— Fa, fa ! Tu ne peux permettre qu’il reçoive ce marabout toucouleur chez nous. Tu n’ignores pas que Peuls et Toucouleurs sont parents et qu’il vient de Hamdallay. Qui sait s’il n’a pas comploté avec Cheikou Hamadou contre Ségou ? Même s’il n’en a rien fait, c’est ce que tout le monde croira !
Mais Diémogo n’était plus qu’un vieillard sans force. Il hocha la tête :
— Je n’y peux rien. Nya a persuadé tout le monde que c’est le suprême honneur pour notre famille !
Tiéfolo se releva. Plus de temps à perdre auprès de la natte de ce vieillard ! Il convenait d’agir. Aller trouver à nouveau le Mansa ? Tiéfolo n’avait pas apprécié la manière tiède dont il avait été reçu quelques mois plus tôt et les paroles prudentes du souverain : « Laisse partir l’enfant. Nous ferons le reste… »
Qu’avaient-ils fait ? Voilà que Tiékoro imposait à la famille la présence de ce marabout ! Tous ceux qui avaient entendu parler de lui affirmaient qu’il était plus fanatique que Cheikou Hamadou, car il appartenait à une autre confrérie qui considérait comme un devoir de tuer les infidèles et de chasser du pouvoir les rois idolâtres. La famille ne comptait-elle que des aveugles ? Personne ne voyait donc le danger ?
Tiéfolo, revenu de la chasse pour apprendre de Ténègbè ce qui se préparait, n’avait même pas pensé à dépecer son gibier et à faire les parts rituelles.
Il fallait passer auprès de tous les hommes de la famille et susciter une réunion du conseil qui mettrait Nya et son fils en minorité. Si cela échouait ? Eh bien, il faudrait retourner auprès du Mansa.
Tiéfolo commença par Siga qui était à sa tannerie. Elle semblait ce matin-là connaître un regain d’activité. Des esclaves, torse nu, les reins ceints d’un haillon couraient d’une fosse à l’autre tandis que des garankè écoutaient Siga qui, tout en parlant, traçait du doigt des modèles dans le sable. Tiéfolo s’étonna :
— Eh bien, il y a du nouveau ! Qui t’a passé commande ?
Siga baissa les yeux et fit d’un ton embarrassé :
— Est-ce que je pouvais refuser ? Je n’ai pas travaillé depuis des mois.
Pendant un moment, Tiéfolo ne comprit pas. Puis il murmura avec incrédulité :
— Le marabout toucouleur !
Siga inclina la tête :
— Quarante paires de babouches et quarante paires de bottes pour lui et ses compagnons. Autant pour ses fils et les fils de ses compagnons. Il a payé d’avance, la moitié en or, la moitié en cauris. Pouvais-je dire non ?
Tiéfolo se détourna. Il n’était pas un violent et pourtant, il sentait naître en lui une terrible colère qui, s’il ne la maîtrisait pas, le ferait se jeter sur son frère comme une de ces bêtes qu’il défiait dans la brousse. Qu’est-ce que l’homme s’il ne sait résister à l’attrait des biens matériels ? Pour une poignée d’or et quelques cauris de plus, Siga s’était vendu. Il était prêt à rallier le camp de ceux qui se prosterneraient devant le marabout et applaudiraient aux initiatives de Tiékoro. Après la colère, le dégoût, la nausée emplirent Tiéfolo. Puis des larmes lui vinrent aux yeux. Siga murmura :
— Sois réaliste, Tiéfolo. Il s’agit d’un homme considérable devant lequel tous les souverains se sont inclinés…
— Cela lui donne-t-il mission de détrôner le Mansa ?
Siga haussa les épaules :
— Détrôner ? Qui parle de détrôner ? Le Mansa peut se convertir…
C’en était trop ! Tiéfolo préféra s’éloigner.
Comme il allait à grands pas à travers les rues de Ségou, il rencontra Soumaworo, le forgeron-féticheur dont il affectionnait les services à chaque départ pour la chasse et à tout moment important de sa vie. Soumaworo l’attira près d’un mur et souffla :
— J’allais te voir. Ce matin, je remerciais Sanéné1 de t’avoir ramené sain et sauf de la brousse, quand il m’a révélé quelque chose…
Soumaworo baissa encore la voix :
— La mort est sur votre famille…
Tiéfolo se retint de hausser les épaules. Diémogo était au plus bas, cela tout Ségou le savait. Soumaworo fit doucement.
