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En juin 1822, la ville de Cape Coast était considérée par certains comme la plus belle de cette partie du littoral africain appelé côte de l’Or. Ses rues larges et bien entretenues étaient bordées de somptueuses maisons de pierre appartenant aux commerçants anglais installés là depuis des décennies tandis que la population locale occupait une sorte de banlieue qui ne manquait pas totalement de charme, avec ses cases de boue séchée sous les palmiers et les cocotiers. Cependant la construction la plus impressionnante était sans aucun doute le fort. Il avait changé dix fois de propriétaire, passant entre les mains des Suédois, puis des Danois, puis des Hollandais avant d’être fermement tenu par les Anglais. Ceinturé par un mur épais, il avait la forme d’un triangle dont deux côtés faisaient face à la mer et surveillait les alentours à travers les yeux noirs et fixes de ses soixante-dix-sept canons que l’air marin rongeait, mais qui savaient encore faire feu. Jusqu’à une date récente, les Anglais y entreposaient les esclaves en partance pour les Amériques et n’en sortaient guère que pour commercer avec la population côtière, en particulier les Fantis, lors de l’arrivée des navires. Peu à peu, ils avaient gagné en importance et s’étaient institués les défenseurs des Fantis contre leurs ennemis de l’intérieur, les Ashantis. Cela n’avait pas empêché ces derniers de vassaliser la région et d’y installer un résident. Depuis qu’ils avaient aboli la Traite, les Anglais rongeaient leur frein à l’intérieur du fort, attendant que la Couronne décide des relations qu’elle entendait entretenir avec les nouveaux maîtres ashantis. Pourquoi n’attaquait-on pas ces barbares ? Pourquoi n’occupait-on pas toute la région pour commercer librement ?

C’était bien l’avis du nouveau gouverneur du fort, MacCarthy, et quand on lui signala l’arrivée d’une petite troupe de guerriers ashantis, il songea presque à faire tirer le canon. Ce qui le retint, c’est qu’on indiquait la présence dans leurs rangs d’un Blanc âgé et vêtu d’un uniforme de la Compagnie royale d’Afrique. Méfiant, il donna l’ordre à ses gardes de ne laisser pénétrer que ce vieillard, un interprète et le safohéné. Malobali et Kodjoe cherchèrent, quant à eux, une taverne où se restaurer. Sortant de l’humidité de la forêt, l’air de la mer paraissait sec par contraste, déposant sur les lèvres une pellicule qui avivait la soif et, curieusement, emplissait les yeux de l’eau salée des larmes. La taverne était une construction de brique qui parut fort élégante à Malobali entre ses bosquets de cocotiers, et qui surtout offrait la plus belle quantité d’alcools : du gin, du rhum, du schnaps, des vins français.

Le tenancier était un mulâtre, espèce qui commençait à proliférer sur toute la côte depuis que les Européens y étaient nombreux. Les premiers temps, les Danois, les Suédois ou les Anglais contractaient des sortes de mariages avec les femmes africaines et envoyaient leurs enfants, les fils surtout, étudier dans leurs pays. Puis, la coutume devenant trop courante, ils se bornaient dans le meilleur des cas à verser des pensions aux mères. Le tenancier remplit les calebasses à ras bord et s’enquit :

— Mais qui est ce Blanc que vous accompagniez ?

Malobali haussa les épaules, laissant Kodjoe expliquer :

— Il paraît qu’il est né dans un pays qu’on appelle Kisliar et qu’il a été vendu comme esclave…

— Tiens, tiens, on vend donc les Blancs comme esclaves ?

Kodjoe rejoignit Malobali à la table où il avait pris place. La taverne s’ouvrait sur une plage de sable blanc, jonchée çà et là de troncs de cocotier pourris, des débris de barques de pêche. Au loin, un navire européen avait jeté l’ancre et une flottille d’embarcations appartenant aux commerçants de la place l’entourait. On apercevait, entassés, les ballots de drap rayé rouge, vert, blanc, bleu, les enfilades de bracelets de laiton ou de corail, les fûts d’alcool, toutes ces choses en apparence futiles pour lesquelles les hommes se battaient. Kodjoe fit signe au tenancier de s’approcher pour remplir à nouveau les calebasses et, comme l’homme se courbait vers eux, il interrogea :

— Toi qui es une moitié de Blanc, tu connais les affaires des Blancs ?

