Alhadji Guidado, l’un des sept marabouts qui assuraient la police à Hamdallay, faisait aussi partie du Grand Conseil, sans lequel aucune décision n’était prise à travers le Macina, et était donc un des hommes les plus influents du royaume.
Le Grand Conseil se composait de quarante membres, tous docteurs en droit et en théologie, dont trente-huit siégeaient dans la salle aux Sept Portes qui ouvrait sur le tombeau de Cheikou Hamadou, devenu lieu de pèlerinage pour les musulmans de la région. Alhadji Guidado était de ceux qui s’opposaient à toute alliance avec Ségou, rappelant que l’islam, s’il s’allie au polythéisme, n’est plus l’islam. Hélas ! pour la première fois, ses conseils n’avaient pas été écoutés et il avait été mis en minorité avec ses partisans. Il sut taire son chagrin et sa colère et fit seulement :
— Fasse Allah que nous ne regrettions pas les décisions que nous avons prises aujourd’hui. Mais, je le répète, se préparer à rassembler des troupes pour aider des infidèles contre des musulmans et considérer qu’il est permis de combattre ceux-ci n’est pas compatible avec la foi.
Tous les yeux se tournèrent vers Amadou Cheikou, qui se tenait là où autrefois son père siégeait. Mais, depuis bientôt trois mois, Amadou Cheikou était affaibli par une maladie contre laquelle les médecins et les prières étaient impuissants. Aussi, il se laissait complètement manipuler par le cheikh El-Bekkay, venu de Tombouctou et convaincu, quant à lui, de la nécessité d’une alliance avec le Mansa de Ségou. Ces relations entre les deux hommes étaient d’autant plus surprenantes qu’autrefois le cheikh El-Bekkay n’avait pas caché son hostilité au Macina qui tenait Tombouctou en vassalité et lui imposait son ordre. Mais c’était le signe des temps ! Les amis de la veille devenaient les ennemis du jour. Les ennemis, les amis.
Amadou Cheikou ne dit mot, exposant à tous son visage au teint cireux et au regard déjà absent, lointain, conversant avec l’invisible. Alhadji Guidado enfila ses babouches qu’il avait laissées près de la porte et reprit :
— Permettez-moi de me retirer. Vous le savez, aujourd’hui je marie mon troisième fils, Alfa…
L’assemblée murmura les phrases de bénédiction rituelle tandis qu’Amadou Cheikou interrogeait avec bonté, toujours sans tenir compte de l’esprit de rébellion du marabout :
— À qui le maries-tu donc, Alhadji ?
— À Ayisha, la fille de Tidjani Barri, dont le père Modibo Amadou Tassirou vivait à Tenenkou…
Amadou Cheikou hocha la tête pour signifier que cette généalogie le satisfaisait. Puis il fit :
— Tout à l’heure, je viendrai partager les prières des jeunes époux…
C’étaient là paroles de politesse : l’on savait qu’il ne se déplaçait plus au-dehors. Là-dessus, Alhadji se retira. Quittant la salle aux Sept Portes, il passa près du tombeau du maître et son cœur s’emplit de douleur. Ah, s’il avait vécu, ce saint, il n’aurait jamais cédé à ces considérations politiciennes. Lui qui toute sa vie avait combattu les infidèles de Ségou ! Heureusement, les fils ne ressemblent pas aux pères. Aussi, qui sait si les décisions qu’avait prises Amadou Cheikou ne seraient pas défaites à leur tour par son fils Amadou Amadou ? Un faible espoir envahit Alhadji, puis il s’efforça de ne penser qu’au mariage de son fils. À vrai dire, cette union ne le satisfaisait pas. Oui, Ayisha était jolie, parfaite, mais la famille à laquelle elle appartenait se composait de musulmans médiocres, gens qui récitaient tout juste quelques sourates et n’avaient jamais lu un texte religieux. Même, Alhadji les soupçonnait de porter des gris-gris sous leurs vêtements et d’offrir de temps à autre des sacrifices à des « fétiches ». Mais, apparemment, Alfa s’était entiché de la fille et la jeunesse d’aujourd’hui se piquait d’aimer sans se soucier uniquement du choix des parents. Si Alhadji s’était laissé convaincre, c’est qu’Alfa, d’une certaine manière, lui donnait du souci. C’était un excellent fils. Il venait de terminer sa première éducation religieuse, faisant l’admiration de tous ses maîtres pour la profondeur de son esprit. Mais précisément, si on ne le corrigeait pas, il risquait d’être gâté par un goût pour le monachisme.
