Tiékoro fit paraître son fils Mohammed devant lui :
— Cheikou Hamadou nous fait un grand honneur. Il m’écrit pour demander que tu lui sois confié afin qu’il achève ton éducation religieuse.
Mohammed occupait une place particulière dans son foyer et dans la concession tout entière. C’était le premier fils qu’il avait eu de Maryem, l’épouse que lui avait donnée le sultan de Sokoto, à son retour de La Mecque. Elle avait eu coup sur coup trois filles et Tiékoro désespérait d’avoir un héritier digne de lui. Car tout en les aimant à sa manière, il ne pouvait oublier le statut d’Ahmed Dousika et d’Ali Sunkalo, les fils de Nadié. Ils n’étaient après tout que les fils d’une esclave. Or Maryem était apparentée à un sultan, née et élevée dans l’or, l’opulence et le bien-manger. Aussi Mohammed était-il presque un enfant royal.
En butte depuis sa naissance à la jalousie et à la haine de tous ceux qui, ne pouvant exprimer leurs véritables sentiments à Tiékoro, se vengeaient sur lui, Mohammed était un garçon introverti, écorché vif et qui vivait attaché au pagne de sa mère. À la pensée d’en être séparé, son désespoir fut tel qu’il osa se rebeller et protester :
— Est-ce que les Peuls du Macina ne sont pas nos ennemis ?
Tiékoro le foudroya du regard :
— Ose répéter pareille chose que je t’écrase, vermine ! Est-ce que ce ne sont pas nos coreligionnaires et nos frères en Allah, le seul vrai Dieu ?
L’enfant n’osa plus rien dire. Néanmoins, il savait la haine des Bambaras pour les « singes rouges », les « noircisseurs de planchettes », les « bimi1 » qui, s’ils n’étaient pas parvenus à les soumettre, comme ceux de Djenné et de Tombouctou, les avaient si souvent humiliés. Il bégaya, retenant à grand-peine ses larmes :
— Quand dois-je partir ?
— Quand je te l’ordonnerai…
Comme il se détournait, serrant son boubou autour de lui et dessinant ainsi ses formes fluettes, le cœur de Tiékoro se serra. Il le rappela, tenté de rompre avec sa froideur habituelle et de le serrer contre lui, en murmurant : « C’est pour ton bien que j’accepte cette offre. L’islam vaincra. Il triomphe déjà. Bientôt, le monde n’appartiendra qu’à ceux qui possèdent l’écriture et la connaissance des livres. Notre peuple, malgré toutes ses qualités humaines, sera traité d’ignorant et de fruste… »
Pourtant, comme Mohammed revenait vers lui, il ne sut lui parler et se borna à dire :
— Quand tu seras à Hamdallay, va rendre visite à ta grand-mère Sira.
Mohammed, peu au fait des complexités de la généalogie familiale, écarquilla les yeux :
— Nous avons des parents dans le Macina ?
Tiékoro inclina affirmativement la tête. Comme il se rasseyait sur sa natte, sa seconde femme, Adam, vint lui apporter sa bouillie du matin. Après la mort de Nadié, c’est avec joie et gratitude que Tiékoro avait accueilli la rupture de ses fiançailles par la princesse Sounou Saro. Car il n’avait plus qu’un désir : vivre seul, ne plus jamais prendre une femme dans ses bras. Il lui semblait qu’il n’aurait pas trop de toute son existence pour expier sa faute. Puis le sultan de Sokoto lui avait donné Maryem. Puis Cheikou Hamadou lui avait donné Adam, une fille de sa famille. Et il y avait déjà ce commerce commencé il ne savait comment avec Yankadi l’esclave qui élevait les fils de Nadié ! Ainsi sans l’avoir voulu, il se trouvait maître de deux épouses et d’une concubine, père d’une quinzaine d’enfants ! Mais chaque nouvelle naissance à son foyer, loin de le remplir de joie, l’emplissait de honte, lui faisant mesurer l’abîme entre ses aspirations et la robustesse de ses instincts. C’est pourquoi il regarda avec irritation le ventre proéminent d’Adam et déclara que la bouillie était trop liquide. Sans mot dire, elle reprit la calebasse et repartit vers les cuisines.
