Malobali sentait le regard du plus âgé des deux Blancs errer sur son visage, s’y attarder, insistant, tenace comme une mouche sur une charogne, le ventre ouvert à un carrefour. Il ne pouvait entendre ce qu’il disait. Ni même suivre le dessin de ses lèvres. Pourtant il connaissait ses paroles :
— Il ne m’inspire pas confiance. Il est trop âgé d’abord. À cet âge-là, les conversions ne sont jamais que superficielles et intéressées.
L’autre homme répondait avec sa douceur et son inflexibilité coutumières :
— Vous vous trompez, père Etienne. Il est travailleur, d’une rare intelligence. Ses progrès en français et en menuiserie sont extraordinaires. Quant à sa piété, j’en réponds…
Et Malobali se demandait lequel il haïssait davantage. Le premier, qui le perçait si bien à jour ? Le second, qui croyait si bien le connaître ? Il baissa les yeux sur la planche qu’il rabotait. Père Etienne éleva la voix, détachant chaque syllabe afin de mieux se faire comprendre :
— Samuel, viens ici !
Malobali obéit et se tint debout comme on lui avait appris à le faire, les yeux baissés, les mains sur la couture du pantalon. Les deux prêtres étaient assis sur la véranda de l’humble case à toit de paille. L’un d’eux était chauve, assez gros. L’autre au contraire était maigre, presque décharné. Tous deux avaient le visage cramoisi et s’éventaient constamment. Ce qui terrifiait Malobali, c’était leurs yeux, clairs, transparents au fond desquels flambait un feu insoutenable comme celui d’une forge. À chaque fois qu’ils les posaient en quelque endroit de son corps, Malobali ressentait comme une brûlure et s’étonnait de voir sa chair demeurer intacte.
— Père Ulrich me dit que tu vas recevoir le corps de Notre Seigneur Jésus-Christ. Es-tu prêt à cet honneur incomparable ?
Malobali parvint à poser sur son visage le masque de la plus profonde componction et fit :
— Oui, mon père.
— Nous te donnerons ce sacrement à Ouidah où nous partons demain, car, là, il y a un grand nombre de chrétiens. La famille du Seigneur s’agrandit.
Malobali feignit un sourire de ravissement. Puis, ne pouvant plus se contrôler, il releva le front et rencontra le regard du prêtre, chargé d’une haine égale à celle qu’il éprouvait lui-même et qui lui signifiait : « Tu es une belle brute, orgueilleuse et cruelle. Tu as du sang sur les mains. Mais cela ne fait rien, jouons le jeu que tu as choisi de jouer… Nous verrons bien le premier qui s’en lassera. »
Le père Ulrich fit avec son onction habituelle :
— C’est bien, Samuel. Laisse-nous à présent… Est-ce que tu n’as pas encore du linge à laver ?
La rage au cœur, Malobali tourna les talons. Voilà ce qu’il était devenu : une femme pour ce Blanc sans femme. Ce Blanc sans couilles. Sous l’auvent qui abritait la cuisine, il prit la bassine pleine de linge sale et se dirigea vers la lagune. Parfois quand il pensait à son état, Malobali se demandait s’il n’aurait pas mieux valu pour lui être emmené en esclavage vers les Amériques. Là-bas, au moins, on pratiquait un travail d’homme, celui de la terre. Il passa devant l’église faite de troncs et couverte de branchages, où lors des services se réunissaient trois ou quatre personnes qui en échange de quelques vêtements de coton avaient accepté de recevoir le baptême, avant de s’engager dans le chemin rongé d’herbe qui, tournant le dos au village, serpentait vers la lagune. La mission s’élevait en dehors du village sur un bout de terre que le roi Dè Houèzō avait concédé aux missionnaires. Elle abritait deux prêtres, le père Ulrich et le père Porte, pour l’heure parti vers Sakété dans le futile espoir d’effectuer des conversions. Le père Etienne, le plus âgé des deux, arrivait de la Martinique où il avait passé de longues années.