C’est ainsi qu’il allait sans cesse répétant la sourate du Très-Haut : « Mais vous préférez la vie dans ce monde. Et cependant la vie future est meilleure et perpétuelle. En vérité, cela est dans les livres anciens d’Abraham et de Moïse. » Ce mariage, plaise à Allah, le ramènerait peut-être sur terre. Car il n’est pas bon que l’homme devienne un ennuque, incapable de brûler pour un corps de femme.
La concession d’Alhadji Guidado faisait face à la mosquée. Alors que de nombreux Peuls du Macina faisaient bâtir, à la manière des Bambaras ou des habitants de Djenné, de grandes maisons en terre avec des toitures en terrasses, Alhadji s’était fait un point d’honneur de conserver les usages de son ethnie. Sa concession se composait de cases de forme circulaire, aux parois de paille tressée. Au centre de la cour s’élevait un hangar soutenu par des piliers faits de troncs d’arbres accolés. C’est là que se tenait la foule entourant les futurs époux. Des gamins tenaient par les cornes des moutons à laine soyeuse du Fermagha, qui allaient être sacrifiés. Les femmes faisaient circuler des bassines de lait caillé, mêlé de dattes et de feuilles de menthe, tandis que des cuisines s’élevait l’odorant fumet du tatiré Macina.
Qu’Ayisha était belle ! Elle portait une robe d’une seule pièce d’un tissu de soie venu de Tombouctou. Pourtant, ce qui retenait tous les regards, c’était sa coiffure. Un haut cimier central tendu à la perfection et flanqué de grosses tresses entremêlées de fils d’or et d’argent. Pour l’occasion, sa mère et les femmes de la famille lui avaient suspendu aux oreilles des boucles d’or torsadées qui avaient bien six centimètres de diamètre, si légères cependant qu’elles se balançaient au souffle de l’air. À part cela, on ne pouvait compter ses bracelets, ses bagues, les colliers à ses poignets et à ses chevilles. Alfa était vêtu avec sa coutumière simplicité d’un boubou de toile fine. Alors qu’il aurait dû être transporté au faîte du bonheur et de l’orgueil, c’est sans ivresse qu’il regardait Ayisha. S’il avait suivi la pente naturelle de ses inclinations, il ne se serait jamais marié ! Mais Ayisha l’aimait tant qu’elle l’avait conquis ! C’était comme un feu auquel il avait été exposé par surprise et qui l’avait fasciné par son éclat. Alfa regrettait l’absence de Mohammed. Comme son ami l’aurait raillé !
— Eh bien, toi aussi, tu succombes à l’attrait de la femme ?
À vrai dire, Mohammed, même absent, avait beaucoup compté dans cette union. Ayisha n’était-elle pas sa sœur ? Et n’était-ce pas un moyen de se rapprocher encore de lui ? Pourtant à chaque fois qu’il avait voulu aborder ce sujet avec sa promise, elle s’était dérobée avec une étrange répugnance.
En attendant l’arrivée de l’imam, qui était aussi le frère d’Alhadji Guidado, les conversations allaient bon train. Elles tournaient toutes autour de Ségou. Les guetteurs avaient annoncé que la délégation avait traversé Sansanding et était déjà entrée dans Diafarabé.
Certains s’accommodaient de la réconciliation avec Ségou. Ils demandaient seulement qu’Amadou Cheikou envoie des hommes de confiance voir ce qui s’y passait du point de vue religieux. Si les Bambaras étaient sincères, alors qu’ils brisent leurs cases-fétiches et multiplient l’édification des mosquées…
D’autres s’y refusaient absolument. Aussi ils souhaitaient que le Macina revienne à la règle de succession collatérale dont il s’était écarté à la mort de Cheikou Hamadou. Alors Ba Lobbo, frère du cheikh et chef suprême de l’armée, monterait sur le trône. Il n’y avait pas musulman plus intransigeant que celui-là, on verrait bien quel serait son camp !
D’autres encore n’osaient pas avouer qu’ils étaient tentés par la voie tidjani. Ils avaient lu Ar-Rimah1 l’œuvre maîtresse de El-Hadj Omar, et cet islam intransigeant, semblable à celui d’Hamdallay autrefois, qui récapitulait d’une certaine manière les vertus des tourouq2 antérieures, les séduisait. Ils répétaient onze ou douze fois la Djawharatul-Kamal3 :
Ô dieu, répands tes grâces et ta paix
Sur la source de la miséricorde divine, étincelante comme
Le diamant, certaine dans sa vérité, embrassant
Le centre des intelligences et des significations…
Tout ce bavardage cessa avec l’apparition de l’imam. On recouvrit la tête d’Ayisha d’un voile blanc. La cérémonie du mariage commença.
