Mohammed revenait vers le réfectoire, quand on vint lui annoncer que sa mère l’attendait chez Cheikou Hamadou. Quelques jours auparavant, il avait appris l’exécution publique de son père. Mais il n’avait pas versé une larme. Au contraire, son cœur s’était enflé d’orgueil. Son père était mort en croyant, en martyr de la vraie foi. Cheikou Hamadou s’étant engagé à faire connaître ses hauts faits, bientôt sa tombe deviendrait un lieu de pèlerinage pour les musulmans. Mêlant sa voix légère à celles des adultes qui l’entouraient, il avait récité :
— Dieu le bénisse et lui accorde le salut parfait et durable jusqu’au jour du Jugement, ainsi qu’à ses successeurs dans sa communauté tout entière !
En apprenant que Maryem était là, il redevint un enfant, impatient et spontané et se mit à courir. Alfa le rattrapa et le retint par le bras, murmurant :
— Rappelle-toi qu’elle n’est que la mère de ton corps.
Alors, en traversant les cours, il retrouva l’allure qui convenait.
Quand Maryem vit son fils bien-aimé, elle pleura. L’enfant avait beaucoup grandi, atteignant presque une taille d’adulte. Il était d’une maigreur indescriptible, la peau sur les os, les bras et les jambes pareils à des baguettes sèches de fromager. En même temps, comme il était beau ! Une spiritualité nouvelle affinait ses traits, emplissait d’un éclat presque insoutenable ses yeux marron clair entre des cils très sombres, épais et fournis. Ses cheveux, qu’il ne rasait pas à la manière de certains disciples de Cheikou Hamadou qui se réclamait de l’obédience au Prophète, bouclaient serrés et la grâce de ses gestes rappelait celle d’un berger peul. Mohammed aurait bien voulu courir, se jeter dans les bras de sa mère, et essuyer ces larmes qui inondaient ses joues, mais il n’osait pas. Il savait que cette conduite était indigne d’un homme.
Cheikou Hamadou, qui était assis sur une natte au centre de la salle du Grand Conseil, dit doucement :
— Ta mère nous entretient des derniers instants de ton père. Il est bon que tu sois présent pour apprendre, après lui, comment on doit mourir.
Maryem parvint à réprimer ses sanglots :
— Alors lui, un noble, ils lui ont attaché les coudes derrière le dos et ils l’ont flagellé. Le sang coulait de son dos. Je criais « Assez ! Assez ! » Mais personne ne m’entendait. Puis, ils l’ont fait monter sur une estrade qu’ils avaient édifiée devant le palais. Il regardait de tous côtés avec un grand calme, un sourire aux lèvres. Le bourreau, une de ces brutes comme n’en produisent que les Bambaras, avec une figure bestiale et un œil féroce, s’est avancé par-derrière et d’un seul coup de sabre lui a fait voler la tête. Son corps est tombé en avant. Deux longs jets de sang se sont élancés de son col…
Il y eut un silence.
— Ensuite, sur la prière de Nya, sa mère, ils nous ont rendu son cadavre. Mais, est-ce que ce n’est pas là le pire ? La famille a voulu lui faire une cérémonie fétichiste. Ils ont, ils ont…
Comme les sanglots l’étouffaient, Cheikou Hamadou intervint :
— Rappelle-toi, notre fille, qu’il ne s’agissait plus que de son corps dépouillé de son âme ! Alors, qu’importe !
Puis, se levant, il improvisa une de ces élégies dont il avait le secret. Mohammed se demandait quand on lui permettrait d’aller embrasser sa mère. Hélas ! personne ne semblait y songer. Maryem, qui était prostrée, se releva au bout d’un instant et se tourna à nouveau vers Cheikou Hamadou :
— Si tu me vois devant toi, père, ce n’est pas seulement pour te parler de cette mort. Le conseil de famille s’est réuni et a décidé que je sois donnée à Siga, le frère de mon défunt compagnon. Je ne m’élève pas contre cette coutume, je sais qu’elle est bonne et excellente. Mais Siga est un fétichiste, pis, un apostat puisque, durant ses années d’apprentissage à Fès, il avait embrasé l’islam. Peut-on me contraindre à vivre avec un fétichiste et un apostat ?