Tiékoro n’attendit pas son retour et se dirigea vers la zaouïa. Elle comptait à présent deux cents élèves appartenant aux familles les plus aristocratiques de Ségou, qui toutes faisaient le même calcul. N’était-il pas judicieux de donner à au moins un fils la connaissance de l’islam ?
Chaque jour s’écoulait selon le même rythme. D’abord la révision du Coran. Puis les commentaires, traités sous l’angle du droit ou de la théologie. Après le repas de midi venait la récitation du Livre sacré, qui ne se terminait qu’à la prière de l’après-midi. Ensuite, les enfants allaient travailler les champs de mil ou les jardins potagers qu’ils entretenaient sur les terres de la famille Traoré. Tiékoro, qui s’était toujours refusé au travail de la terre, ne les suivait pas. Il commençait d’égrener son chapelet. Puis il rejoignait la mosquée pour la prière du couchant, y demeurait jusqu’à la prière de l’entrée de la nuit à discuter question de foi avec l’imam. On parlait de plus en plus de la voie Tidjani et de l’ouvrage de Cheik Ahmed Tidjani Djawahira el-Maani2. Ensuite, Tiékoro reprenait le chemin de la concession familiale, avant de rejoindre sa case, s’arrêtait chez Nya qui l’informait de tout et prenait son conseil sur tout. Fiançailles, mariages, noms à donner aux enfants, baptêmes, dots.
Tiékoro aimait ces heures avec Nya dans la paix nocturne. À présent qu’il avait perdu Nadié, Nya restait le seul être à éprouver pour lui un amour sans faille. Et, s’entretenant avec sa mère, Tiékoro s’entretenait aussi avec Nadié, car non seulement Tiékoro ne chérissait ni Maryem ni Adam, mais encore il avait l’impression qu’elles voyaient clair en lui et le méprisaient. Hypocrite ! Il n’était qu’un hypocrite ! Avide d’honneurs ! Avide de gloire ! Et qui avait trouvé en se parant du nom d’Allah le moyen d’attirer l’attention ! Sa piété ne cachait rien que l’ambition de briller !
La conscience que Tiékoro avait de son indignité contrastait avec le respect que les souverains de pays aussi divers que le Macina, le sultanat de Sokoto, le Fouta Toro et le Fouta Djallon lui témoignaient, faisant de lui un être taciturne, violent, hésitant constamment entre l’exaltation et l’abattement. Comme il entrait dans l’enclos de la zaouïa, les plus jeunes élèves, qui malgré le régime de prières intensif auquel ils étaient soumis n’étaient que des gosses, chahutaient, se poursuivaient et roulaient dans le sable dans des parodies de bataille et des jeux violents. À sa vue, tout le monde s’immobilisa. Ceux qui étaient à terre se relevèrent et époussetèrent hâtivement leurs boubous. Des rangs se formèrent et des dizaines de paires d’yeux fixèrent le sol. Tiékoro haïssait l’effet qu’il produisait sur cette jeunesse et souvent, dans son exaspération, il talochait à tour de bras des joues, des fronts, des paupières qui n’avaient que le tort d’être trop dociles. Il entra dans la partie de l’enclos réservée aux élèves du deuxième degré et s’installa sur sa natte. Un à un, les enfants vinrent prendre place autour de lui.
Mohammed, les yeux boursouflés, vint s’installer parmi les derniers. Sans doute avait-il couru auprès de sa mère pour mêler ses larmes aux siennes. Ah ! il était grand temps de le séparer de Maryem qui l’amollissait ! Grand temps d’en faire un homme ! Bien sûr, la famille s’irriterait de la préférence qu’il marquait ainsi à un de ses enfants. Il imaginait déjà les commentaires. L’aigreur d’Ahmed et d’Ali qu’il avait mariés à deux filles de bonne naissance, mais sans grande fortune et qui trimaient dans les champs familiaux. L’inquiétude d’Adam concernant ses fils à elle. Pourtant, Tiékoro se préoccupait surtout des conséquences politiques de son acte. Les tensions entre Peuls et Bambaras s’attisaient. Le Mansa parlait de lancer une offensive de grande envergure contre le Macina et à cet effet s’approvisionnait en fusils de traite et en poudre de guerre, pressant le souverain du Kaarta de faire alliance avec lui. Envoyer son fils dans le Macina serait mal vu. Pourtant, pouvait-il refuser l’honneur fait à sa famille ? N’était-ce pas sa parenté, même lointaine avec le sultan de Sokoto qui était reconnue ainsi ?