— Il ne s’agit pas de ce que tu penses, car la mort d’un vieillard n’est pas surprenante. Sanéné est formel : il s’agit de ton frère Tiékoro…
Tiéfolo frissonna. N’étaient-ce pas les mauvaises pensées qu’il nourrissait qui se transformaient en poison contre son frère ?
— Soumaworo, qu’est-ce que tu me racontes là ?
L’autre le tint sous le feu de son regard rougeâtre où la cornée se distinguait à peine de la prunelle :
— J’ignore les circonstances de cette mort, Sanéné ne me les a pas révélées. Veux-tu que je l’interroge et que je tente de la détourner ?
Tiéfolo resta un long moment silencieux. Il semblait fixer les murs des cases. En réalité, il ne voyait rien et tout son sang bouillonnait à l’intérieur de son corps. Il lui semblait qu’il ne tenait pas seulement entre ses mains le sort du clan, mais l’avenir de Ségou dont la survie dépendait de sa réponse. Cette responsabilité l’effrayait, le paralysait littéralement. Tiékoro disparu, l’islam n’aurait plus de propagateur ni dans la concession ni même dans le royaume. Les frictions s’apaiseraient. L’unité serait retrouvée. Le respect dû à la foi des ancêtres serait restauré. Il regarda le fleuve, serpent étincelant au détour d’une ruelle, et murmura très bas :
— Laisse la volonté des dieux s’accomplir.
Puis comme s’il avait honte de regarder Soumaworo dans les yeux, il lui tourna le dos et s’éloigna rapidement. Brusquement, une grande paix l’envahissait comme s’il était à présent délivré, rendu à la liberté de flâner. Il entra dans le marché aux bestiaux et admira des chevaux du Macina, qui piaffaient en broutant. Il adorait les chevaux, ces bêtes si différentes de celles qu’il traquait dans la brousse, qui savaient établir avec l’homme d’étranges rapports faits d’apparente soumission, de totale indépendance et de respect réciproque. Il interrogea le marchand, un jeune Sarakolé :
— Combien en veux-tu ?
Le garçon secoua la tête :
— Trop tard. Un envoyé du marabout toucouleur m’a retenu tout le lot. Il aura besoin de chevaux supplémentaires en quittant Ségou et il s’y prend à l’avance…
Tiéfolo étouffa la fureur qui renaissait en lui :
— Des chevaux supplémentaires ?
— Est-ce que tu oublies tous ceux qui décident de partir avec lui et de devenir ses disciples ? Il paraît qu’ils sont déjà plus de huit cents personnes à sa suite…
Tiéfolo explosa :
— Tu sais, Ségou n’est pas le Macina. Tu verras l’accueil que nous lui réserverons à ton marabout !
En quittant le marché aux bestiaux, il se heurta à un de ses esclaves qui se jeta par terre devant lui :
— Maître, nous sommes une demi-douzaine à te chercher. Le Mansa t’appelle de toute urgence au palais. Hâte-toi, car il est, semble-t-il, dans une grande colère…
En effet, le Mansa était pareil à un lion qui entre en fureur dans la brousse. Ses esclaves, ses conseillers et même ses griots se tenaient à une distance respectueuse pendant qu’abandonnant tout souci de dignité, il invectivait Tiéfolo :
— Est-ce que je ne devrais pas te faire jeter aux fers ? Ah, Traoré, vous êtes tous une race de fourbes et de traîtres. Ton frère s’apprête à recevoir dans votre concession le marabout toucouleur et tu ne te précipites pas pour m’en avertir ?
Tiéfolo, prosterné devant le Mansa, parvint à placer quelques mots :
— Maître du monde, je suis revenu hier seulement de la chasse. Tu vois, je n’ai même pas pris le temps de dépecer mes bêtes…
— Que le gibier que tu poursuis te rende impuissant, stérile ou te donne une hernie ! Tu viens me parler de chasse quand mon trône est en jeu ?
La malédiction que venait de prononcer le souverain était telle que le silence déjà pesant s’alourdit encore. Makan Diabaté osa poser sur son maître un regard de reproche. Puis, le Mansa Tiéfolo se calma. Un esclave se précipita pour lui offrir sa tabatière, un autre pour l’éventer, un troisième pour éponger la sueur qui coulait de son front. Makan Diabaté fit signe à Tiéfolo qu’il pouvait s’expliquer et ce dernier se redressa légèrement :
— Maître du monde, il y a quelques mois quand je suis venu te trouver, que m’as-tu répondu : « Laisse partir l’enfant. Nous nous occuperons du reste ! » Est-ce que je pouvais prévoir que tu ne ferais rien pour t’opposer aux projets de mon frère et de ses amis ?
