Fétichiste ou pas, le bon peuple de Ségou se massa sur le bord des rues pour regarder le cortège d’El-Hadj Omar. Il lui apparaissait comme un magicien qui avait réalisé des prodiges extraordinaires. Ne disait-on pas qu’il avait fait revenir l’eau dans un puits à sec ? Pleuvoir sur une ville assiégée qui manquait d’eau et ainsi risquait de se rendre ? De même, n’avait-il pas guéri des malades, ramené à la vie des mourants par simple imposition des mains et énoncé de quelques paroles ? On comparait ces miracles à ceux des forgerons-féticheurs de Ségou, et les esprits les plus rétifs devaient reconnaître qu’ils les surpassaient. Les femmes stériles, croyant que ses regards leur permettraient d’enfanter, jouaient des coudes avec les estropiés, les scrofuleux et les incurables pour se placer au premier rang. Les aveugles se glissaient sous les pieds de la foule en psalmodiant des complaintes destinées à s’assurer l’indulgence, tandis que des petits malins proposaient des calebasses d’eau à un cauri, car la chaleur était intense. Les tondyons quadrillaient les artères, mais le Mansa leur avait demandé de ne pas intervenir, de laisser agir les innombrables espions disséminés çà et là.
Tiékoro, ayant informé le Mansa de la venue de cet hôte illustre, était parti l’accueillir à Sansanding avec une petite cohorte d’esclaves et de coreligionnaires soninkés puisqu’il n’avait pu fléchir la réserve des Somonos. Ces derniers avaient même reçu une lettre du cheikh El-Bekkay de Tombouctou, qui disait :
« Sous couleur de rénover l’islam, cet homme sera cause de la mort de beaucoup d’innocents. » Soudain, le Joliba se noircit de pirogues, de chevaux crinière au vent, de radeaux chargés de vaches, de moutons, de paniers de volailles, d’hommes et de femmes. La foule massée à l’extérieur des murs de la ville poussa un grand cri :
— Ils arrivent !
Du coup, tous ceux qui étaient restés à l’intérieur se précipitèrent pour voir les arrivants et les tondyons eurent bien du mal à les contenir.
Le cortège d’El-Hadj Omar comptait un millier de personnes, élèves, partisans, serviteurs, femmes, enfants. Il était précédé par un détachement de lanciers du Macina que Cheikou Hamadou lui avait donné pour l’escorter, protégés par des cottes de mailles, chaussés de hautes bottes souples et la tête entourée d’énormes turbans de soie noire. Mais les tondyons s’opposèrent à ce que ces ennemis entrent dans Ségou-Sikoro, et ils descendirent de leurs chevaux pour camper sur les bords du fleuve. Il était pratiquement impossible d’apercevoir El-Hadj Omar lui-même. D’abord parce que ceux qui l’entouraient étaient trop nombreux et aussi parce qu’ils lui faisaient volontairement écran. Dans cette ville impie, dans ce repaire d’idolâtres, qui savait d’où viendrait le danger ? Une flèche était vite partie du faîte d’un toit. Une balle d’un fusil à deux coups qu’on retrouverait abandonné dans la poussière. Aussi les habitants de Ségou en étaient-ils réduits à se tordre le cou et, à la vue du moindre visage altier sous un turban volumineux, et du moindre burnous à passementerie, à s’interroger : « Est-ce que c’est lui ? Est-ce que c’est lui ? »
L’élégance et la beauté des femmes, dont on disait que certaines étaient des princesses de la Syrie, de l’Égypte et de l’Arabie coupait le souffle. On admirait leurs longs cheveux noirs, véritables coulées de soie sous les voiles, la couleur de leur peau, moins blafarde et plus chaude que celle des Maures. Les femmes toucouleurs ne se distinguaient des peules dont elles avaient l’élégance gracile que par la parure, colliers à boules oblongues enfilées sur un cordonnet de coton, bijoux de tempe apparaissant sous des mouchoirs de tête et, tout le long des bras, bracelets d’or fin allié à du cuivre, ajourés et filigranés. C’était indéniable ! Ce cortège avait bien plus d’allure que celui du Mansa Tiéfolo quand il sortait du palais. Les vieilles gens en profitaient pour radoter que, depuis Monzon, fils de Makoro, il n’y avait plus de beaux hommes à Ségou. Tous des gringalets, comme ces bimi que l’on ne parvenait pas à vaincre entièrement.