Par instants, quand la haine ne l’aveuglait pas, Malobali éprouvait une sorte d’admiration pour ces hommes qui quittaient leur terre et leurs semblables, poussés par on ne sait quel idéal, et qui vivaient là, indifférents à la solitude, aux dangers, objets du caprice d’un roi qui, à tout moment, pouvait les rejeter à la mer. Leurs seuls contacts étaient ceux qu’ils entretenaient avec les négriers français qui jetaient l’ancre au-delà de la barre. Parfois quelque voyageur français, lui aussi en mal de sensations fortes, venait observer et décrire la vie sur cette côte.
Pourtant, la plupart du temps, dans le cœur de Malobali, il n’y avait guère de place pour l’admiration, mais pour le désespoir et la rage impuissante. Ah, comme la terre s’était bien vengée de lui, du viol d’Ayaovi et de sa fuite ! Ah, comme le jeune homme au visage avenant auquel il s’était confié à Cape Coast s’était joué de lui ! Combien avait-il perçu pour sa trahison ? Il l’avait conduit jusqu’à un navire où il s’était longuement entretenu avec le capitaine, et à peine avait-on repris la mer que Malobali avait été assommé, ligoté, jeté parmi les ballots de marchandises, laissé là, mourant d’inanition. Après plusieurs jours, le navire s’était arrêté à nouveau.
À travers le brouillard de sa fièvre et de sa faim, Malobali avait aperçu, rompant la crête des forêts de la côte, un village et la silhouette massive d’un fort. Une embarcation avait été mise à l’eau dans laquelle avaient pris place le capitaine et deux hommes, pagayant à vive allure vers le fort. Malobali avait compris le sort qu’on lui destinait ! Grossir la cohorte d’esclaves qui bientôt sortiraient de ces flancs de pierre.
Comment était-il parvenu à rompre à demi ses liens, à se jeter à l’eau, à échapper à la cruelle tyrannie de ses geôliers ? Sans doute un ancêtre avait-il eu pitié de lui… Il s’était retrouvé sur le sable, nu, transi, faible, terrifié, sous le regard d’un Blanc. Le Blanc s’était penché sur lui, puis l’avait pris dans ses bras comme un enfant et l’avait mené jusqu’à sa case. Là, il l’avait soigné jour et nuit, refusant de le rendre à tous ceux qui le réclamaient. Oui, le Blanc lui avait sauvé la vie.
Et pourtant il le haïssait. Comme il n’avait jamais haï personne. Même pas Tiékoro. Il le haïssait, car aussitôt, sans qu’il comprenne ni comment ni pourquoi, l’autre avait établi entre eux un rapport de dépendance. Il était le maître. Malobali n’était que l’élève. D’un filet d’eau versé sur son front, il avait changé son nom en Samuel. Il lui interdisait « son vil jargon » et lui apprenait le français, seule langue noble à ses yeux. Il traquait dans son esprit les croyances qui, jusqu’alors, avaient fait sa vie. Il ne le laissait pas un instant en liberté. Oui, la prison qu’il lui avait bâtie était la plus robuste et la plus subtile, puisqu’on n’en voyait pas les murs !
Souvent Malobali avait rêvé de le tuer. Une fois même il s’était approché du lit sur lequel Ulrich était étendu, livide et suant sous la moustiquaire. Plonger une lame dans sa gorge et voir couler son sang à gros bouillons. Cela seul le laverait. Cela seul referait de lui un homme. Mais Ulrich avait ouvert les yeux. Ses yeux bleus.
Alors, fuir ?
Mais dans quelle direction ? Il n’aurait pas fait dix pas que les Gouns et les Nagos qui peuplaient ce village de Porto Novo l’auraient rattrapé et ligoté pour trafiquer de sa chair. Ceux-là aussi, il les haïssait, race avide et cruelle qui vendait ses propres enfants depuis le roi Dè Adjohan ! Combien de captifs s’entassaient dans le fort, amenés de l’intérieur du pays et traités comme des bêtes ! Et ce n’était pas seulement l’esclavage qui était à redouter. Souvent les lari, serviteurs eunuques du palais, par pur plaisir éventraient des femmes enceintes, décapitaient des enfants avant d’envoyer leurs têtes fumantes rouler sur la place du marché tandis qu’à travers le royaume, les princes du sang semaient la désolation !