En s’exprimant ainsi, son visage fier s’illuminait du feu de la colère. Son voile blanc retombait en arrière et entourait son cou annelé entre les lourds colliers d’argent. Mohammed aurait voulu crier son admiration, qu’il croyait partagée par l’assistance tout entière. Mais il rencontra le regard de Cheikou Hamadou et comprit que celui-ci était embarrassé. Il fixait les membres du Grand Conseil comme s’il attendait leurs propositions. Finalement, ce fut Bouréma Khalilou qui prit la parole :
— Il est certain que tu nous poses un sérieux problème, Maryem ! Tu l’as dit, il est bon et juste qu’une femme revienne au frère cadet de son mari. Mais un apostat ! Que suggères-tu toi-même ?
— Donnez-moi une escorte que je retourne chez mon père !
Les membres du Grand Conseil se consultèrent du regard. Après tout, c’était une chose faisable. Une excellente manière, même, d’obliger le sultan de Sokoto qui ne supporterait pas de savoir sa fille entre les bras d’un apostat. Maryem eut le tort d’ajouter :
— J’ai emmené mes filles avec moi. Il ne me manque que mon fils !
Malgré la réserve que l’islam imposait au comportement et aux paroles, ce fut un tollé. Depuis quand un fils appartenait-il à sa mère ? Oui, mais le père était mort et la famille paternelle était fétichiste ! Alors à qui le confier ? Les droits de la famille et ceux de l’islam pour la première fois peut-être étaient en contradiction. Et on avait beau passer en revue les ouvrages des savants éminents, depuis le Sahîh d’Al-Buhari, jusqu’au Alfiyyat al-Siyar1 d’Al-Ughari, aucune indication n’était donnée concernant ce cas précis. Cheikou Hamadou se leva et frappa dans ses mains :
— Laisse-nous, Maryem ! Nous allons réfléchir et te faire part de notre décision.
Maryem se retirait déjà, n’osant protester, quand il parut se ressouvenir de la présence de Mohammed. Alors il lui signifia gentiment de la suivre !
Quel enfant séparé de sa mère pendant près d’une année n’est pas transporté de bonheur en la retrouvant ? Mohammed couvrait de baisers sa peau fine et douce, fleurant le parfum haoussa. Il se roulait sur ses genoux, froissant ses voiles et ses pagnes. Maryem riait, oubliant presque les terribles heures qu’elle venait de traverser :
— Allons, tiens-toi tranquille ! Tu n’es plus un bébé…
Puis Mohammed se précipitait sur ses sœurs. Comme la petite Aïda, un nourrisson quand il avait quitté Ségou, était adorable ! Elle marchait, parlait un peu et, effrayée par ce frère inconnu, s’accrochait au pagne de ses sœurs.
Entre deux baisers, Mohammed s’informait des nouvelles de la famille :
— Et ma mère Adam ?
— Et ma mère Fatima ?
— Et mon père Siga ?
— Et mon père Tiéfolo ?
Là, le visage de Maryem devint terrible.
— Ne prononce plus jamais ce nom, il a pactisé avec les ennemis de ton père !
La mort de Tiékoro avait provoqué un véritable revirement chez Maryem. Elle qui avait toujours mis en doute la profondeur de sa foi et qui avait cru flairer dans chacun de ses actes un fort relent de narcissisme comprenait qu’elle avait méconnu un saint et se mettait tardivement à vénérer un esprit hors du commun.
Après le déjeuner, toute la famille partit chez M’Pènè saluer la grand-mère Sira. Celle-ci ne prêtait plus attention à grand-chose. Mais Maryem et M’Pènè se jetèrent dans les bras l’une de l’autre. Elles en vinrent très vite à parler de leurs vies. M’Pènè regrettait Tenenkou où elle avait grandi. Hamdallay était si austère que le cheikh El-Bekkay de Tombouctou était venu faire des remontrances à Cheikou Hamadou. Mais Maryem hochait la tête. Tout valait mieux que Ségou.
