La ville de Hamdallay, dont le nom signifiait « Louange à Dieu », avait été fondée en 1819 et sa construction avait duré trois ans, grâce aux soins de maçons venus de Djenné. Elle était divisée en dix-huit quartiers, entourés d’un mur d’enceinte percé de quatre portes, au-dessus desquelles s’élevait comme un brouillard la respiration des fidèles célébrant Allah. On n’y comptait pas moins de six cents écoles coraniques où l’on apprenait le hadith, le tawhil1, l’oussoul2 et le tassawouf3, tandis que les sciences auxiliaires comme la grammaire ou la syntaxe étaient enseignées dans des institutions spécialisées. Hamdallay était un lieu austère. La police y était assurée par sept marabouts. Toute personne rencontrée en ville une heure après la prière de l’entrée de la nuit était arrêtée aux fins de vérification d’identité. Elle devait réciter la généalogie de sa famille et indiquer la date depuis laquelle elle était convertie à l’islam. Ensuite elle devait indiquer les raisons de sa présence à Hamdallay. De même l’hygiène et la propreté étaient rigoureuses. Interdit d’uriner dans les rues. Ou d’y laisser couler le sang des bêtes égorgées. Les vendeuses de lait devaient couvrir leur marchandise et tenir près d’elles une calebasse d’eau afin de se laver les mains.
Mohammed frissonna en passant près du grand tamarinier situé près de la porte nord, au pied duquel se faisaient les exécutions capitales, puis près de la prison centrale et de l’emplacement pour l’exécution des sentences. Cette ville ne lui inspirait que frayeur. Les hommes avec lesquels il avait fait le voyage lui avaient appris que les élèves de Cheikou Hamadou vivaient de charité publique et allaient de porte en porte mendier leur nourriture, qu’ils dormaient la nuit sur la terre nue et ne se lavaient jamais en signe d’humilité. L’enfant était terrifié, car il avait horreur des insectes, puces et punaises qu’il voyait déjà sortir de tous les replis de sa peau. Un disciple le conduisit jusqu’à la concession de Cheikou Hamadou et le remit à l’une de ses femmes, la belle Adya.
Sans le savoir, Mohammed traversait les mêmes affres que son père dans la cour d’El-Hadj Baba Abou à Tombouctou. Mais Cheikou Hamadou n’était pas El-Hadj Baba Abou. Mohammed fut introduit auprès d’un homme d’une cinquantaine d’années, de taille assez haute, le regard vif et bienveillant, vêtu avec une grande simplicité d’un boubou fait de sept bandes de coton, chaussé de sandales de peau tannée et la tête ceinte d’un turban bleu sombre de sept fois sa propre coudée. Il sourit à Mohammed :
— As salam aleykum…
Mohammed baissa les yeux :
— Wa aleyka salam. Bissimillahi4…
Cheikou Hamadou interrogea avec la même douceur :
— Parles-tu arabe ?
— Un peu, maître !
— Maître ? Appelle-moi père, car c’est cela que je devrai être pour toi…
Mohammed avait toujours associé la piété à l’arrogance, la connaissance au manque d’indulgence pour les faiblesses d’autrui. Comme cet homme était différent de son père ! Etait-ce là le chef dont on redoutait les armées dans le Bambouk, le Kaarta, le Mandé, sans parler de Ségou ? Il ne portait d’autre arme que son chapelet. Mohammed tomba à genoux :
— Père, qu’Allah fasse que je ne déçoive jamais ton affection…
À ce moment, Abdoulaye, fils cadet de Cheikou Hamadou, entra dans la pièce et son père se tourna vers lui :
— Prends bien soin de ce garçon. Son père fait resplendir le nom d’Allah chez les infidèles de Ségou… Sans son œuvre, ce royaume serait, en vérité, celui des Ténèbres…
Puis il signifia que l’entretien était terminé.
Il n’en fallait pas davantage pour que les larmes sèchent sur les joues de Mohammed et qu’il envisage l’avenir avec sérénité. Pour la première fois, il réalisait qu’il était le fils d’un homme important et il se reprochait de l’avoir beaucoup plus craint qu’aimé. Son père était un saint et il ne le savait pas.