Au même instant la délégation de Ségou entrait dans Hamdallay. Selon une pompe bannie dans cette cité musulmane, les griots venaient en tête. Le son ample du dounoumba alternait avec celui des tamani et s’interrompait par instants pour permettre aux joueurs de flûte et de violon de se faire entendre à leur tour. Des cavaliers en habit jaune tiraient des coups de fusil et l’on respirait une odeur de poudre que depuis longtemps Hamdallay avait oubliée. Les habitants sortaient en hâte de leurs concessions et se tenaient devant les kakka4 de tiges de mil, partagés entre l’admiration que causait un si beau spectacle et le mépris que leur inspiraient ces fétichistes.
Mohammed venait lentement presque en queue de délégation, juste devant les esclaves qui portaient les présents que le Mansa Demba envoyait au souverain. Depuis plusieurs nuits, il était torturé par un rêve. Toujours le même. Il entrait dans la concession d’Ayisha. Elle reposait sur sa natte, les yeux clos, la tête tournée vers le sud, les pieds vers le nord. La famille était en pleurs autour d’elle et, comme éperdu, ne croyant plus à la vertu de ses yeux, il s’approchait de sa dépouille, une voix lui soufflait : « Tu vois bien qu’elle ne t’était pas destinée. À présent, elle est perdue à jamais. » Alors, il se réveillait, trempé de sueur, grelottant comme s’il était atteint de souma5.
La délégation de Ségou atteignit la mosquée et la concession d’Amadou Cheikou qui lui faisait face. Curieux, les talibés en sortaient en désordre pour regarder les Bambaras et s’étonnaient de les voir grands, beaux, nobles de visage, alors qu’on les avait dépeints comme des diables à l’haleine empestée et aux dents noircies par le tabac dont l’usage était interdit à Hamdallay. La foule considérable, rassemblée devant la concession d’Alhadji Guidado pour regarder le mariage d’Alfa et d’Ayisha, se précipita, elle aussi, pour dévisager les Bambaras. D’aucuns reconnurent Mohammed qui avait passé tant d’années parmi eux. Ce furent des rires, des salutations, des bénédictions. Quelqu’un lança joyeusement :
— On peut dire que tu arrives bien. Juste pour le mariage de ton ami…
— Alfa Guidado ?
Mohammed ne dit rien de plus. Une terrible intuition, vite changée en certitude, l’envahissait. Si Alfa Guidado cédait – enfin – aux charmes d’une femme, ce ne pouvait être que celle qu’il aimait. Alfa n’était-il pas un autre lui-même ? Il descendit de cheval et franchit le seuil de la concession. Son aspect était tel qu’au fur et à mesure qu’il avançait, les bruits s’éteignaient, faisant place à un silence lourd de stupeur. Ayisha de son côté, depuis des nuits, faisait le même rêve. L’imam venait de prononcer les bénédictions rituelles. Sa main reposait dans celle d’Alfa, tandis que, renversant la tête en arrière, le poète Amadou Sandji entamait une de ses plus belles compositions. C’est alors que Mohammed faisait son apparition, brandissant un tilak touareg au-dessus de sa tête.
Aussi, quand Mohammed surgit en vacillant entre les musiciens, soudain terrorisés, elle crut que c’était la réalisation de son rêve. Elle eut un geste instinctif pour se protéger.
Ce qu’elle avait oublié, c’est que Mohammed n’était pas un violent. S’il marchait sur elle, ce n’était pas pour la menacer ou la blesser. C’était simplement pour l’étreindre et tomber à ses pieds, en pleurant.
— Pourquoi ne m’as-tu jamais dit que tu voulais l’épouser ?
Mohammed détourna la tête. Comment l’expliquer ? C’est qu’il avait honte, tout simplement. Alfa était si pur. Il allait la tête pleine du souci de Dieu. Il ne voyait pas la terre. Il ne voyait pas les humains. Pour lui, la beauté d’une femme n’existait pas. Alors, comment lui parler d’émois du cœur, d’avidité du corps ? Comment lui décrire ce désir de ne faire qu’un avec Ayisha ? Il s’exclamerait :
— La créature ne doit aspirer qu’à être réunie avec son créateur !