— Des fétichistes ! Toujours occupés à se nuire les uns les autres ou bien à chercher celui qui leur a nui…
Puis elles en vinrent à parler de la mystérieuse brouille entre El-Hadj Omar et Cheikou Hamadou. Entre deux musulmans ! Était-ce possible ? Que s’était-il passé exactement ? M’Pènè n’était guère informée. Querelle de confréries, disait-on. Tidjaniya contre Quadriya. Mais était-ce seulement cela ? On chuchotait qu’El-Hadj Omar avait des visées commerciales et politiques sur la région.
M’Pènè offrit des galettes de riz cuites au beurre de karité et de petits pains de haricot mélangés de miel.
Quand Maryem et les enfants reprirent le chemin du retour, il commençait de faire sombre. Maryem frissonnait dans cette ville glaciale où chaque rue contenait une école coranique, pleine d’enfants souffreteux. À chaque carrefour, des illuminés clamaient le nom d’Allah. Sur une place on flagellait un condamné. Devant pareils spectacles, elle en venait presque à regretter Ségou. Elle s’engouffra dans la concession de Cheikou Hamadou.
Apparemment, le Grand Conseil avait eu de la peine à prendre une décision puisqu’il avait siégé toute la matinée, et s’était à nouveau réuni une partie de l’après-midi. Enfin il avait rendu son verdict. Une escorte et des présents seraient donnés à Maryem afin qu’elle retourne à Sokoto de la manière qui convenait à son rang. Quant à Mohammed, il devrait rester à Hamdallay. C’était son père lui-même qui l’avait confié à Cheikou Hamadou et ne pouvait-on pas considérer cela comme la dernière volonté d’un mourant ?
En entendant ce verdict, Mohammed manqua défaillir. Son corps fut parcouru d’ondes tour à tour glacées et brûlantes. Un voile passa devant ses yeux au travers duquel il apercevait sa mère et ses sœurs comme des îles féeriques dont il était à jamais séparé. Pourquoi, pourquoi ? Au nom de quel dieu ? Il était tenté de hurler et de blasphémer. Pourtant, son comportement extérieur ne trahit rien de ce tumulte et chacun s’accorda à reconnaître qu’il était le digne fils de son père.
À la fin de l’hivernage, Mohammed tomba malade. Sans doute avait-il intériorisé trop d’événements douloureux : la mort de son père, la séparation d’avec Maryem. Toujours est-il qu’un matin, alors que les disciples enfilaient leurs boubous, se précipitaient au-dehors pour les ablutions et couraient vers la mosquée, son corps lui refusa tout service. Il pria Alfa de lui apporter une calebasse d’eau, mais, après l’avoir bue, il la vomit en entier. Puis il lui sembla qu’une main le plongeait dans un puits d’où elle le tirait pour l’affronter à une lumière aveuglante et blafarde. Comme cela durait depuis plusieurs jours M’Pènè, alertée par Alfa, envoya Karim, son mari, et Tidjani, l’aîné de ses frères, demander à Cheikou Hamadou de leur confier l’enfant. Cheikou Hamadou accepta. Le fait était exceptionnel. Généralement, quand un disciple était souffrant, personne n’intervenait dans ce combat entre vie et mort. Des deux, la plus forte gagnait. Karim et Tidjani placèrent Mohammed dans un hamac dont ils attachèrent les extrémités à une perche qu’ils placèrent sur leurs épaules. Chacun de leurs pas lui imprimait un balancement qui arrachait à Mohammed des râles de douleur.
Pendant plusieurs jours, Mohammed sembla inconscient. En réalité, derrière ses paupières closes, il revivait l’exécution de son père, dont, tout à la joie de retrouver sa mère, le récit ne l’avait pas, croyait-il, impressionné.
« Ils l’ont fait monter sur une sorte d’estrade qu’ils avaient édifiée devant le palais du Mansa. Il regardait de tous côtés avec un grand calme, le sourire aux lèvres. Le bourreau s’est avancé par-derrière et, d’un seul coup de sabre, lui a fait voler la tête. Son corps est tombé en avant. Deux longs jets de sang se sont élancés de son col… »
Ah, ce sang, ce sang ! Il fallait le venger. Et comment ? En faisant triompher l’islam dans cette terre du fétichisme. En même temps et paradoxalement Mohammed en venait à revendiquer Ségou, que l’éducation de sa mère lui avait fait mépriser. Ségou lui appartenait. Il était un Bambara. C’étaient ses mains qui accrocheraient le croissant au faîte des minarets de ses mosquées. Dans son agitation, il se tournait et se retournait sur sa couche.