L’autre rit :

— Ça dépend…

— Parlons de travail par exemple. Nous en avons assez de l’armée…

L’autre regarda la mer en fronçant les sourcils :

— Tout le monde afflue sur la côte et veut travailler pour les Blancs. Cela devient difficile. Il y a bien la mission. Vous me paraissez un peu grands pour être des catéchistes. Mais vous pouvez toujours essayer.

Malobali s’efforçait de faire taire ses répugnances quand l’homme lui fit observer :

— Tu n’es pas un Ashanti, toi. Tu m’as tout l’air d’un Peul…

Or Malobali détestait qu’on lui rappelle cette moitié de Peul en lui qui le rattachait à une mère qui l’avait abandonné, croyait-il. Il se renfrogna tandis que Kodjoe lui soufflait pour l’apaiser :

— Eh bien, ainsi tu trouveras peut-être plus facilement du travail !

En effet, les intrigues des Anglais et des Fantis étaient telles que le simple nom d’Ashanti était haï de la rivière Ankobra à la Volta ! D’autant plus que l’Asantéhéné n’y allait pas de main morte avec les pays soumis : lourdes taxations, tracasseries, humiliations de toutes sortes.

Kodjoe et Malobali décidèrent d’aller jeter un coup d’œil sur place.

Sous l’impulsion des méthodistes, un vent de zèle missionnaire soufflait sur Cape Coast. Le prosélytisme, autrefois circonscrit à l’intérieur du fort et à la douzaine d’enfants mulâtres que le personnel y produisait bon an mal an, s’attaquait à présent à la population locale. Une énorme église de pierre grise s’élevait au centre de la ville cependant que la mission, plus discrète, se cachait à moitié sur la route d’Elmina. À vrai dire, elle ne payait pas de mine ! Ce n’était qu’une baraque rectangulaire à toit de paille, précédée d’un jardinet où poussaient, pathétiques, des légumes et des fleurs. Sous un auvent, une poignée de garçons mesurait et coupait des billes de bois tandis qu’un chœur de voix grêles psalmodiait un chant incompréhensible et qu’une armée de porcs noirs fouillaient du groin dans la terre.

Intrigué sans doute par la présence de deux guerriers ashantis à sa porte, le missionnaire sortit sous la véranda. Stupéfaction, c’était un mulâtre ! Vêtu d’une épaisse robe de drap noir, avec au cou une sorte de chapelet terminé par une énorme croix de bois. Mais mulâtre !

Malobali et Kodjoe échangèrent un regard. Non, ils n’avaient rien à faire avec cette moitié de Noir. La cause était entendue : ils tournèrent les talons.

Quelle ivresse il y a à se promener dans une ville sous l’uniforme d’une armée conquérante ! Les marchands protégeaient leurs biens ; les hommes, leurs femmes qui, elles, ne pensaient qu’à se donner. Les enfants se précipitaient hors des concessions avec des cris suraigus et des battements de mains. Pourtant tout cela qui, autrefois, avait enchanté Malobali le laissait maintenant indifférent. Regardant autour de lui, il n’était nullement impressionné par Cape Coast, méprisant presque cette ville sans passé ni traditions. C’était le bon vouloir des Blancs qui l’avait fait naître, les Portugais appréciant ce mouillage qu’ils appelaient Cabo Corso, les autres Européens se battant à leur suite pour y planter leur fort. Alors Cape Coast s’étalait sans mur d’enceinte, ouverte, offerte comme ces filles que les Blancs prenaient, engrossaient et abandonnaient, sans mystère avec ses angles droits et ses bâtiments commerciaux. À la vérité, était-ce une ville ? Non, ce n’était qu’un entrepôt, à tout jamais marqué du sceau infamant du trafic en hommes. Comme le capitaine avait dispersé la compagnie, Malobali et Kodjoe se rendirent chez le résident de l’Asantéhéné, Owusu Adom, chargé d’exécuter les décisions du pouvoir ashanti. Owusu Adom était de sang royal, puisqu’il était le neveu de l’Asantéhéné, et, à ce titre, vivait entouré d’une large cour. Il possédait son tabouret, symbole sacré de son autorité, et dans le logement de fortune qu’il occupait s’affairaient des porteurs d’éventails, des porteurs de sceptres, des porteurs de queues d’éléphant, des porteurs de hamacs, des porteurs d’épées, des linguistes, des eunuques, des cuisiniers, des musiciens qui s’efforçaient de recréer l’atmosphère du palais royal où il avait grandi. Son capitaine, Amacom, indiqua aux deux hommes un baraquement où s’entassait déjà le reste de la troupe. Tout le monde était joyeux, car Amacom avait fait servir des calebasses de vin de palme et des bassines de foufou, avec une soupe à l’huile rouge. Malobali, tout en se lavant les mains, se moqua :