Alfa fixa Mohammed :
— Est-ce qu’elle savait, elle, que tu l’aimais ?
Mohammed était incapable de mentir. Alfa se leva en grande colère :
— Femelle impure et rouée !
Mohammed protesta malgré sa faiblesse :
— Ne l’injurie pas ! Comment peux-tu comprendre à quoi l’amour nous conduit ? Toi, tu ne sais songer qu’à Dieu…
Qu’à Dieu ? L’énormité du blasphème était telle qu’Alfa se demanda si Satan ne s’était pas emparé de l’esprit de son ami.
Après son esclandre, on avait emporté Mohammed à demi inconscient jusqu’à une case de passage. Par délicatesse, on avait feint de mettre sa conduite au compte de la fatigue d’une longue marche sous le soleil. Pourtant personne n’était dupe et Ayisha serait à jamais celle dont un amour coupable avait souillé les noces. Alfa marcha jusqu’à la porte de la case. La fête continuait. D’où il était, il entendait la voix du poète Amadou Sandji accompagné par le chant modulé de la flûte :
Plein les ventres, la paix à moi me comble.
Ô mes femmes nombreuses, mes fils nombreux
Moi, j’ai campements nombreux
Et nombreux villages serviles !
Alfa ne pouvait s’attarder plus longtemps auprès de son ami sans manquer de courtoisie vis-à-vis de ses parents et de ses invités. Il fallait au contraire paraître, jouer le jeu du naturel. Heureusement, selon la règle, trois jours se passeraient sans qu’il soit seul avec Ayisha, car il semblerait indécent que leur mariage se consommât trop hâtivement. Il aurait donc le temps de se composer une attitude en face d’elle. Pour l’heure, incapable de la regarder en face, il passa près d’elle et rejoignit son père qui s’entretenait avec l’imam de la mosquée qui venait de célébrer le mariage.
Les deux vieillards parlaient d’El-Hadj Omar, qui avait quitté Dinguiraye, sa capitale, et marchait sur le Kaarta. Alhadji Guidado répétait sa position : pas d’alliance avec Ségou. Pas d’alliance avec les fétichistes ! À l’en croire, c’étaient des renforts qu’Amadou Cheikou aurait dû envoyer au Toucouleur pour l’aider dans sa grande œuvre ! Le Prophète n’a-t-il pas dit : « Le croyant et l’infidèle, leurs feux ne se rencontrent pas ! »
L’esprit ailleurs, Alfa écoutait cette conversation. Il souffrait. Non point tant de la trahison d’Ayisha – la femme n’est-elle pas faite pour semer le trouble autour d’elle ? – que du comportement de son ami. Ainsi, Mohammed lui avait caché quelque chose. Lui qu’il croyait si proche. Lui avec qui il partageait tout. Il pensait que leurs âmes étaient faites de la même matière, leur poitrine animée d’un même souffle. Hélas, l’autre n’avait au ventre que l’envie de la fornication !
Ayisha, quant à elle, dissimulait son visage sous son voile blanc. Ce jour dont elle attendait tant de joie se terminait dans la honte et le chagrin. Elle savait qu’Alfa ne lui pardonnerait jamais d’avoir fait du mal à son ami. Et pourtant était-elle coupable ? De quoi ? D’être belle ? D’inspirer des sentiments qu’elle ne partageait pas ? Coupable. Coupable. La femme est toujours coupable. Quand avait-elle commencé d’aimer Alfa Guidado ? Il lui semblait qu’il avait toujours été présent dans son cœur. Le matin, elle guettait le son de sa voix plus fervente quand, avec ses compagnons, il mendiait sa nourriture à la porte des concessions. Chaque soir, elle gardait des restes de repas à son intention et elle courait les placer dans sa calebasse. À côté de lui, les autres talibés, Mohammed lui-même, semblaient vulgaires, faits d’une argile grossière comme celle de certains champs. L’amour ne peut se confondre avec un autre sentiment. Mohammed était un frère, tendrement chéri. Alfa était le maître qu’elle s’était choisi.
Amadou Sandji chantait un chant traditionnel d’épousée :
Il a bien raison, le roi, de nous battre.
Il bat le tambour royal pour nous en faire entendre le son,
Il enveloppe pour nous des femmes à la peau claire
Et les fait entrer dans les chambres nuptiales,
Il achète des noix de kola pour nous les faire croquer,
Il achète des destriers pour nous les faire chevaucher…
Les femmes reprenaient en chœur le refrain :
Il a raison de nous battre, le roi.