Tiékoro galopait à côté du grand marabout. Sous la pression des sentiments qui l’habitaient, il lui semblait que son cœur allait éclater. Bonheur, fierté, reconnaissance à Dieu qui lui avait permis de vivre un tel jour. Comme il quittait le Macina, Amirou Mangal, le chef de guerre de la région de Djenné, octogénaire respecté à travers le royaume, avait demandé à El-Hadj Omar de lui accorder une faveur : dire sur lui la prière des morts. Alors il s’était enveloppé d’un linceul, s’était fait rouler dans une natte comme un cadavre, afin que le marabout puisse accomplir ce geste suprême. Ah, comme Tiékoro aurait souhaité l’imiter ! Ne plus voir le soleil se lever après ce jour, qu’aucun autre n’égalerait en félicité. Il ne lui manquait qu’une chose : la présence de Nadié ! Comme elle aurait été heureuse, elle aussi ! Quel chemin parcouru depuis la cour puante où il l’avait chevauchée comme une bête ! Depuis le triste bouge de Djenné ! Il espérait bien que le séjour d’El-Hadj Omar sous son toit ne s’achèverait pas sans que ce dernier le pare d’un titre qui consacrerait sa réputation. Il était déjà El-Hadj1. Alors, alim2 ? Halifa3 ? Il est vrai qu’il n’était pas adepte de la voie tidjani. Comme tous ceux qui avaient fait leurs études à Tombouctou, il appartenait à la Qadriya Kounta. Devait-il s’initier à la Tidjaniya ? Oui, mais, s’il le faisait, ne risquait-il pas de déplaire à Cheikou Hamadou ? Il soupira, enfonça son éperon dans les flancs de son cheval qui se laissait distancer.
Brusquement des éclairs traversèrent le ciel, bleu vif comme celui de toute matinée de saison sèche, suivis de grondements de tonnerre, si violents que les murs de plusieurs concessions s’écroulèrent tandis qu’une brèche s’ouvrait dans la face nord du palais du Mansa. Un cri de stupeur fusa de la foule. Mille visages se levèrent pour scruter la voûte impossible d’où tombait à présent, brûlante et précipitée, une pluie rouge comme le sang d’un blessé. Cela dura quelques minutes et les habitants de Ségou auraient pu croire qu’ils avaient rêvé, s’ils ne portaient sur leurs corps et leurs vêtements des traces bien visibles. Point n’était besoin d’être un forgeron-féticheur, familier de l’occulte, pour interpréter ces signes. Le marabout toucouleur ferait couler le sang à Ségou. Quand ? Comment ? En désordre, la foule refluait devant les chevaux, dont les sabots résonnaient comme des tam-tams de victoire. L’admiration faisait place à la terreur et on n’était pas loin de blâmer le Mansa d’avoir permis l’entrée d’El-Hadj Omar dans la ville. Tiékoro regarda avec détresse son burnous taché de rouge. Il avait beau s’être détaché des superstitions de son peuple, il sentait bien que c’étaient les ancêtres qui s’étaient manifestés. Soudain, il avait peur, regardant les rues désertées. À ce moment, El-Hadj Omar se détourna pour lui sourire et, pour la première fois, il remarqua la cruauté de ce beau visage, tout en angles aigus et en obliques. Cet homme était certainement une lumière que Dieu destinait à jouer un grand rôle dans l’islam. Mais à quel prix ? Combien de cadavres ? Combien de lamentations funèbres ?
On arrivait devant la concession des Traoré. Des esclaves se précipitèrent pour se saisir des chevaux, prendre le bagage des arrivants et soulager les femmes des enfants qu’elles portaient au dos ou sur la hanche. Pendant ce temps, d’autres mettaient la dernière main aux grands plats de couscous qui allaient être servis avec des friandises et des boissons aux fruits puisque l’islam interdisait toute fermentation. Les jarres d’eau étaient parfumées de feuilles de menthe ou d’écorce de gingembre. Les noix de kola blanches ou rouges s’offraient dans de petits paniers. Rien ne manquait à la perfection de cet accueil, et pourtant Tiékoro se sentait angoissé, mécontent comme l’épouse du conte que son compagnon terrifie soudain. Il se rappela la conversation que Maryem avait entreprise d’avoir avec lui. Elle tentait de le mettre en garde. Mais voilà, il n’écoutait jamais cette femme, trop belle et trop bien née qui, s’il lui en avait laissé le loisir, aurait tout dominé, y compris lui-même. Il faudrait qu’il l’interroge sans tarder. Pourtant la compagnie du marabout lui en laisserait-elle le temps ?