— Et voilà la fin de nos beaux projets !

Kodjoe leva les yeux au ciel :

— Est-ce que tu crois que je me décourage aussi vite ? Il doit bien y avoir des missionnaires qui sont deux moitiés de Blanc. S’il n’y en a pas, nous essaierons autre chose.

 

Cependant c’était jour d’audience à la cour de l’Asantéhéné à Kumasi.

L’Asantéhéné Osei Bonsu qui avait succédé à son frère aîné Osei Kwamé, que le Conseil avait déposé à cause de ses sympathies pour l’islam, était un homme de petite taille, mais très robuste, avec de magnifiques yeux étincelant d’intelligence. Il était assis sur son trône avec, à côté de lui, posé également sur un trône, le tabouret d’or, symbole du royaume ashanti, décoré de trois cloches et de trois clochettes d’or et de laiton. Osei Bonsu était vêtu d’un kenté, somptueux pagne tissé qui lui laissait une épaule nue, les pieds chaussés de larges sandales, car à aucun moment ils ne devaient toucher la terre. Ses bras et ses chevilles étaient encerclés d’énormes bracelets d’or finement travaillés et représentant les animaux les plus divers. Des colliers, des pectoraux, également en or, et une profusion d’amulettes musulmanes dans leurs étuis de cuir paraient son cou lisse et droit comme un tronc d’arbre. Il était flanqué des grands prêtres tandis que deux serviteurs agitaient autour de lui de larges éventails de plumes d’autruche. Osei Bonsu écoutait avec la plus profonde attention les paroles du chef des linguistes qui lui transmettait les propos d’un chef de village de la région de Bekwai respectueusement prosterné dans la poussière au pied de l’estrade.

C’est qu’une grave offense avait été commise.

Une fillette impubère avait été violée alors qu’elle se rendait au champ de ses parents dans la forêt. En d’autres circonstances, peut-être les parents de la petite victime se seraient-ils tus, car le coupable était un soldat de la très puissante armée de l’Asantéhéné. Mais cette fillette, Ayaovi, était leur unique enfant, née après la mort de six frères et de trois sœurs, la seule que les dieux leur aient permis de garder en vie. Ils exigeaient que justice soit faite. Quand le chef des linguistes se tut, les grands prêtres donnèrent leur verdict sans attendre. Ce crime était une offense à la terre elle-même. S’il n’était pas puni, celle-ci n’aurait pas de répit. Les chasseurs ne pourraient plus capturer de proies, les récoltes ne s’épanouiraient plus. Ce serait le chaos.

Qui était le coupable ?

Le kontihéné, commandant en chef des troupes, s’avança. D’après la description qu’en faisait l’enfant, il s’agissait d’un soldat qui ne ressemblait pas à un Ashanti, mais à un de ces mercenaires venus du nord, Peuls, Haoussas. Il se trouvait dans la région de Bekwai environ une semaine auparavant. À la lumière de ces faits, le kontihéné en vint vite aux conclusions. Il ne pouvait s’agir que de Malobali, le Bambara qui faisait partie de l’escorte de Wargee. Alors, il fallait le ramener à Kumasi pour être châtié.

