commun. Celle de Gbekon-Huegbo avait une sinistre réputation. On disait que les prisonniers s’y tenaient accroupis, le cou entravé par un carcan qu’une chaîne reliait à l’extérieur et sur laquelle les geôliers s’amusaient à tirer. Quelquefois, quand ils étaient d’humeur particulièrement joueuse, ils tiraient si fort que le cou de la malheureuse victime se rompait. Alors on disposait du corps à la faveur de la nuit. Les familles ne pouvaient donc ni lui raser les cheveux, ni lui couper les ongles, ni le laver à l’eau tiède avant de l’oindre de pommade odorante afin qu’il se présente en bonne condition et soit admis par Sava le douanier dans Koutomé, la cité des morts.
C’est à Gbekon-Huegbo que Guédou conduisit Malobali.
« Après tout, est-ce que nous savons qui il est ? Il est arrivé dans ce pays avec les missionnaires. Et puis, il les a abandonnés. Il a séduit nos femmes. Si à présent, les hommes de la lêguêdê l’arrêtent, c’est qu’ils ont leurs raisons. »
Voilà à peu près ce qui se dit à Ouidah quand on y apprit l’arrestation de Malobali. Personne ne songea à se précipiter vers Abomey pour jurer de son identité et garantir son honorabilité. Chacha Ajinakou grommela qu’il était devenu si arrogant qu’il avait dû commettre quelque insolence à la cour. Père Etienne et père Ulrich ne bougèrent pas. D’abord, ils craignaient d’indisposer le roi. Ensuite, Malobali avait toujours été un élément de discorde entre eux, le premier ne lui faisant pas confiance, le second étant convaincu qu’il ramènerait cette âme à Dieu. La famille de Modupé, quant à elle, fit venir un babalawo qui prescrivit des breuvages et des onguents de nature à chasser le souvenir de Malobali de l’esprit de la jeune fille et, pour parfaire cette cure, conseilla de l’expédier chez un oncle à Kétou. Les Bambaras du Fort, Birame en tête, se souvinrent qu’ils étaient des étrangers s’appuyant sur la présence de Français, étrangers eux-mêmes, et que l’humeur de Guézo pouvait rejeter tout ce monde à la mer. Bref, personne ne prit fait et cause pour Malobali.
À l’exception de Romana.
Romana ne comprenait pas pourquoi elle était condamnée à revivre inlassablement la même histoire. Voir l’homme qu’elle aimait emprisonné pour un forfait qu’il n’avait pas commis. Quel crime expiait-elle ? Les Orisha6 yorubas la punissaient-ils de les avoir abandonnés, changeant son nom d’Ayodélé, « La joie est entrée dans ma maison », en celui de Romana ? Alors elle accusait le père Joaquim qui l’avait convertie et les religieuses de l’hôpital Santa Casa de Misericordia à Recife.
Puis elle se reprochait d’avoir aimé et désiré Malobali comme on ne doit aimer et désirer que Dieu. D’avoir trahi à cause de lui la fidélité qu’on doit à un défunt époux. Elle était dans un tel état d’agitation qu’on ne donnait pas cher de ses jours. Toute la communauté agouda, qui l’avait si souvent critiquée, se retrouvait autour de sa natte, apportant qui un emplâtre de feuilles à poser sur son front, qui une décoction de racines à lui faire boire, qui un onguent bienfaisant.
Les babalawo et les bokono7, assis sous les orangers et les filaos, faisaient courir des noix de palme ou des cauris sur leurs plateaux divinatoires, récitaient des litanies connues d’eux seuls, sous le regard du père Etienne et du père Ulrich qui n’osaient les chasser et de leur côté donnaient la communion à la malade chaque fois que son état le permettait.
Alors qu’on la croyait au plus mal, Romana revint à elle, s’assit sur sa natte et réclama une calebasse d’eau. Puis elle dit fiévreusement :
— Il faut que j’aille à Abomey. Il faut que je le sauve.