Revenant sur terre, Tiékoro regarda fixement les petits visages anxieux tournés vers lui :
— Combien d’entre vous ont suivi le conseil que j’ai donné hier ?
Il y eut un flottement dans la classe, personne ne sachant manifestement à quoi il faisait allusion. Puis Alfa Mandé Diarra se leva :
— Moi, maître. Comme tu l’as recommandé, j’ai écrit le divin nom d’Allah sur le mur en face de ma couche afin qu’il soit à mon réveil la première image qui s’offre à mes yeux…
Alfa Mandé appartenait à la famille royale, étant le fils d’un frère du défunt Mansa Da Monzon. À cause de cela, Tiékoro lui accordait un traitement de faveur, l’exemptant du travail de la terre et le libérant deux jours par semaine afin qu’il retourne chez son père qui résidait à Kirango. Il espérait qu’Alfa Mandé entraînerait à sa suite d’autres enfants royaux. Or il n’en était rien. Aucun des fils du Mansa Tiéfolo ne l’avait imité et Tiékoro, qui, après la mort de Da Monzon, avait sollicité une entrevue du nouveau souverain pour l’entretenir de questions relatives à l’islam, n’avait jamais eu satisfaction. Ah, le temps était loin où Da Monzon le consultait sur tout et l’envoyait en ambassade dans les cités musulmanes ! Ceux qui entouraient Tiéfolo n’avaient que guerres en tête ! Ne comprenaient-ils pas que même s’ils tuaient les Peuls du Macina jusqu’au dernier, l’islam était venu dans la région pour s’imposer ? Pour prendre racines comme un arbre toujours vivace qui ignore les rigueurs de la saison sèche, qui verdit quand la broussaille autour de lui devient jaune ? Ah, esprits obtus et bornés !
Tiékoro félicita Alfa Mandé qui était sans contredit un de ses élèves les plus brillants et entonna :
— Oui, écrivez ce divin nom sur vos murs. Au lever, prononcez-le avec ferveur du fond de l’âme afin qu’il soit le premier mot sortant de vos lèvres et frappant votre oreille. Au coucher…
En parlant, il croisa le regard de Mohammed et il lui sembla que l’enfant le perçait à jour, décelant clairement son pharisaïsme et sa folle vanité. Alors, comme pour s’étourdir, il clama plus fort :
— Si vous persistez, à la longue la lumière contenue dans le secret de ses quatre lettres se répandra sur vous. Une étincelle de l’essence divine enflammera votre âme et l’irradiera…
Pourtant le regard de Mohammed ne contenait rien qui puisse choquer Tiékoro, l’enfant étant trop jeune, trop respectueux pour envisager de juger son père. D’autres le faisaient à sa place et Tiéfolo, fils aîné de Diémogo, était de ceux-là.
Tiéfolo ne cessait de se souvenir qu’il avait lui-même été chercher Tiékoro à Djenné après la mort de Dousika. Et ne cessait pas de s’en repentir. Il croyait bien faire alors, satisfaire aux dernières volontés du défunt, réaliser l’unité de la famille… S’il avait pu savoir qu’il travaillait simplement à la ruine et à l’humiliation de son père !