— Modibo Oumar Traoré, il y a deux sortes d’infidèles : ceux qui adorent les idoles et les divinités païennes à la place du vrai Dieu, mais aussi ceux qui mélangent les pratiques infidèles avec celles de l’islam. Es-tu sûr de ne pas être non des premiers, mais des seconds ?
Tiékoro suffoqua et le marabout toucouleur poursuivit avec une bienveillance qui contrastait avec la gravité de ses paroles :
— Pas directement, bien sûr ! Mais en permettant à ceux qui vivent sous ton toit de faire ainsi ? Tu connais la parole : « L’islam, s’il est mêlé au polythéisme, ne peut être pris en considération. » Peux-tu me jurer que tes frères, leurs femmes, leurs fils et leurs filles n’adorent pas d’idoles ? Et même les jeunes gens que tu instruis dans ta zaouïa ?
Tiékoro baissa la tête. Que répondre ? Il savait bien que l’islam dans sa famille, chez ses disciples mêmes, était superficiel. Mais il pensait qu’il irait s’approfondissant, prenant insidieusement racines et modifiant radicalement les cœurs. Le marabout martela :
— Quiconque pratique la muwalat4 avec les infidèles devient à son tour un infidèle !
Tiékoro tomba à genoux :
— Maître, que dois-je faire ?
El-Hadj Omar ne répondit pas directement à sa question :
— Est-ce que tu sais que Cheikou Hamadou n’est pas ce qu’il t’en semble ? Dans le Macina, il a pris les biens des tidjanistes par un acte d’injustice et d’agression. Le royaume n’est rempli que de querelles de clans et d’intrigues de toutes sortes… C’est la dégénérescence de l’islam.
Il y eut un silence. Le sol d’une grande case au toit de feuillage était recouvert d’un tapis marocain, les murs de tentures brochées, faites de plusieurs lés de cinquante centimètres de largeur, figurant des arcades alternativement rouges et vertes, chargés d’inscriptions en caractères cursifs. Des bougies de stéarine mêlaient leur lueur à celle des lampes au beurre de karité, posées sur des escabeaux, décorés de pièces brodées monochromes. L’odeur de l’encens et des aromates dominait celui du thé à la menthe que des esclaves, vêtus pour la circonstance de boubous de soie blanche, servaient sur des plateaux en cuivre ciselé. El-Hadj Omar reprit :
— Oumar Traoré, as-tu lu le Djawahira el-Maani ?
Tiékoro dut avouer que non.
— Lis-le avec attention. Pénètre-toi de son enseignement. Ensuite viens me trouver.
— Où cela, maître ?
— Je te le ferai savoir en temps utile.
Tiékoro était effondré. Ces instants qu’il avait attendus avec tant d’exaltation tournaient à sa déconfiture. Le marabout toucouleur ne rendait pas hommage à ce qu’il avait accompli tout seul parmi un peuple païen. Au contraire, il lui reprochait son laxisme et sa tolérance. Que voulait-il ? Qu’au nom du jihad, il assassinât ses frères, ses sœurs, son père, sa mère ? Ah, la chose était entendue. Non seulement, il ne lui conférerait aucun titre, mais encore il le traitait comme un élève à l’école ! Tiékoro aurait pu se défendre, énumérer tout ce qu’il avait réalisé, mais il se sentait las, amer, déçu une fois de plus. Pourquoi la vie n’est-elle qu’une passerelle menant de désillusion en désillusion ? Pour lui-même, il murmura avec ferveur :
— Rappelle-moi à toi, ô Dieu ! Que je sois enveloppé de sept pièces de vêtements, d’un linceul, roulé dans une natte et enterré, couché sur le côté droit. Pourquoi me refuses-tu cela ?
C’était l’heure de la prière de l’entrée de la nuit, et tout le monde sortit pour se prosterner en direction de La Mecque. Dans la cour, Tiékoro remarqua la silhouette de Tiéfolo, debout, les bras croisés, entouré de ses fils et de ses jeunes frères. Il comprit que ce n’était pas là un hasard et qu’ils venaient manifester publiquement leur opposition à la présence du marabout toucouleur sous leur toit. El-Hadj Omar se tourna vers Tiékoro, murmurant avec son sourire inimitable :
— Je te l’ai dit, Oumar, celui qui pratique la muwalat avec les infidèles devient à son tour un infidèle…
Comme Tiékoro mettait un genou en terre, un esclave lui toucha le bras. Dans son exaspération, son malaise et sa douleur, il allait apostropher le malheureux et certainement le battre, quand celui-ci s’exclama :
— Pardonne-moi, maître, mais il y a là des envoyés du Mansa !