Inquiète, M’Pènè alla consulter un guérisseur qui, avec quelques autres, se dissimulait dans l’enceinte sacrée d’Hamdallay. L’homme aux cornes de bouc prescrivit des décoctions de racines et des bains de feuillage et assura que le corps du jeune patient se remettrait.
Personne n’aidait M’Pènè à soigner Mohammed avec plus de dévotion que la petite Ayisha, fille aînée de Tidjani. On n’aurait pu rêver fillette plus exquise ! Quand elle courait porter le repas à ses frères qui gardaient les vaches à l’extérieur de la ville, les gens hochaient la tête à son passage et souriaient :
— Une vraie Peule !
Aussi claire qu’une Mauresque, les cheveux longs et lisses, entremêlés de fils de couleurs, les pieds ravissants dans des sandales de cuir de chèvre et faisant dans leur vélocité tinter des bracelets d’argent finement travaillé. Quand Mohammed ouvrit les yeux, l’esprit encore embrumé, il la vit à son chevet et murmura :
— Qui es-tu ?
— Eh bien, tu ne me reconnais plus ? Je suis ta sœur Ayisha…
La mémoire lui revenant, Mohammed secoua vivement la tête :
— Tu n’es pas ma sœur. Tu es la fille de Tidjani…
Fondant en larmes, Ayisha s’enfuit au-dehors. Mohammed n’avait nullement voulu être blessant. D’instinct, sans comprendre pourquoi, il se défendait contre une parenté qui devrait imprimer une direction à leurs rapports. Tidjani était certes le fils de sa grand-mère Sira, mais avec Amadou Tassirou, non avec son grand-père Dousika. Pas une goutte de sang entre eux ! Se levant pour la première fois depuis longtemps, il poursuivit Ayisha dans la cour. Elle était appuyée à la margelle du puits et sanglotait à fendre l’âme. Dans son vêtement blanc, elle se détachait contre le vert des claies de clôture et un vent léger agitait le voile de sa tête. Pour la première fois, Mohammed découvrit la beauté féminine. Jusqu’à présent, la seule belle femme à ses yeux était sa mère. Brusquement, elle avait une rivale.
Son regard émerveillé prenait la mesure de l’extraordinaire perfection d’un corps de femme. L’arrondi des épaules, la courbe du dos et le méandre des fesses. Le surplomb des seins. Le délicat modelé du ventre.
Il marcha jusqu’à Ayisha, la prit dans ses bras et la couvrit de baisers. Mais elle le repoussait, protestant :
— Laisse-moi, tu m’as fait trop de peine !
Au bout d’un moment, elle le laissa faire. Puis comme il n’arrêtait pas de l’embrasser, elle eut l’intuition d’un danger et se dégagea. Ensuite, ils restèrent là à se regarder. Mohammed n’était pas entièrement innocent. Il savait ce qui se passait la nuit entre un homme et ses épouses et pourquoi le ventre de ces dernières enflait de si belle façon. Pourtant il ne s’était jamais imaginé lui-même en pareille situation. Un jour viendrait, bien sûr, où il aurait des épouses. Mais ce jour était loin. Distant. L’autre rive d’un fleuve qu’il n’avait cure de traverser. L’impatience et l’exaltation le saisirent soudain, fauchant ses jambes encore faibles, et il tomba, assis au milieu de la cour, effrayant les poules qui s’éparpillèrent en piaillant. Ayisha pouffa de rire :
— Tu as l’air bien malin, à présent !
Elle l’aida à se relever et, s’appuyant contre elle, il revint à l’intérieur de la maison. Il s’allongea sur sa natte. Comme elle le recouvrait d’un pagne de coton, il saisit sa main et la pressa contre sa bouche :
— Ne dis jamais que tu es ma sœur. Jamais, tu m’entends ? Jamais.