Il ne supportait plus de voir Diémogo réduit au rôle d’exécutant des volontés de Tiékoro. Il ne supportait plus la proximité de la zaouïa. Il ne supportait plus d’entendre ces litanies à la gloire d’un Dieu auquel les siens ne croyaient pas. Ses jours n’étaient plus qu’une fiévreuse interrogation sur la manière de débarrasser la famille de Tiékoro. Quand sa première femme la bara muso Ténègbè s’approcha de lui pour lui confier ce qu’elle venait d’apprendre, il la regarda avec incrédulité :
— Qu’est-ce que tu racontes là ?
Ténègbè garda le silence. C’était une très jolie femme, originaire du Kaarta, apparentée par sa mère au défunt Mansa Fula-fo Bo, « Bo le tueur de Peuls, dont le souvenir était encore présent dans tous les esprits. Tiéfolo crut que la haine qu’elle portait à l’islam et à cause de lui à Tiékoro l’égarait, et il haussa les épaules :
— C’est impossible ! Il n’a aucun respect pour notre famille et notre royaume. Pourtant il ne ferait pas cela…
Ténègbè fit simplement :
— Eh bien, tu me croiras quand tu verras Mohammed enfourcher le cheval qui le conduira à Hamdallay…
Là-dessus, elle se retira. Perplexe, Tiéfolo sortit dans la cour. La saison des pluies se terminait. Le feuillage des cailcédrats et des tamariniers était d’un vert éclatant. Les jardins potagers des femmes étaient en fleurs. Bientôt, il faudrait recrépir les murs des cases, refaire les toits abîmés par les averses. C’était le moment de l’année où tout homme actif sentait son sang inonder joyeusement son cœur et procurer une excitation agréable à ses membres. Dans quelques semaines, une fois ces travaux accomplis, Tiéfolo prendrait le chemin de la brousse à la poursuite de gibier. Et pourtant, loin de l’anticipation heureuse qu’il aurait dû éprouver, il ne ressentait qu’angoisse et exaspération. Il se dirigea à grands pas vers la case de son père, décidé cette fois à agir.
Diémogo s’entretenait avec le chef des esclaves et lui indiquait les tâches à entreprendre. C’était le seul domaine où Tiékoro, qui n’y entendait rien, lui laissait une certaine autonomie.
Tiéfolo s’approcha de son père, attendit respectueusement qu’il daigne se tourner vers lui, répondit à ses salutations, puis souffla :
— Est-ce que c’est vrai, ce que j’entends ? Il va envoyer Mohammed chez nos ennemis du Macina ?
Diémogo eut un geste d’impuissance :
— C’est ce que Nya m’a appris. Il lui a tellement obscurci l’esprit qu’elle considère cela comme un grand honneur pour notre famille…
— Un honneur ? Mais nous passerons pour des traîtres et des espions !
Des espions ? Au moment où Tiéfolo prononçait ces mots, un plan germa dans son esprit. Espions ? Avec une soudaineté qui le déconcerta, il prit congé de son père, retourna chez lui où il se changea, revêtant des habits plus élégants. Puis il sortit de la concession. À voir l’opulence de Ségou dans ces années-là, on comprenait pourquoi elle excitait à ce point les convoitises des Peuls de Cheikou Hamadou. Bien sûr, ces « singes rouges » ne parlaient que d’y implanter l’islam. Mais tout le monde savait qu’ils n’avaient d’autre désir que de faire main basse sur ses richesses et de contrôler ses marchés. Les Bambaras, chassés de Djenné par les persécutions religieuses, avaient rapporté de nouvelles techniques de maçonnerie et les maisons semblaient de véritables palais, avec, au-dessus des auvents des portes, de hauts panneaux décoratifs triangulaires et au faîte des murs des frises régulières. Chaque marché illustrait la diversité des échanges commerciaux du royaume : mil, riz, vin de miel d’abeille, coton, parfums, encens, peaux, poisson séché et fumé, et objets de traite que leur abondance rendait communs. Quelques années plus tôt, les femmes se jetaient sur cette pacotille. À présent elles ne lui accordaient plus un regard. Seules la poudre de guerre, les armes, les eaux-de-vie continuaient d’exciter l’envie, mais leur vente était strictement contrôlée par le Mansa.