Cependant Abdoulaye le conduisait jusqu’à la partie ouest de la concession où logeaient les élèves. Une quarantaine de garçons de onze à quinze ans environ se tenaient dans une sorte de dortoir, tous affligés d’une extrême maigreur avec ce brillant de la peau, tendue à craquer, qui accompagne la mauvaise alimentation. Leurs boubous étaient haillonneux et sales, leurs pieds nus. Ce qui frappa encore Mohammed, c’étaient les égratignures et les cicatrices qui couturaient leurs jambes, leurs bras, leurs mains comme s’ils avaient enduré des épidémies de variole et de gale. D’un coup les propos des voyageurs lui revinrent en mémoire et son inquiétude renaquit. Abdoulaye le présenta brièvement :
— Voilà votre frère Mohammed Traoré. Il vient de Ségou…
Puis il se retira. Quand il eut disparu et qu’on pouvait le supposer à bonne distance, ce fut un tollé général, l’imitation des cris d’animaux les plus divers, les danses et les pirouettes les plus effrénées. On ne se serait pas cru dans un lieu réservé à l’enseignement de la parole de Dieu. Un garçon vint cabrioler de façon obscène devant Mohammed répétant :
— Traoré de Ségou. C’est un Bambara, mangeur de chiens et de viandes impures, buveur et fornicateur…
Que faire ? Déclarer qu’il n’était pas entièrement bambara, mais à moitié peul et apparenté au sultan de Sokoto ? Cela revenait à renier son père et il ne le pouvait. Se battre ? Il était frêle, habitué à toujours avoir le dessous. Il fit dignement :
— Un Bambara ? Allah connaît-il donc les races ? Je suis un musulman, votre frère en Lui.
Il y eut un silence qui indiquait qu’il avait marqué un point. Au bout d’un moment, un garçon de sa taille s’approcha de lui et se présenta :
— Je m’appelle Alfa Guidado…
La finesse de traits d’Alfa était telle qu’on se demandait s’il n’était pas une fille qui, par quelque caprice s’étant coupé les cheveux, portait un habit masculin. Le teint aussi clair qu’un Maure, les cheveux bouclés, les yeux obliques et pleins de feu, les lèvres rouges et charnues, ornées au coin gauche d’un grain de beauté. Son père était l’un des sept marabouts chargés d’assurer la police de la ville, homme si pieux qu’il s’était affranchi du besoin de manger plusieurs fois par jour, se contentant d’un bol de lait caillé par semaine.
Alfa Guidado interrogea :
— Es-tu le fils de Modibo Oumar Traoré ?
Mohammed fut ébloui. Ainsi, la renommée de son père était-elle si grande ? Alfa poursuivit :
— Bori Hamsala n’est pas un mauvais bougre bien qu’il soit moqueur. Il est toujours prêt à partager la nourriture qu’on lui donne…
La nourriture qu’on lui donne ? Mohammed dressa l’oreille. Est-ce vrai ce qu’on racontait ? Alfa le regarda avec une sorte de pitié :
— Ne sais-tu pas que tant que nous cherchons Dieu, nous devons vivre de mendicité quelle que soit la richesse de nos parents ? Ah, mon cher, fini le temps où ta mère t’apportait un bol de dèguè, où tu couchais sur une natte bien propre, sous une épaisse couverture. Adieu douceurs, joies, délices ! Notre calvaire commence. Mais quel calvaire ! Et pour quelle cause !
Cependant Hamdallay était en émoi pour la venue d’un visiteur qui n’était certes pas Mohammed Traoré. Il s’agissait d’El-Hadj Omar Saïdou Tall, Toucouleur du Toro. Totalement inconnu cinq ans plus tôt, il arrivait paré d’une extraordinaire réputation de sainteté et de connaissance du Coran. Il avait effectué plusieurs pèlerinages à La Mecque, séjourné à Sokoto, vécu quelques années au Caire, visité en Palestine les tombeaux des prophètes Abraham et Jésus, effectuant tout au long de ses voyages des guérisons miraculeuses. Que venait-il faire à Hamdallay ? Sans doute la renommée de Cheikou Hamadou l’attirait-elle ? Sans doute avait-il entendu vanter l’organisation administrative, fiscale et militaire du Macina et entendait-il rendre hommage à un frère en Allah ? Néanmoins, l’entourage de Cheikou Hamadou n’était pas rassuré. On disait que de nombreux prophètes avaient prédit qu’El-Hadj Omar parviendrait à réaliser un empire qui engloberait Nioro, Médine, Ségou, Hamdallay et d’autres cités à présent libres et orgueilleuses. L’Almami5 du Fouta n’avait-il pas déclaré à son sujet :
— Il construira à lui seul plus de mosquées que vos esprits ne peuvent imaginer… ?