Brusquement un talibé entra en courant dans la cour, se précipita vers Alhadji Guidado et lui glissa quelques mots à l’oreille. Aussitôt le marabout frappa dans ses mains fines. La nouvelle était d’importance. Amadou Cheikou venait d’être pris d’un grave malaise et exigeait la présence de tous auprès de lui.
Cette nouvelle qui aurait dû gâter la fête donna un dérivatif au malaise général. Les marabouts s’en allèrent pour prier à haute voix. L’imam, pour diriger une récitation publique du Coran. Les curieux, pour aller rôder autour de la concession du souverain. On sentait que Hamdallay allait vivre des jours tissés d’intrigues et de tractations. Qui succéderait à Amadou Cheikou ? Qui recevrait son bonnet, son turban, son sabre et son chapelet, symboles de suzeraineté ? Son fils Amadou Amadou ? Son frère puîné ? Ou un des frères cadets de son père ? On disait que, quelques mois auparavant, Amadou Amadou avait déjà été désigné par son père comme successeur.
Bref, la fête se termina plus tôt que prévu et les femmes demeurèrent avec leurs bassines à moitié pleines de tatiré macina, leurs écuelles de dattes fraîches, leurs jattes de lait caillé mêlé de farine de mil.
Alfa revint jusqu’à la case de passage où il avait laissé Mohammed. Elle était vide. Il eut beau interroger anxieusement les esclaves et les femmes. Personne ne savait ce qu’il était devenu.
Mohammed arriva devant la mare d’Amba. En cette saison, les eaux étaient hautes, agitées d’un impatient mouvement de va-et-vient qui creusait leur centre en cuvette. Des vols de dyi kono, oiseaux de l’hivernage, rasaient la surface et plongeaient leur bec à la recherche de quelque poisson ou d’une tige grasse de bourgou. Mohammed descendit de son cheval et le frappa de la main afin qu’il s’éloigne et ne reste pas là à le regarder. Mais l’animal hennit et refusa de lui obéir.
Mohammed avait galopé d’une traite depuis Hamdallay. Il n’avait qu’une idée : en finir. Non, il ne fallait pas vivre ! Il ne fallait pas accepter que sa douleur s’apaise, devienne vaguement importune comme une épouse qu’on n’aime plus mais avec laquelle mille liens sont noués. Il ne voulait pas devenir semblable à tous ces hommes qui vivent sans vrai désir ni vraie joie, parce qu’ils n’ont pas le courage de se déprendre de la quotidienneté. Mourir à vingt ans. C’est-à-dire refuser l’existence avec une autre qu’Ayisha. Méthodiquement, Mohammed se débarrassa de ses vêtements. D’abord son caftan de soie blanche à encolure bordée de broderies à la haoussa. Ensuite sa tunique mi-longue. Puis, sa blouse de coton sans manches. Enfin la petite calotte qui emboîtait son crâne et il demeura là dans son pantalon bouffant, frissonnant dans l’air frais. Sous ses pieds, la terre gorgée d’eau était molle. Il se décida à avancer.
Comme il atteignait presque la rive rongée de nénuphars, Mohammed vit surgir un berger peul sur sa gauche. Drapé d’un pagne en laine noire, sous son chapeau conique, il se tenait en héron, sur une jambe, la seconde repliée à hauteur du genou, parfaitement immobile. L’apparition le surprit, car il lui avait semblé à son arrivée que les abords de la mare étaient déserts. Et puis que faisait ce berger sans troupeau dans la nuit naissante ? Il faillit battre en retraite, puis il eut honte de ce mouvement d’effroi, indigne d’un croyant. Néanmoins il sortit son chapelet de sa poche et se mit à l’égrener. Que faire à présent ? Se jeter à l’eau sous les yeux d’un témoin ? Mohammed, demi-nu, resta là à frissonner quand brutalement le vent se leva. Les eaux de la mare clapotèrent furieusement tandis qu’une nuée de crabes au corps translucide sortaient en désordre de leurs refuges. Un grand serpent noir et blanc apparut sur un lit de nénuphars et se mit à balancer sa tête plate, aux yeux couleur d’ambre, de droite et de gauche. Ces choses n’étaient pas naturelles. Mohammed battait en retraite quand il entendit appeler son nom. C’était la voix de Tiékoro. La voix de son père qu’il n’avait pas entendue depuis des années et dont les accents faisaient de lui à nouveau un petit garçon tremblant et traçant d’une main malhabile des lettres sur sa tablette. Il tomba à genoux :
— Père, où es-tu ?