Tiéfolo traversa la grand-place entourant le palais royal. Il le savait, c’était jour de réception du souverain et personne ne saurait lui interdire de l’approcher. Des ouvriers s’affairaient autour des murs d’enceinte, les badigeonnant avec une peinture ocre faite d’un mélange de boue et de kaolin, bouchant les fissures, redessinant les frises. Les tisserands royaux avaient pris place dans la deuxième cour et les longs serpents blancs des bandes de coton mordaient les métiers. Plus loin, les esclaves faisaient cercle autour d’un bouffon qui frappait de ses doigts bagués sur des calebasses. Tiéfolo fronça les sourcils. N’était-ce pas un Peul ? Ah, ces singes rouges étaient partout !
Le Mansa Tiéfolo avait succédé à son frère Da Monzon qui, même mort, continuait de le narguer. Car, il était moins beau, moins fort, moins admiré des femmes que lui et ne parvenait pas à être plus victorieux sur les champs de bataille. Allongé sur sa peau de bœuf, le coude enfoncé dans un oreiller de cuir orné d’arabesques, il écoutait avec ennui un griot qui lui exposait le problème de deux plaignants. Son œil vif s’arrêta sur Tiéfolo au moment où il entrait dans la salle et il eut une exclamation moqueuse :
— Hé, n’est-ce pas le frère de « Papa-mosquée », qui nous fait l’honneur d’être des nôtres ?
Car c’était là le surnom donné à Tiékoro.
Tiéfolo inclina sans mot dire son front dans la poussière, attendant d’être invité à parler. Cependant, au fur et à mesure que son tour approchait, il se mit à douter du bien-fondé de sa démarche. N’aurait-il pas dû d’abord s’ouvrir de ses intentions à son père et obtenir son accord ? Allons donc ! Diémogo l’aurait prié de demander la réunion du conseil de famille, qui, une fois de plus, sous l’impulsion de Nya, aurait donné raison à Tiékoro.
Était-il bon de porter des querelles de famille devant le souverain ? Mais, précisément, ce n’était pas des affaires de famille. La décision de Tiékoro concernant Mohammed dépassait le cadre du clan et mettait peut-être en danger les intérêts du royaume. Tiéfolo en était là de ses discussions avec lui-même quand Makan Diabaté, le premier griot, appela son nom. Pris de court, Tiéfolo commença par bégayer. Peu à peu cependant, il parvint à exposer son affaire.
Il n’ignorait nullement le respect qui est dû à un aîné. Il savait d’autre part que le monde n’était pas une pierre ruée dans sa surdité. Voilà pourquoi il avait accepté la conversion de son frère Tiékoro, l’afflux d’idées et de mœurs nouvelles qu’elle entraînait. Pourtant il lui avait été plus difficile d’accepter deux belles-sœurs, étrangères et Peules, l’une venant de Sokoto, l’autre du Macina. Plus difficile encore d’accepter la transformation d’une partie de la concession léguée par les ancêtres en un lieu de réunions et de prières impies. Voilà qu’à présent son frère entendait envoyer un de ses fils à Hamdallay dans la demeure de Cheikou Hamadou lui-même ! Alors, il se le demandait, son frère n’était-il pas un espion à la solde d’une puissance étrangère ? Comment expliquer des liens si étroits et si privilégiés avec l’ennemi principal du royaume ? Le bien-être de Ségou passant avant tout, il était venu faire part de ses soucis et de ses soupçons au Maître des eaux et des énergies.
Pendant que Tiéfolo parlait, tous admiraient sa prestance, la noblesse de ses traits et étaient de cœur avec lui, car le comportement de Tiékoro était critiqué de tous. Néanmoins, les esprits étaient partagés. Le frère doit-il dénoncer le frère ? Tout cela ne pouvait-il se régler sous l’arbre à palabres d’une concession familiale ?