Il y avait dans ces propos une critique implicite et les conseillers regardèrent avec inquiétude ce fou qui apparemment ne savait plus ce qu’il disait. Cependant la dignité de Tiéfolo était telle que le Mansa ne protesta pas. Il semblait au contraire prendre la mesure de l’homme agenouillé devant lui, encore vêtu de ses habits de chasse, le bonnet à pointes recouvert de gris-gris, la tunique bouffante resserrée à la taille par une haute ceinture incrustée de cauris au-dessus du pantalon court qui découvrait de beaux mollets griffés par les épineux de la brousse. Oui, Tiéfolo avait raison de lui en faire reproche. Il ne l’avait pas très bien accueilli lors de sa dernière visite, lui signifiant subtilement qu’il se méfiait des motifs de sa démarche. À présent, le Mansa était convaincu qu’El-Hadj Omar et Cheikou Hamadou s’étaient mis d’accord pour le détruire et s’appuyaient sur des complicités intérieures. On lui avait rapporté des propos d’El-Hadj Omar tenus à Hamdallay qui donnaient à croire qu’une opération était en préparation contre lui. Il fit :
— Mon père, le grand Monzon, disait toujours que le chemin de la ruse est plus sûr que celui de la force. Le marabout toucouleur entrera dans Ségou et ira loger chez ton frère. Je ne m’y opposerai pas. Je le recevrai dans mon palais. Mais une fois qu’il y sera rentré, les dieux savent quand il en ressortira et comment. Rentre chez toi, Tiéfolo. Je veux que tu me rapportes chaque soir les moindres paroles que le Toucouleur aura échangées avec ton frère.
Tiéfolo se retira.
En traversant les cours, il se faisait horreur. Le frère doit-il trahir le frère ? Épier ses paroles ? Les répéter ? Lui, un noble, voilà qu’il se comportait comme un esclave, obligé d’user des armes les plus viles pour essayer de s’élever au-dessus de sa condition. Puis il se rappelait les propos de Soumaworo et alors qu’ils l’avaient apaisé quelques instants plus tôt, maintenant ils l’emplissaient d’angoisse. Les ancêtres fassent qu’il n’ait rien à voir à cette mort ! Comme des griots se précipitaient vers lui, il les écarta avec une brutalité dont il était peu coutumier, car il aimait qu’on lui rappelle ses exploits dans la brousse et le lion qu’il avait tué à dix ans. Les hommes obéirent, mais il entendit derrière son dos leurs chants goguenards :
Chasseur, chasseur
Si tu es vantard, je ne vais pas te louer
N’est-ce pas toi qui extermines l’éléphant
Poursuis le buffle
Et fais disparaître la girafe
Au pelage couleur de soleil ?
Chasseur, chasseur, si je ne te chante pas
Qui seras-tu ?
N’est-ce pas la parole qui fait l’homme ?
À la hauteur de la mosquée de la Pointe des Somonos, Tiéfolo se trouva devant Tiékoro et, dans son embarras, il faillit rebrousser chemin. Il scruta le visage de son frère pour déceler cette ombre dont avait parlé Soumaworo, mais il ne vit rien que les traits d’un homme en apparence orgueilleux et satisfait du cours de sa vie. Quant à Tiékoro, il avait toujours considéré Tiéfolo comme un rustre qui se couvrait le corps de gris-gris pour traquer des bêtes qui ne lui avaient rien fait. Sa réputation de bravoure équivalait presque pour lui à une réputation de stupidité. Mais c’était le fils aîné du frère cadet de son père. Il devait s’en accommoder et il lui sourit courtoisement :
— La bara muso t’a-t-elle dit que je te cherchais hier ?
Tiéfolo baissa les yeux et fixa la poussière de la rue :
— Je sais ce que tu avais à me dire…
La froideur du ton était perceptible. Tiékoro fit avec douceur comme s’il s’adressait à un enfant obtus :
— Tiè, je sais ce que tu penses. Mais tu dois l’accepter, il n’y a de dieu que Dieu. Allah s’imposera comme un soleil aveuglant à toute cette région et notre famille sera bénie pour avoir favorisé cet avènement…
Tiéfolo fit brutalement, désignant la mosquée toute proche :
— Si tu veux prêcher, entre là-dedans !
Tiékoro demeura un instant immobile regardant s’éloigner son frère, puis avec un soupir il entra dans la cour de la mosquée.