Le trajet de Ouidah à Abomey demandait bien une semaine à un marcheur entraîné. Car le portage en hamac était réservé au roi et aux Blancs qui visitaient le royaume. L’usage du cheval et du mulet, aux grands dignitaires. Fallait-il laisser cheminer une femme affaiblie, à moitié folle de douleur ? À la surprise générale, Birame et les Bambaras, comme pris de remords, s’offrirent à l’accompagner. Les servantes de Romana et les épouses des Bambaras bourrèrent des sacoches de maïs grillé, de farine de mil et de boules d’accassa, et remplirent des gourdes d’eau fraîche.
Le petit groupe prit la route au matin, Birame emmenant avec lui Molara, sa jeune épousée. À la sortie de la ville se dressait une statue de Legba, esprit du mal. C’était une statue de terre de barre, affublée d’un pénis monstrueux et dont le regard exprimait toute la méchanceté du monde. Le cœur de Romana s’emplit de terreur. Il la regardait, il la regardait et lui signifiait que toute tentative de sauver Malobali était vaine. Il tenait sa proie. Il ne la lâcherait pas.
Bientôt, on traversa une région de palmeraies et devant les esclaves, grimpant le long des troncs, s’agitant autour des régimes tombés à terre, Romana se rappelait Malobali. Les premiers temps de leur mariage, quand il revenait des champs en nage, elle lui offrait un plat brésilien d’acaraje, beignets de purée de haricots mélangés de crevettes pilées, qu’il adorait. Puis il la rejoignait dans sa chambre et, l’enlaçant, riait :
— L’amour l’après-midi ! Ça, c’est les Blancs qui vous l’ont appris…
Les Blancs ! Oui, c’était leurs manières, leur religion qui l’avaient séparée de Malobali. Elle n’avait pas su jouer le jeu de la soumission, du respect et de la patience comme sa mère avant elle. Elle avait prétendu lui parler d’égal à égal. Le conseiller, voire le diriger. Et, en fin de compte, elle l’avait perdu. Car c’est elle qu’il fuyait en courant à Abomey, elle le savait à présent. Elle. Elle seule.
Pendant que ces pensées se bousculaient en désordre dans la tête de la pauvre Romana, Birame et sa compagne prenaient plaisir au spectacle de la route de Ouidah à Abomey, la plus fréquentée du royaume. Ils essayaient de distinguer les Français des Anglais mais n’y parvenaient pas. Ils ne voyaient que visages couleur de kaolin, cheveux jaunes et yeux étincelants comme ceux des bêtes de proie.
Le Dahomey était un pays prospère. À perte de vue, des champs de maïs, les buttes des ignames dont la chevelure verte et bouclée sortait du sol et le pointillé blanc des bourres du coton. Une fourmilière d’esclaves transportait l’eau des puits dans de larges calebasses.
Tout le monde dut se ranger dans les herbes qui poussaient dru sur le bord de la route quand un dignitaire passa, précédé de ses chanteurs, de ses danseurs et de ses musiciens, abrité d’un vaste parasol que ses esclaves tenaient au-dessus de sa tête. Certains assurèrent qu’il s’agissait du prince Sodaaton qui allait remplacer le yovogan Dagba, lequel avait déplu à Guézo.
Les gens qui savaient le drame que vivait Romana la regardaient avec commisération. Pourtant ils se tenaient éloignés d’elle. Le malheur n’est-il pas contagieux ? Quand Zo, le feu, veut brûler un arbre, n’incendie-t-il pas aussi l’herbe et la broussaille à côté de lui ?
Un matin, ils arrivèrent dans une ville léthargique, en attente. Le roi, les dignitaires, les soldats, les amazones étaient partis au siège de Hounjroto, la capitale du pays Mahi. Romana, étant une Agouda, bénéficiait d’un puissant réseau d’alliances. Car depuis le roi Adandozan, nombre de Brésiliens, métis, Noirs, anciens esclaves gravitaient à la cour d’Abomey où ils exerçaient les fonctions les plus diverses : interprètes, cuisiniers, médecins. En peu de temps, elle put savoir dans quelle prison était Malobali.
1- Poste de douanes, mot fon.
2- Corps de troupes uniquement composé de femmes.
3- Cérémonie au cours de laquelle le roi distribue des présents à son peuple.
4- Surnom donné aux Français par les Fons.
5- Les Blancs, en général.
6- Dieux yorubas équivalents des Vodoun fons.
7- Les babalawo sont yorubas. Les bokono sont des prêtres-devins fons. Ils ont la même fonction.