Du temps d’Osei Tutu, fondateur du royaume, un tel crime aurait été puni de mort. Mais Osei Bonsu avait introduit une certaine mollesse dans les mœurs et avait une devise : « Ne jamais se servir de l’épée quand la voie de la négociation demeure ouverte. » Il donna l’ordre qu’asile soit donné à la famille plaignante dans une aile du château et, pour exprimer sa sympathie, demanda à son trésorier de lui remettre un dommafa1 de poudre d’or. Les prêtres et les anciens louèrent hautement la bienveillance royale.

Le royaume ashanti, dont Kumasi était la capitale, était appelé également le royaume de l’or. À la saison des pluies, l’eau détrempant la terre faisait apparaître des pépites que les agents de l’Asantéhéné n’avaient plus qu’à ramasser à la pelle. Le royaume abritait aussi des mines inépuisables, Obuasé, Konongo et Tarkwa, ce qui valait à son souverain le surnom de « Celui qui s’assoit sur l’or ». Et cependant, malgré cette extraordinaire prospérité, symbolisée par la profusion d’ornements qui couvraient sa personne, Osei Bonsu était triste et soucieux. Les Anglais, les Anglais !

Après avoir acheté des esclaves par bateaux entiers, voilà qu’ils supprimaient la Traite ! Pourquoi ? Que voulaient-ils à présent ? Qu’allait-il faire de ses captifs de guerre ? Allait-il les laisser croître au milieu de son peuple pour l’étouffer comme une mauvaise herbe dans un champ ? Allait-il les tuer comme des bêtes malfaisantes ? Par ailleurs, il avait beau multiplier les gestes de bonne volonté à leur égard, ils persistaient à favoriser toutes les rébellions dirigées contre lui. Pourquoi voulaient-ils la destruction de son royaume ?

Comme à chaque fois qu’il se sentait de cette humeur, Osei Bonsu décida d’interroger les dieux et les ancêtres. Était-on coupable de quelque négligence ? Non, chaque jour, on arrosait de sang les tabourets royaux. Lors du récent festival de l’Odwira, la viande des poulets et des moutons, cuite sans sel ni piment, avait été offerte avec la chair de l’igname, éclatante et tendre comme celle d’une jeune femme. Puis les portes, les fenêtres et les arcades du palais avaient été enduites d’un mélange de jaune d’œuf et d’huile de palme… Osei Bonsu envoya quérir le musulman Mohammed al-Gharba. Car s’il ne se sentait nullement tenté de se convertir à l’islam comme son frère aîné, il n’en avait pas moins la plus haute estime pour la science des musulmans et leur accordait une place considérable tant autour de lui que dans le royaume.

Certains faisaient partie de son conseil privé. D’autres avaient fonction d’ambassadeurs dans les pays musulmans du Nord. D’autres rédigeaient sa correspondance avec de lointains souverains et commerçants. Quant à Kumasi, un de ses quartiers était occupé par des musulmans et portait le nom d’Asanté Nkramo.

On ne savait trop de quelle région venait Mohammed al-Gharba. De Fès, selon certains. L’opinion générale voulait qu’il ait évolué dans l’entourage du sultan Ousmane dan Fodio. Ce n’était pas un vulgaire devin ou un gribouilleur d’amulettes. S’il déchiffrait le présent et l’avenir et faisait bénéficier Osei Bonsu de cette clairvoyance, c’était au nom d’Allah et pour le convaincre de Sa puissance.

Osei Bonsu se tourna vivement à son entrée :

— Je viens d’apprendre que les Anglais ont envoyé un autre gouverneur au fort de Cape Coast. Ils ne m’en ont pas informé et celui-ci ne m’a pas envoyé les présents d’usage…

Mohammed eut un soupir :

— Fils du Soleil, tu es trop bon. Cette race anglaise est fausse et perverse. Tout ce qu’elle veut, c’est le pouvoir, l’accès à ton or, le monopole de ton commerce. Il n’est pas possible de discuter avec elle. Attaque, attaque et détruis avant qu’il ne soit trop tard…

Osei Bonsu frémit :

— Trop tard ?