Cheikou Hamadou lui-même était serein. Il pensait qu’El-Hadj Omar venait se recueillir sur la tombe du saint Abd el-Karim, mort l’année précédente au cours de sa visite à Hamdallay. D’ailleurs un homme de Dieu tel que lui n’avait jamais l’esprit troublé.
Peu après l’arrivée d’El-Hadj Omar, Mohammed et Alfa mendiaient devant la clôture de tiges de mil de la concession de Bouréma Khalilou, membre du Grand Conseil, chargé de la direction du Macina et haute autorité en tous les domaines. Les servantes déversèrent dans leurs calebasses des reliefs copieux de tatiri masina6 qui changeait du son de mil qu’ils recevaient généralement des maisons les plus pieuses ! Mohammed allait se jeter avec voracité sur cette nourriture inespérée quand Alfa lui ordonna :
— Laisse ! Ne sais-tu pas que tu dois porter cela au réfectoire et tout partager avec les autres ?
Depuis des semaines qu’il était à Hamdallay, Mohammed n’était plus qu’un ventre. Affamé. Perpétuellement vide. Gargouillant de vers. La faim l’empêchait de penser. La faim l’empêchait de prier. La faim l’empêchait de dormir. Quand il fermait les yeux, c’était pour rêver de ces plats savoureux et chauds que préparaient les femmes de la concession à Ségou. Ah, il ne savait pas son bonheur alors ! Sa bouche s’emplissait d’une salive amère qui coulait sur son menton et se mêlait à ses larmes. Cent fois, il avait été tenté de fuir. De retourner à Ségou. De retrouver l’abri tiède des bras de Maryem et les jeux avec les jeunes frères ! Pourquoi souffrait-il ainsi ? Un midi, il était tombé, terrassé par le soleil et la faim, et il avait souhaité mourir là, comme un chien, loin des siens. Que dirait Tiékoro si on venait lui annoncer : « Ton fils aîné a passé ? » Prendrait-il conscience de sa dureté et de son injustice ?
Le malheur, pour Mohammed, c’était d’avoir Alfa Guidado pour ami. Il se serait lié de la même manière avec Bori Hamsala, Alkayda Sanfo ou Samba Boubakari, dont les journées n’étaient que réflexions sur les voies et moyens de se procurer à manger, que tout aurait été différent. Mais Alfa était aussi pur que beau. C’était comme un onguent de muse dont le parfum ne se dissipe pas. Un don de Dieu. Les maîtres devaient corriger sa tendance à l’exaltation et au mysticisme, mais Cheikou Hamadou l’aimait et, souvent, il le faisait paraître devant lui pour s’entretenir de sujets relatifs à la foi. Par son seul regard, Alfa faisait honte à Mohammed d’être empêtré dans la chair, d’avoir un estomac, un ventre, des viscères, d’être pareil à ces chiens auxquels on interdisait l’accès de la ville, leur assignant le soin des troupeaux. Parfois il tendait à Mohammed sa calebasse à moitié pleine en disant :
— Tiens, je n’en ai pas besoin…
Mais, dans sa bouche, ces mots n’étaient empreints d’aucune arrogance. Il faisait simplement un constat.
Un hangar avait été édifié derrière la concession de Cheikou Hamadou et faisait fonction de réfectoire. Une fois la quête terminée, les disciples s’y rendirent, en passant devant la mosquée.
La mosquée de Hamdallay ne comportait ni minaret ni ornement architectural. Les murs étaient hauts de sept coudées et délimitaient un espace couvert précédé d’une cour de belles dimensions où avaient lieu les ablutions rituelles. On comptait douze rangées de piliers délimitant des travées réservées aux lecteurs du Coran, aux copistes penchés sur les ouvrages rares et aux fabricants de linceuls, chargés de rappeler par cette tâche que la mort s’inscrit au centre de la vie.
À Ségou, il n’y avait pas de pareils monuments. Certes, les mosquées étaient de plus en plus nombreuses. Mais elles demeuraient discrètes comme si Allah acceptait de s’abaisser pour vaincre. Aussi, à chaque fois que Mohammed passait devant cet édifice orgueilleux, son cœur battait plus vite, empli de peur et de respect.
Les disciples se réunirent dans leur réfectoire et, une fois le partage fait, Mohammed considéra tristement ce qui lui restait à avaler. Une fois de plus, il se remplirait le ventre d’eau. Il portait tristement la dernière bouchée de riz à sa bouche quand Abdoulaye, qui était son mentor, parut et lui ordonna : « Dépêche-toi. El-Hadj Omar veut te voir… », il se fit un silence stupéfié. Comment un pareil visiteur prêtait-il attention à une vermine comme le petit Mohammed Traoré de Ségou ? Sans le respect dû à Abdoulaye, on l’aurait cru devenu fou !