Quand Tiéfolo se tut, il se fit un grand silence. Par les ouvertures de la salle de réception pénétraient une brise tiède et les accents d’un orchestre quelque part dans une des cours du palais. Finalement le Mansa déclara :
— Homonyme3, c’est là une bien délicate affaire et je comprends qu’il t’en coûte d’en parler…
En même temps, il scrutait Tiéfolo du regard, s’efforçant de deviner ses mobiles. Était-ce vraiment le souci de Ségou qui l’animait ? Ne disait-on pas que Tiékoro avait ôté toute autorité à Diémogo, et le fils ne défendait-il pas les intérêts de son père ? Une fois Tiékoro convaincu d’espionnage et puni comme il le méritait, à qui profiterait son exclusion ? Pourtant le visage de Tiéfolo respirait la sincérité. On pouvait se fier à cet homme. Il ne cherchait pas à nuire à son frère – du moins pas seulement. Dans sa réelle détresse et dans son impuissance, il faisait appel à son souverain comme au suprême recours. Même si le Mansa éprouvait une profonde antipathie pour Tiékoro, il n’était pas homme à agir impulsivement. Il dit :
— Ne t’oppose pas à son désir. Laisse partir l’enfant à Hamdallay. Fais taire ceux de ta famille qui seraient tentés de maugréer contre cette décision. Nous nous chargeons de le surveiller et nous saurons bien ce qu’il cache…
Mandé Diarra, prince du sang et conseiller fort influent en cour, haussa les épaules :
— Je connais Tiékoro Traoré et ne l’ai pas plus en sympathie que vous autres. Pourtant, Fama, quel intérêt a-t-il à trahir Ségou ? Que peut lui offrir le Peul que nous ne possédions pas ici ? Des terres ? Il y en a en abondance. Des…
Tiéfolo l’interrompit, rendant un involontaire hommage à son frère :
— Si Tiékoro trahit, ce n’est sûrement pas pour des biens matériels. Ce n’est qu’affaire de religion. Il croit sincèrement que son Allah est le seul vrai Dieu et qu’il a pour mission de lui rendre gloire…
En quittant le palais, Tiéfolo fit un détour pour passer par la concession de Siga. Il avait été de ceux qui considéraient que Siga déshonorait le nom des Traoré en exerçant le métier d’un homme de caste et qui réclamaient son exclusion du clan comme un voleur ou un assassin. Puis, sans qu’il sache trop comment, l’affection pour son frère lui était venue, peut-être née de la pitié.
Pour retenir sa femme Fatima qui menaçait de retourner à Fès, Siga avait fait bâtir une maison que les curieux de Ségou ne cessaient de venir admirer, faisant pour cela un détour par le marché aux plantes médicinales. Elle était en briques de boue comme les autres demeures de la ville, mais adossée pour ainsi dire à la rue et entièrement tournée vers l’intérieur qu’occupait une cour circulaire creusée d’un bassin. Tout autour de ses deux étages couraient des galeries rehaussées d’arcs et de colonnades, sur lesquelles s’ouvraient les pièces principales. Le sol des cours, des galeries et de certaines pièces était recouvert de sable blanc et fin que Siga avait fait venir à grands frais d’une crique spéciale sur le Bani. Mais, le plus surprenant, c’était la tannerie, construite au flanc de la demeure. Pendant toute une saison sèche, on avait vu Siga, tête nue, pareil aux esclaves qu’il employait, creuser des bassins et des fosses entourés d’une bordure circulaire de pierre et prolongés par des rigoles d’écoulement. Deux ateliers attenants à ces bassins et ces fosses étaient destinés au séchage des peaux et à leur emmagasinage. Siga s’était entendu avec des bouchers qui lui vendaient des peaux. Comme elles étaient fraîches, il devait les saler lui-même avant de les tremper dans un premier bain tiède pour les faire légèrement gonfler, et de les soumettre à des lavages successifs. Hélas, de ce complexe fort impressionnant, il n’était rien sorti ! Siga avait-il mal calculé l’inclinaison du terrain pour les bassins et les fosses ? Sous-estimé la difficulté d’un approvisionnement régulier en peaux et l’opposition des garankè qui n’avaient pas voulu se soumettre à un homme qui héréditairement n’était pas de leur profession ? Ni babouches, ni bottes, ni ceintures, ni harnais… n’avaient été produits. Une année même, le sel ayant si cruellement manqué à Ségou que les femmes bambaras salaient les aliments avec de la cendre de leur foyer, des stocks de peaux s’étaient irrémédiablement abîmés, répandant leur puanteur à travers les rues de la ville et jusqu’aux portes du palais du Mansa.