Mohammed dit doucement, tentant de diminuer la gravité de ses paroles :

— C’est écrit, maître. Les Anglais déferont la puissance ashanti et mettront la main sur le tabouret d’or…

Des propos si audacieux méritaient la mort. Osei Bonsu savait cependant qu’il ne s’agissait pas là d’impertinence et qu’il devait se fier à son conseiller. Il murmura :

— Entre en prière, Mohammed, et demande à ton dieu de se tenir à nos côtés. Si tu parviens à le fléchir, à le gagner à notre cause…

Là, il s’arrêta. Car, en effet, que pouvait-on offrir à un homme qui ne vivait qu’en esprit ? Un sentiment d’impuissance et de découragement envahit le souverain. Puisque c’était écrit, à quoi bon lutter ? Advienne que pourra…

Cependant, tout le monde ne partageait pas cette triste humeur. La petite Ayaovi était heureuse. Depuis trois jours que avec ses parents, elle était arrivée de Bekwai, elle vivait dans un enchantement constant. Quelle belle ville que Kumasi ! Son père lui avait montré l’emplacement de l’arbre kumnini, arbre qui tue le python, planté des siècles plus tôt par le fondateur du royaume. C’était du temps d’Osei Tutu. Kumasi, qui ne s’appelait pas encore ainsi, n’était qu’une bourgade. Mais l’arbre kumnini y avait déployé sa ramure et indiqué à tous les Ashantis qu’elle devait être leur capitale. Quant au palais, c’était à lui seul une véritable ville avec ses bâtiments, ses arcades, ses cours plantées d’arbres s’élevant jusqu’au ciel.

Devant tant de beauté, la petite Ayaovi en oubliait presque son chagrin. Sa honte. Cette cruelle blessure à son ventre. Après tout, elle n’avait que onze ans. Sautillant d’un pied sur l’autre, elle se mit à chanter une complainte de jeux qu’elle affectionnait avec ses compagnes, là-bas, au village. Puis elle se tut. De pareils enfantillages ne convenaient plus à sa position. Bientôt elle aurait un mari. Et quel mari ! Ayaovi revit le visage de Malobali. Brutal, sans doute, et déformé par le désir. Mais beau, si beau. Non, ce n’était pas simplement un de ces soudards qui traversaient la région, fusil à l’épaule, sabre d’abattage sur la hanche et gourdin au poing. Il ne ressemblait en rien à son compagnon. À preuve, elle avait déjà oublié ses traits à celui-là ! Malobali seul comptait. Ah, que les hommes envoyés à sa poursuite fasse diligence et le ramènent au plus vite !

Parfois Ayaovi était un peu inquiète. N’avait-elle pas menti sous serment en n’accusant qu’un seul homme ? Elle se rappela les paroles du prêtre, égorgeant la bête :

Terre,

Être suprême

Je m’appuie sur toi

Terre

Ne permets pas que le mal triomphe.

Oui, elle avait menti. Bah, elle secoua ces pensées. Après tout, elle n’avait que onze ans ! Elle se faufila à travers la cour pleine de soldats jusqu’à une des portes et regarda sur la grande place les tulipiers et leurs fleurs écarlates, les palmiers royaux et, à peine moins arrogants, les kapokiers qui couvraient le sol de fibres grisâtres. Sur les talons d’Ayaovi, sa mère était sortie. Depuis la tragédie, elle ne connaissait pas de repos, se reprochant d’avoir mal gardé son enfant. N’est-ce pas elle que ces soudards auraient dû violer ? Elle qui n’ignorait rien du corps d’un homme, et non sa fragile fillette, à peine sortie de l’enfance ?

Son mari la rabrouait. Pourquoi pleurait-elle ? Ce n’était pas la première fois que des hommes abusaient de fillettes impubères. Alors, le coupable était tenu d’offrir un mouton. On le sacrifiait à la Terre que le prêtre aspergeait de sang, afin d’obtenir son pardon. Puis à la puberté de la fille, on accomplissait les rites et le mariage était célébré. Voilà tout ! Bientôt, Ayaovi aurait un mari, et quel mari ! Un guerrier des armées royales ! Sûrement l’Asantéhéné lui ferait don de quelque terre qu’on planterait de palmiers à huile. Et le chœur des filles accompagnant les mariés chanterait :

Que Dieu te donne des garçons et des filles !

Qu’il te donne l’âge mur !

Ah ! Les ancêtres savent toujours ce qu’ils font. De tout mal sort un bien.

1- Mesure ashanti pour peser l’or.