Si les Bambaras de Ségou se refusaient de toutes leurs forces à l’islam, il n’en était pas de même des Somonos de la ville, en relation étroite avec de grandes familles maraboutiques de Tombouctou, en particulier celle des Kounta. Tiékoro tenait donc à organiser l’accueil d’El-Hadj Omar en collaboration avec eux. Or au lieu de l’empressement qu’il escomptait, Alfa Kane, l’imam de la mosquée qui prenait du thé vert avec Ali Akbar, son assistant, lui opposa un visage maussade, puis interrogea :
— Sais-tu que cet El-Hadj Omar est un adepte de la Tidjaniya ?
Tiékoro haussa les épaules :
— Qu’importe Qadriya, Tidjaniya, Suhrawardiya, Shadiliya… Ne sommes-nous pas tous des musulmans ?
— C’est toi qui le dis…
Il y eut un silence. Comme l’heure de zohour, deuxième prière de la journée, approchait, un à un ou par petits groupes, les fidèles commençaient d’arriver, ôtant leurs babouches et les rangeant soigneusement contre le mur. Puis la voix du muezzin déchira l’air. Tiékoro n’entendait jamais cet appel sans un émoi de tout son être. Il se rappelait la première fois qu’il avait entendu ce cri retentir au-dessus des murs de Ségou et senti que Dieu lui parlait, à lui, misérable vermine, les yeux scellés par des écailles. Il eut un frisson et songea :
— Qu’il me tarde, ô Dieu, de te rejoindre !
Mais Alfa Kane le ramena sur terre :
— Je ne veux rien avoir à faire avec l’arrivée du Toucouleur. Je te le dis, à cause de lui, le frère affrontera le frère, le musulman fera couler le sang du musulman. Vous redoutiez Cheikou Oumar ? Vous aviez tort, c’est celui-là qu’il faut craindre. Là-dessus, resserrant autour de lui les plis de son boubou d’une blancheur immaculée, Alfa Kane entra dans la mosquée.
Que faire ? Le suivre et le forcer à s’expliquer ? Au fond de lui-même Tiékoro n’était pas mécontent d’être seul à recevoir et à entourer le grand marabout. On verrait ainsi de quoi un Traoré était capable. Il ne manquait ni d’or, ni de cauris, ni de bêtes de selle. Les moutons, la volaille emplissaient les enclos. Le mil débordait des greniers. On ne savait plus où emmagasiner les tubercules de patates douces. Eh bien, l’arrivée d’El-Hadj Omar serait l’apothéose de sa vie de croyant !
À l’origine, tout séparait Maryem, la première épouse de Tiékoro, de Fatima, l’épouse de Siga. La première apparentée à un sultan, fondateur d’un empire, était née dans l’enceinte d’un palais, entourée d’esclaves attentives à ses désirs. La seconde était la fille d’une marieuse de Fès, profession rentable mais sans prestige réel. La première était énergique, habituée à commander et à être obéie. La seconde était indolente, un peu geignarde. La première était l’épouse d’un homme dont la réputation commençait de dépasser les limites de Ségou, l’autre d’un mauvais fils dont certains membres de la famille refusaient de prononcer le nom.
Et pourtant, elles étaient amies au point de ne pouvoir passer un jour sans se voir. Toute la journée, c’était entre elles un va-et-vient d’esclaves apportant de petits plats ou d’enfants chargés de messages et de présents.
Ce qui les soudait l’une à l’autre, c’était la haine de Ségou, le mépris des Bambaras, de leur religion et de leurs coutumes ainsi que le besoin de se le répéter constamment. Fatima était guérie de la folle inclination qu’elle avait eue pour Tiékoro en entendant sa femme décrire les moindres détails de son comportement avec une haine dont l’emportement ressemblait à celui de l’amour. Elle-même ne haïssait pas Siga, même si elle avait l’impression d’avoir été flouée. Totalement flouée. Comme un orpailleur découvrant que ses pépites ne sont que glaise. Elle se consolait en pensant à ses dix enfants plus beaux les uns que les autres, affectueux et tendres. La pauvreté de son mari l’empêchant d’avoir un grand nombre d’esclaves elle en prenait soin elle-même. Aussi sa vie n’était-elle que tétées, bouillies, rages de dents, accès de fièvre, diarrhées et premiers balbutiements. Comme Siga ne la reprenait sur rien, elle les avait élevés dans la croyance en Allah, les envoyant dès qu’ils en avaient l’âge à une école coranique pour enfants maures, de l’autre côté du fleuve.