Désormais, Siga végétait du produit de la vente de quelques babouches qu’il expédiait à un commerçant de Djenné et de tissus brochés que lui envoyait parfois son ancien maître de Fès. À part cela, il cultivait un champ dont la famille sous la pression de Tiékoro lui avait cédé la jouissance.
Tiéfolo n’entrait jamais dans la belle maison de Siga sans avoir l’impression de pénétrer dans le temple d’un dieu capricieux qui s’était refusé en dernière minute à combler ses suppliants. Tout avait été préparé pour le satisfaire, les autels couverts de lait, de fruits et de sang, les paroles rituelles prononcées et les battements de tam-tam minutieusement exécutés. Mais le dieu n’était pas descendu. Pourquoi ? Dans le patio, Fatima était entourée de deux esclaves qui étaient aussi les concubines de Siga, trop pauvre pour se payer de nouvelles épouses. Il sembla à Tiéfolo qu’elle avait encore grossi et bien qu’habitué à considérer l’embonpoint chez les femmes comme un signe de prospérité et de beauté, il pensa qu’elle devrait s’en tenir là. Elle posa sur lui son regard gris, demeuré très beau, dans la boursouflure des traits et fit d’un ton geignard :
— Il est couché. La fièvre l’a pris ce matin…
Depuis près de dix ans, son bambara était atroce et c’était bien le signe de son refus de s’intégrer au pays de son mari. Puis elle se remit à dévorer des dattes fourrées que son frère lui expédiait régulièrement avec du henné et des fards comme s’il s’agissait de choses essentielles. Tiéfolo grimpa jusqu’à la chambre de son frère. Siga avait prématurément vieilli et on lui aurait bien donné dix ans de plus qu’à Tiékoro, comme si la vie de jeûnes et de prières de ce dernier lui conservait la jeunesse. Ses cheveux grisonnaient. Une barbe peu soignée et de même teinte couvrait ses joues et il avait les yeux veinés de rouge du buveur impénitent de dolo qu’il était. Siga s’étonna :
— Je te croyais parti à la chasse ! Ne me dis pas que les antilopes et les phacochères ne t’ont pas encore appelé ?
Tiéfolo s’assit sur un escabeau :
— Il y a plus important que la chasse… Est-ce qu’il ne serait pas temps de rétablir l’ordre et l’autorité dans la famille ?
Puis il lui fit part de la décision de Tiékoro concernant Mohammed. Mais Siga haussa les épaules :
— N’est-ce pas son fils et n’a-t-il pas le droit d’en faire ce qui lui plaît ?
En réalité, Siga voyait bien où Tiéfolo voulait en venir. Or il était las. Sa vie lui faisait l’effet d’une pirogue de pêcheur somono, ancrée sur la berge du Joliba quand les eaux refluent, après la saison des pluies. Sous la faible impulsion du courant, elle parvient à se détacher de la glaise et en zigzags imperceptibles, elle descend, heurtant les îlots de roseaux et accrochant aux bancs d’huîtres. Quand il se rappelait les illusions et les rêves qui animaient ses jours et ses nuits à Tombouctou et à Fès, il se demandait ce qu’il était advenu du jeune homme qu’il avait été. Défait. Détruit. Mort. Aussi sûrement que Naba et Malobali. Oh, bien sûr ! il pouvait toujours se chercher des excuses : personne ne l’avait compris et soutenu, sa femme n’avait pas été celle qu’il souhaitait. Pourtant il savait que tout le mal venait d’une tare secrète et mystérieuse que son sang charroyait. Il eut une quinte de toux, puis déclara :
— Ne compte pas sur moi pour t’aider à perdre Tiékoro. D’ailleurs tu n’y parviendras pas. Les dieux sont avec lui.
Tiéfolo eut un rire :
— Les dieux ! Quels dieux ?