Du Mansa ?
Une véritable délégation attendait dans la première cour. Des griots royaux en tuniques de velours vert doublées de soie rouge ou d’indigo bleu foncé. Des membres du Conseil, vêtus de blanc, une canne d’apparat à la main. Des esclaves, torse nu, les bras chargés de présents. Ce qui frappa Tiékoro, ce fut la profusion de gris-gris et d’amulettes qu’ils portaient aux bras, aux jambes, au cou, à la taille, comme s’ils entendaient afficher à quel camp ils appartenaient et pour qu’aucune équivoque ne soit possible. Ségou refusait l’islam. Ce fut le conseiller Mandé Diarra qui prit la parole :
— Voici des présents que le Mansa envoie à ton hôte. Il désire le recevoir demain au palais. En ta compagnie, bien sûr.
Tiékoro fut encore plus troublé. Étant donné l’humeur intransigeante qui semblait la sienne, le marabout toucouleur accepterait-il de rencontrer un souverain idolâtre et surtout de lui manifester le respect qu’on lui croyait dû ? Il balbutia :
— El-Hadj Omar est en prière, je ne puis l’interrompre. Je te ferai parvenir sa réponse demain matin.
Mandé Diarra regarda ceux qui l’accompagnaient comme pour les prendre à témoin :
— Traoré, as-tu perdu l’esprit ? Ton souverain t’appelle et tu rechignes à obéir ?
Trop d’événements s’étaient enchaînés depuis le matin. Tiékoro était hors de lui, incapable de diplomatie. Il répondit brutalement :
— Je n’ai d’autre souverain qu’Allah !
Il se fit un silence terrifié. Tiékoro aurait profané un culte, rompu un interdit ou un serment que cela n’aurait pas été aussi grave qu’affirmer publiquement qu’il n’était point soumis à son Mansa. Mandé Diarra, qui avait toujours considéré l’adhésion à l’islam comme une manifestation de folie, eut pitié de lui et souffla :
— Demande pardon de tes paroles, Tiékoro Traoré ! J’ai assez d’estime pour ta famille pour me persuader que je ne les ai pas entendues…
Mais Tiéfolo, ses fils, les frères et les fils des frères s’étaient approchés. Cela devenait une affaire d’honneur. Sans mot dire, Tiékoro, après avoir promené un regard orgueilleux sur l’assistance, rejoignit ses coreligionnaires en prière.
Appuyant son front sur le sable fin et soigneusement balayé, une fois de plus, il souhaita mourir. Quelle vie que la sienne ! Réussie peut-être au-dehors, tissée de regrets et de frustrations en réalité ! Que signifient des femmes, des fils, des filles, des greniers pleins, des animaux domestiques si l’esprit est amer comme l’écorce du cailcédrat ? Et peut-il en être autrement tant qu’il traîne avec lui son enveloppe charnelle ? Tiékoro se répéta :
— Libère-moi, mon Dieu ! Qu’enfin je te rejoigne et connaisse la béatitude !
Il avait cru que l’islam serait la terre de refuge qui le délivrerait de toutes ces pratiques qui lui faisaient horreur dans la religion de ses pères. Or voilà que les hommes s’apprêtaient à le gâter à son tour, tels les enfants malfaisants qui détruisent tout ce qu’ils touchent ! Qadriya, Suhrawardiya, Shadiliya, Tidjaniya, Mewlewi… Allah n’avait-il pas dit : « Laisse les hommes à leurs jeux vains ? »
Cependant les compagnons du marabout avaient fini de réciter un ensemble d’oraisons propres au wird5 tidjaniste. Comme Tiékoro demeurait prostré par terre, El-Hadj Omar crut qu’il méditait sur la conversation qu’ils venaient d’avoir et, sans le déranger, rejoignit sa case. Relevant la tête, Tiékoro distingua une forme dans l’ombre d’un des arbres de la concession. Était-ce la mort ? Enfin ! Mais l’ombre se déplaça : ce n’était que Siga. Toute la mauvaise humeur de Tiékoro revint et il fit sèchement :
— Est-ce maintenant que tu arrives ? Tu es donc un apostat ?
Siga dit d’un ton pressant :
— Tiékoro, prends garde. Un complot se prépare contre toi. Demain, si tu te rends au palais avec le marabout, le Mansa va vous faire arrêter. Vous avez encore le temps de vous enfuir. Si vous quittez Ségou immédiatement, à l’aube, vous pouvez être à l’abri dans le Macina.