Mohammed se leva vivement, alla se laver les mains et suivit Abdoulaye. Il n’osait pas le questionner et le tam-tam de son sang l’assourdissait. Ils entrèrent dans la concession, traversèrent la salle où était rangée la fabuleuse collection de manuscrits de Cheikou Hamadou, puis pénétrèrent dans la salle du Grand Conseil que l’on appelait encore salle aux Sept Portes parce qu’elle avait trois ouvertures au nord, trois au sud et une à l’ouest. Cette salle du Grand Conseil était magnifique. Elle était percée de très petites ouvertures de manière à laisser pénétrer peu de lumière et à assurer une ventilation parfaite. Sa voûte était réalisée au moyen d’arcs en bois prenant naissance au tiers de la pièce, selon une technique empruntée au pays haoussa.
Cheikou Hamadou était assis au milieu de plusieurs hommes. Mais on ne pouvait se tromper sur l’identité de celui qui était El-Hadj Omar, car il se signalait immédiatement à l’attention. C’était un fort bel homme d’une quarantaine d’années, vêtu avec une munificence qui contrastait avec l’extrême simplicité de mise de son hôte et rappela à Mohammed les goûts vestimentaires de son père. Il portait une blouse blanche brodée, un burnous arabe de drap bleu ciel, garni de passementeries d’argent et un lourd turban noir qui soulignait la dignité hiératique de ses traits. Mohammed ne put détacher son regard du sabre à large fourreau de cuir repoussé accroché à sa taille. Il lui sembla que c’était le symbole même de cet homme pieux, mais conquérant, qui faisait la guerre au nom de Dieu. Cheikou Oumar sourit :
— Voici notre fils Mohammed Traoré…
El-Hadj Omar sourit à son tour. Un sourire où entrait à la fois la courtoisie, voire l’affabilité, une légère raillerie et comme la supputation heureuse du carnassier. Il fit d’une voix bien timbrée :
— Approche, n’aie pas peur !
Mohammed franchit l’espace interminable qui le séparait du grand marabout, les yeux fixés sur les revers de ses bottes de peau souple comme un tissu. Puis il releva la tête et manqua défaillir sous le regard scrutateur qui se posait sur lui. Il eut l’impression que cet homme pouvait lire en lui, déchiffrer la géographie secrète de pensées et d’instincts qu’il ne se connaissait pas lui-même. El-Hadj Omar interrogea :
— Pourquoi me crains-tu ?
Mohammed parvint à articuler :
— Je ne te crains pas, maître…
À peine eut-il prononcé cette phrase qu’il s’en repentit. Quelle audace ! Quelle impudence ! Oui, il devait craindre un esprit si considérable, lui poussière à la surface de la terre, et son éclat devrait l’éblouir ! Il chercha désespérément à réparer cette gaffe mais El-Hadj Omar reprenait déjà :
— Je tiens à te dire que j’ai la plus grande estime pour ton père Modibo Oumar Traoré qui possède les pleines lumières de la religion et les répand autour de lui. En signe de mon amitié, c’est chez lui que je logerai à Ségou où je me rends en quittant Hamdallay. Aucune demeure ne saurait me convenir aussi bien que la sienne…
Mohammed était naïf. Pourtant il n’ignorait pas la controverse qui faisait rage autour de son père, et il réalisa l’effet que la présence d’un tel hôte chez lui produirait dans Ségou. Sûrement on en parlerait jusqu’au palais du Mansa ! Mais, quel honneur pour leur famille ! Un homme qui avait été reçu par les souverains les plus illustres ! Un saint ! Un prophète ! Dans sa confusion, il ne trouva rien à dire et se retira avec l’impression d’avoir été malgracieux et stupide pendant tout l’entretien.
Ce fut tout à fait par hasard que Mohammed fit la connaissance de sa famille du Macina. Tiékoro lui avait bien parlé de sa grand-mère Sira. Mais, depuis son arrivée, il avait été trop occupé à s’accommoder de cette ville glaciale où même le chant des griots était interdit, à s’accoutumer aux sonorités de la langue peule du Macina, si différente de celle de Sokoto que parlait sa mère, à approfondir sa connaissance de l’arabe et à lutter contre son corps, que cette histoire lui était complètement sortie de l’esprit.