Le berger peul laissa tomber son chapeau, découvrant son visage empreint de douleur. Des larmes ruisselaient le long de ses joues. Mohammed balbutia :
— Père, pourquoi pleures-tu ?
Pourtant ne savait-il pas la réponse ? Son père pleurait parce qu’il se condamnait au feu éternel, détruisant délibérément le temple de son corps. Et pour quoi ? Pour l’amour d’une femme. Toute l’horreur de sa résolution lui apparut. Il fallait vivre au contraire. Vivre. Vivre, purifié de désirs et d’émotions frivoles. Ah, qu’il était heureux qu’Ayisha n’ait pas partagé ses sentiments, puisqu’il aurait vécu enchaîné à son corps. Tandis qu’à présent, il était seul. Seul avec Dieu. Il balbutia :
— Père, pardonne-moi…
Comme il se précipitait vers la forme immobile pour l’étreindre et lui signifier son repentir, le berger peul disparut. Ce fut si soudain que Mohammed crut avoir été victime d’une illusion. Impossible ! Il entendait encore résonner son nom. Il sentait encore sur son visage le feu d’un regard. Alors il comprit que, par amour pour lui, Tiékoro avait quitté un instant le féerique Djanna, lieu d’asile de ceux qui ont su préserver leur cœur de passions. Une force nouvelle l’envahit. Oui, il allait vivre. Se battre. Désormais il serait un soldat d’Allah. Il enfila hâtivement ses habits, prit par la bride son cheval qui demeurait immobile, comme pétrifié par l’apparition et le flatta de la voix :
— Allons, ma belle ! Rentrons à présent !
Comme il atteignait la porte de Damal Fakala au sud de la ville, des lanciers l’arrêtèrent. Amadou Cheikou était mort.
Des quatre coins de Hamdallay, des lamentations s’élevaient :
Il est mort, Amadou, le père des pauvres et leur soutien.
Il est mort, Amadou, qui fut toujours soumis à Allah
Et qui recourut tant de fois
À l’indulgence alors qu’il avait la possibilité se sévir.
Il est mort, Amadou, qui a porté si haut le nom des Peuls…
Malgré la nuit, la foule était massée aux carrefours, les femmes, le visage voilé, se dissimulant dans l’ombre de leurs frères ou de leurs maris. Les esprits étaient inquiets. On se répétait la prédiction du cheikh El-Bekkay : « Un ouragan sera causé par la mort d’Amadou Cheikou. Le pays ne finira pas de compter un nombre d’années égal à celui des doigts des deux mains qu’un cataclysme venant de l’ouest s’abattra sur Hamdallay et alors nous grincerons des dents. »
Depuis des années, les Peuls faisaient la loi dans la région. Même les Bambaras en étaient venus à les craindre, évitant de les affronter ouvertement. Cette paix, cette sécurité allaient-elles être à nouveau menacées ? Le temps où on razziait leur bétail, où on distribuait à des étrangers leurs femmes et leurs enfants, où on exécutait leurs hommes allait-il revenir ? Mohammed rejoignit les Bambaras dans la grande maison à étage où on les avait logés. On commençait de s’inquiéter de sa disparition, Alfa Guidado étant venu s’enquérir de lui alors qu’on le croyait au mariage. Mandé Diarra, le chef de la délégation, craignait que la mort du souverain ne les retienne davantage dans cette ville qu’il haïssait déjà. D’autres se demandaient si le futur maître du Macina serait dans les mêmes dispositions qu’Amadou Cheikou et si, au lieu de rechercher l’alliance avec Ségou, il ne déciderait pas de s’allier au Toucouleur pour lui faire la guerre.
Mohammed prit place dans l’assemblée, assise en rond sur des tapis de haute laine, décorés de motifs de fleurs venus du Maroc. Jusqu’alors, étant donné son âge devant ces adultes, pères de famille, souvent couverts d’exploits à la guerre ou à la chasse, il n’avait droit qu’au silence quand on ne lui demandait pas de lire ou de traduire quelque texte. Contrairement à cette habitude, il prit la parole :
— Pourquoi se lamenter avant l’heure… C’est comme une pleureuse qui commencerait ses chants quand l’âme anime encore le corps…
Les gens se regardèrent avec surprise. Qu’arrivait-il au fils de Tiékoro Traoré ?