En parlant ainsi, Siga savait qu’il perdait son temps. Tiékoro était trop orgueilleux pour fuir le danger. Cela l’exalterait au contraire. Tiékoro passa le bras sous celui de son frère et ce geste, tout d’amicale simplicité, surprit Siga :
— Marche avec moi, veux-tu ?
La nuit avait verrouillé Ségou, mais laissait fuser tous les bruits. Derrière chaque mur des voix chuchotaient le récit des événements extraordinaires de cette journée. On attendait le pire. Un prodige extraordinaire du marabout réduisant la ville en cendres, gonflant les eaux du Joliba qui emporteraient au fil du courant les cases, les habitants et les bêtes. Siga sentit la détresse de son frère et, ne sachant que dire, proposa :
— Viens boire avec moi chez Yankadi ! Musulman ou pas, parfois un homme a besoin de prendre un coup…
Tiékoro, s’appuyant plus lourdement sur le bras de Siga, murmura :
— Si quelque chose m’arrive, épouse Maryem, puisqu’elle s’entend si bien avec Fatima et surtout veille sur Mohammed. Je sens qu’il est comme moi : il ne sera jamais heureux.
Siga chercha en vain des mots de réconfort. Il le savait, son frère courait les pires dangers. Ils arrivèrent devant le Joliba, ruban noirâtre entre les barques endormies des pêcheurs somonos. On apercevait, sur l’autre rive du fleuve, la lueur des feux de camp des lanciers du Macina transformant la brousse en un décor irréel. Siga soupira :
— Crois-tu que ton Allah en vaille la peine ?
Tiékoro répondit sans colère :
— Ne blasphème pas !
— Ce n’est pas un blasphème. Est-ce qu’il ne t’arrive jamais de douter ?
Dans l’ombre, Tiékoro secoua négativement la tête. Siga crut qu’une fois de plus il cédait à l’orgueil. Or, Tiékoro ne mentait pas. Si quelque chose existait en lui, c’était la foi. Évidemment elle ne l’avait jamais empêché d’être un misérable pécheur, mais elle l’inondait, comme son sang ses artères. C’est elle qui faisait battre son cœur, mouvoir ses jambes et ses bras. Depuis le jour où il avait entendu, au détour d’une rue, l’appel du muezzin des Maures et où, intrigué, il était entré dans la mosquée pour se trouver face à un vieillard traçant sur une planchette des versets du Coran, il avait su qu’Allah est le seul vrai Dieu. Tiékoro s’assit sur une barque et reprit avec calme et détachement :
— Oui, épouse Maryem. Pour Adam et Yankadi, laisse la famille décider, mais insiste et prends celle-là. Je partirai en paix si je sais qu’elle est avec toi…
Siga fut ému aux larmes de cette marque d’estime, pourtant bien tardive. Il regarda son frère. Au moment où celui-ci approchait peut-être de la fin de sa vie, il réalisait qu’autrefois Koumaré avait dit vrai. Le destin de Tiékoro était inséparable du sien, comme le jour l’est de la nuit. Comme le soleil de la lune, puisque ces astres contribuent à baigner de lumière les contours de la terre et à entretenir la vie. Tiékoro avait été comblé d’honneurs mais aussi victime de grands chagrins. Il avait été, quant à lui, le tâcheron patient de la quotidienneté, amassant petits déboires et petites joies. Mais, à présent, ils se retrouvaient tous deux les mains vides. Vaincus.
Vaincus ? Tiékoro était-il vaincu ? Siga regarda les feux des lanciers du Macina de l’autre côté du Joliba et cela lui sembla un symbole. Le feu de l’islam propagé par les Peuls, et par les Toucouleurs, finirait par embraser Ségou. Cette conviction donnait à Tiékoro son assurance et son orgueil. Avant les autres, il avait vu juste.
Les deux frères rentrèrent dans Ségou. Des cabarets sortaient les buveurs de dolo, amplifiant dans les fumées de l’ivresse les événements du jour. Ils multipliaient par quatre le chiffre de l’escorte du marabout, par dix celui de ses talibés et de sa suite, par cent celui de ses femmes. À les en croire, c’était toute une aile du palais royal qui s’était effondrée et des caillots de sang qui étaient tombés du ciel. Leur imagination, leur besoin de rêver, d’être surpris, d’être effrayés trouvaient les aliments les plus appropriés dans cette journée particulière.