Il mendiait avec Alfa devant une concession située non loin de la porte Damal Fakala. Depuis quelques jours, un vent sournois soufflait dans les rues de Hamdallay, déjà humide puisqu’elle était située dans une ancienne zone d’inondation. Aussi entre chaque litanie, une quinte de toux lui déchirait la poitrine. Brusquement une femme sortit d’un enclos, le saisit par le bras et dit d’un ton de révolte :
— Non, Dieu ne demande pas que les enfants des femmes meurent pour lui !
Malgré ses protestations, elle l’entraîna à l’intérieur. Mohammed avait trop faim et trop froid pour refuser une calebasse de bouillie de mil bien chaude, puis du lait caillé aromatisé. Un peu honteux tout de même, il remercia la femme et elle l’interrogea :
— Tu n’es pas un Peul, toi ?
Il secoua la tête :
— Non, je suis un Bambara de Ségou.
Le visage de la femme se décomposa tandis qu’elle soufflait :
— De Ségou ? Alors tu as peut-être entendu parler de Malobali Traoré, le fils de Dousika ?
— C’était mon père…
La femme fondit en larmes. Quelques instants plus tard, Mohammed et Alfa se trouvaient devant la famille au grand complet.
Sira n’avait pas eu la vie facile. D’abord, elle n’avait jamais pu se consoler de Ségou qu’elle avait quitté pourtant de son plein gré. Ensuite, elle n’avait jamais aimé son mari Amadou Tassirou, même si elle l’avait servi fidèlement et lui avait fait quatre enfants. Quelque chose lui répugnait dans cet homme toujours occupé à rouler les grains d’un chapelet et la bouche pleine du nom de Dieu, qui la nuit venue se jetait avidement sur son corps et à qui il fallait des concubines toujours plus jeunes comme s’il entendait par elles rendre vigueur au sang de ses artères. À sa mort, elle avait refusé d’être donnée à son cadet et, pour éviter le scandale, elle était partie pour Hamdallay avec ses enfants et quelques vaches que la famille de son mari lui réclamait encore. C’est grâce à leur lait qu’elle avait élevé ses enfants, s’installant avant toutes les autres femmes sur le marché et y vendant le meilleur koddè. Les années qui passaient lui enlevaient sa beauté, mais non son courage et sa détermination. Il semblait que les dieux avaient fait la paix avec elle, quand Tiékoro était venu lui apprendre la mort de Malobali en pays lointain.
Mort au loin ! Ah, mauvaise mort ! Qu’est-ce que Malobali recherchait sur les chemins du monde ? Sa mère.
Sa mère au sein plus aride que la gousse du baobab ! Elle l’avait tué, aussi sûrement que si elle lui avait attaché trois pierres au cou avant de le jeter dans le puits.
Sira délira des jours et des nuits. Puis elle guérit, car on ne peut forcer la mort. Elle guérit, mais elle ne fut plus qu’une vieille femme silencieuse, absente, tâtonnant pour allumer le feu ou traire une vache, s’entaillant les mains en hachant les feuilles de baobab. Sa fille aînée, M’Pènè, la prit avec elle et, chose qu’on n’attendait pas, jamais grand-mère ne fut plus douce à apaiser un nourrisson ou à le baigner. Elle fixa Mohammed de ses yeux que la douleur avait blanchis et fit doucement :
— Olubunmi ? C’est toi, Olubunmi ?
M’Pènè et tous ceux qui assistaient à la scène comprirent que tout se mélangeait dans sa vieille tête.
Quel baume sur le cœur de Mohammed que de retrouver des parents ! Si Sira l’effrayait un peu, il regardait M’Pènè et revoyait les traits de son père. Qu’il est beau, le sang ! C’est comme un fleuve qui irrigue des terres lointaines et qui pourtant n’oublie jamais sa source !
Mohammed accablait M’Pènè de reproches :
— Pourquoi n’es-tu jamais venue nous voir à Ségou ?
— Notre mère ne l’aurait pas permis…
— Bon, à présent, c’est moi qui t’y conduirai et te présenterai à toute la famille…
Les fils de Sira, Tidjani et Karim, regardaient cela avec amusement. Cette partie de la vie de leur mère ne les concernait pas. Ils étaient des Peuls, quant à eux, des Peuls du Macina. Néanmoins, ils se prirent de sympathie pour ce petit parent. Ma foi, on l’aurait pris pour un « bimi », comme disaient les Bambaras. La petite Ayisha, quant à elle, fille aînée de Tidjani, avait le cœur serré, car elle avait vu une plaie suppurante à la cheville de Mohammed, hâtivement couverte par un mauvais emplâtre de feuilles.