Désormais, sa guérison fit des progrès rapides. En même temps, cependant, son caractère se modifiait. Lui qui avait été le plus accommodant des garçons, tout occupé à plaire et à servir Dieu, devint secret, tourmenté, en proie à des colères inexplicables. Seule la compagnie d’Ayisha semblait lui plaire. Il passait des heures la tête sur ses genoux tandis qu’elle lui racontait des contes, malgré les remontrances de M’Pènè qui répétait que les contes ne doivent se dire que le soir à la veillée. Quand il repartit pour la concession de Cheikou Hamadou, il lui donna un étroit bracelet d’argent qu’il portait au poignet.
Peu après, une lettre de Siga parvint à Cheikou Hamadou dont il donna lecture à Mohammed. L’écriture en était parfaite ainsi que la syntaxe et il était évident qu’il avait fait appel à quelque scribe, bien au fait des complexités de la langue arabe :
« Très honorable et vénéré Cheikou Hamadou,
« Je pourrais t’en tenir rigueur d’avoir recueilli l’épouse fugitive de mon défunt frère qui selon des lois en vigueur dans ton peuple comme dans le mien me revenait pour le plus grand bien de notre famille. Je pourrais te blâmer de lui avoir offert une escorte et des présents pour regagner le toit de son père, qui m’a écrit pour m’annoncer qu’elle ne reviendrait jamais à Ségou.
« En agissant ainsi, tu obéis à ta vérité puisque tu nous crois les ennemis de Dieu. As-tu parfois songé que chaque peuple possède ses dieux, comme il possède sa langue et ses ancêtres ?
« Cependant essayer de te convaincre du droit que nous avons à refuser l’islam, qui n’est pas la religion de nos pères, n’est pas le but de ma lettre. Je viens te parler de notre fils Mohammed que tu retiens à Hamdallay. Notre famille a connu la tristesse de voir ses fils dispersés à travers le monde. L’un d’entre eux a été emmené en esclavage au Brésil. Un autre a trouvé la mort au royaume du Dahomey. Chacun d’eux a laissé des fils dans ces terres étrangères. Devenu le chef de la famille, je n’aurai de cesse que je ne réunisse sous le même toit tous ces enfants épars afin que nos ancêtres éprouvent satisfaction et réconfort. Je te le dis, où qu’ils soient à présent, nos enfants reprendront la route qui mène à Ségou. Avant de prendre contre toi les mesures que j’estimerai nécessaires, je viens te demander de nous rendre de bon gré notre enfant. Il nous appartient. Son diamou est traoré. Son totem est « la grue couronnée ».
« Je t’envoie mon salut de paix et de respect. »
Cheikou Hamadou regarda Mohammed et fit d’un ton circonspect :
— Qu’en dis-tu ?
Mohammed se rappela son père Siga, un homme affable, qui avait toujours un bon mot pour chacun. Ainsi donc la famille ne l’avait pas oublié. Elle tenait à lui. Elle entendait le réintégrer dans son sein et une onde de bonheur le parcourut cependant qu’il se répétait : « D’où qu’ils soient à présent, nos enfants reprendront le chemin de Ségou ! » Quelle belle phrase ! Et comme elle était signifiante ! Oui, il reprendrait la route qui mène à Ségou, terre aride peut-être mais que le sang de son père avait fertilisée ! Il y ferait pousser l’islam, plante vivace qui ne connaît ni hivernage ni saison sèche, dont les racines vont chercher l’eau et tout ce qui est nécessaire à la vie au plus profond des sols. Il sourit à Cheikou Hamadou :
— Mon père, que vas-tu lui répondre ?
Cheikou Hamadou lui posa une question que nombre de gens n’auraient pas manqué de trouver choquante, car on ne consulte jamais les enfants :
— Que veux-tu que je lui réponde ?
— Que je l’aime, que je le respecte et que je reviendrai…
L’enfant et le vieillard échangèrent un regard de totale confiance, de totale compréhension. Puis Cheikou Hamadou renvoya Mohammed et se remit à rouler les grains de son chapelet. Mohammed revint vers la salle d’enseignement et de méditation. Il prit place à côté d’Alfa, qui lui glissa, car tout bavardage était interdit entre les récitations des sourates :
— Qu’est-ce que le maître t’a dit ?
Mohammed ne l’entendit même pas. À ses oreilles lancinait la phrase de Siga : « Je n’aurai de cesse que je ne réunisse sous le même toit tous nos enfants épars ! »
1- Livres de saints musulmans.