L’annonce de la visite d’El-Hadj Omar réconcilia ces deux femmes avec Ségou. Elles commencèrent de harceler des couturières pour se faire confectionner des boubous. Le frère de Fatima lui avait envoyé de Fès des coupons de soie mêlée de fils d’or dont jusqu’alors elle n’avait pas fait usage. Maryem possédait des bijoux richement ciselés qui d’habitude dormaient dans des calebasses dans sa case. Un seul point la chagrinait : Tiékoro ferait-il venir Mohammed dans la suite du Toucouleur et aurait-elle son fils auprès d’elle ? Fatima tenta de la raisonner :
— Il n’est pas bon que pendant son service il revienne à la maison…
— Service ? Tu parles comme s’il s’agissait d’un soldat…
Fatima fit doucement :
— N’est-ce pas un soldat de Dieu ?
Maryem avait honte de se faire réprimander ainsi. Pourtant la foi est une chose, l’amour maternel une autre. Mohammed était son seul garçon. La pensée qu’il mendiait dans cette ville où, lui avait-on dit, les femmes allaient voilées, où les veuves devaient rester enfermées pour ne pas éveiller la concupiscence des vieillards la torturait. Elle refusa d’un geste des dattes fourrées que lui proposait Fatima. Elle n’avait aucun goût pour ces sucreries, la seule douceur à Sokoto étant le miel qu’on mélangeait au lait caillé. Fatima mordit dans la pâte brun et vert, puis déclara :
— Il paraît que tout va mal entre Cheikou Hamadou et le marabout toucouleur. Ce dernier avait l’intention de rester à Hamdallay jusqu’à la fin de la saison sèche. En fait, il a dû écourter son séjour…
Maryem écarquilla les yeux :
— Qui t’a dit cela ?
— Les Maures de l’école coranique de mes garçons. Ils ont reçu l’ordre des Kounta de Tombouctou de ne pas aller l’accueillir à son arrivée à Ségou.
— Mais pourquoi ?
Fatima haussa les épaules :
— Est-ce que je sais, moi ! Querelles de confréries, querelles de pouvoir, de prestige, querelles d’hommes, quoi !
Maryem se promit d’interroger Tiékoro à ce sujet. Pourtant affairé qu’il était à préparer la réception du marabout, à faire recrépir les cases qui devaient l’abriter avec sa suite, à couvrir les sols de tapis marocains, à faire brûler des essences odorantes destinées à parfumer l’air, à amasser des présents qui ne semblent pas dérisoires après ceux qu’El-Hadj Omar avait reçus de souverains, à vérifier les provisions de mil et de riz, à compter la volaille, bien chanceuse si elle pourrait avoir un moment d’intimité avec lui. Cela encore crucifiait Maryem – comme d’ailleurs les autres épouses de Tiékoro ! Pour cette réception, il ne prenait conseil que de sa mère ! Tous deux s’entretenaient des heures durant dans la case de Nya qui ensuite donnait des ordres, contrôlait, chicanait, grondait ! Après tout, Maryem, qui avait grandi dans le palais d’un sultan qui recevait la moitié de l’univers, aurait pu être de bon conseil ! Cette vieille Bambara qui n’avait jamais franchi le Joliba, saurait-elle traiter un moqaddem ?
Le vent rabattit vers elles la puanteur de la tannerie de Siga. Fatima leva les yeux vers sa compagne :
— Au moins tout cela aura servi à lui donner du travail !
Elle avait une expression de mépris et Maryem hocha la tête :
— Si je te dis que tout fétichiste qu’il est, j’ai beaucoup d’estime pour Siga ? C’est un incompris, voilà tout. Trop honnête, incapable de ruser, de calculer, de faire le geste qui sera payé en retour.
De toute évidence, elle pensait par comparaison à Tiékoro. Fatima protesta :
— Tu es injuste. Je crois que Tiékoro aime sincèrement Dieu et travaille à sa plus grande gloire. T’a-t-il raconté comment il s’est converti, tout seul, grâce à sa propre intuition ? Comment il a imposé sa vocation à la famille ?
Maryem prit un air excédé :
— Je n’entends que cela depuis des années.
Elle accepta le thé qu’apportait une esclave.
Tout va mal, entre le marabout toucouleur et Cheikou Hamadou, avait dit Fatima. Ne devrait-elle pas avertir Tiékoro et lui demander d’être prudent ? Leur fils était à Hamdallay. Il ne fallait pas qu’il soit victime de conflits dont ils étaient peu informés à Ségou. Mais Tiékoro l’écouterait-elle ? Il était décidé à œuvrer à la plus grande gloire de Dieu, du marabout toucouleur. Et accessoirement à la sienne !
1- Génie protecteur des chasseurs.