Malobali était arrivé au bord de la lagune. Le plus pénible, c’était quand des femmes s’y trouvaient. Elles commençaient à pouffer dès qu’il apparaissait, engoncé dans cette veste d’uniforme rouge et ce pantalon droit que lui avait donné le prêtre. Elles se tordaient quand il déballait son linge et commençait de le frotter avec des gestes maladroits. Comme il ne parlait pas leur langue, il ne pouvait les injurier comme elles le méritaient. Et, bien sûr, il n’osait pas les frapper ! Heureusement, ce matin-là, les rives étaient désertes. L’épaisse végétation s’avançait jusque dans l’eau et y continuait, souterraine, émergeant par endroits en fleurs violacées, maléfiques comme des pourritures. Ailleurs, des plages grisâtres se dessinaient, défoncées par les pieds des bêtes. Malobali s’accroupit, puis, ôtant sa veste d’ordonnance, il s’étendit sur le sol. Au-dessus de sa tête, le ciel était sans un nuage. Quelque part sur la terre, au nord ? à l’est ? à l’ouest ? Nya pensait à lui et pleurait. Sans arrêt, elle priait ses féticheurs d’intercéder auprès des ancêtres afin de lui assurer une bonne vie. Eh bien, ils n’avaient pas réussi ces féticheurs ! C’est en enfer qu’il se trouvait, dans cet enfer dont parlait sans cesse le père Ulrich.
La religion que le prêtre tentait d’inculquer à Malobali lui semblait totalement incompréhensible, abstraite, puisqu’elle ne s’appuyait sur aucun de ces gestes auxquels il était habitué. Sacrifices, libations, offrandes. Plus grave encore, elle condamnait toutes les manifestations de la vie : musique, danse, réduisant son existence à un désert dans lequel il circulait tout seul. Parfois, quand le père Ulrich lui parlait, Malobali tournait la tête à droite et à gauche pour tenter de surprendre ce dieu omniprésent dont il était question. Seuls le silence, l’absence lui répondaient.
Que faire ?
Une fois de plus, Malobali se posa cette question, sans y trouver de réponse. Au loin, un calao se détacha du faîte d’un arbre.
De Porto Novo à Ouidah, que, dans la région, on appelait Gléhoué, il était plus sûr de se rendre en barque en suivant la côte. Conduits par quatre pagayeurs, les deux prêtres et Malobali firent ce trajet en deux jours et demi. La ville de Ouidah était passée sous contrôle du puissant roi du Dahomey qui y avait planté ses vodoun1. De la mer, on y accédait par une courte route piétinée depuis des années par les esclaves emmenés vers le Brésil et Cuba principalement et par les Européens, Portugais, Hollandais, Danois, Anglais, Français, qui tous possédaient un fort et rivalisaient d’intrigues auprès du souverain. En entrant dans la ville, comme tous les étrangers, les deux prêtres durent aller trouver le yovogan, représentant du roi du Dahomey, et lui exposer l’objet de leur présence. En effet, ils avaient appris que se trouvait à Ouidah une importante colonie catholique composée d’Africains, anciens esclaves affranchis de retour du Brésil, de commerçants portugais et brésiliens. Or le dernier prêtre portugais qui vivait dans le fort était mort et le Portugal, affaibli par les guerres et la récente perte de sa colonie brésilienne, ne pouvait plus y assurer la présence de missionnaires. Dieu est Dieu. Qu’importe qu’il soit servi par des Portugais ou par des Français ! Père Ulrich et père Etienne venaient donc offrir leurs services à ces brebis sans pasteur.
Le yovogan Dagba était un homme énorme, si énorme qu’il pouvait à peine se déplacer. Entouré de ses porte-éventails, il était assis sur une haute chaise de bois, vêtu d’un pagne de coton immaculé, avec des rangées de cauris autour du cou. Malobali, habitué à la pompe de l’entourage de l’Asantéhéné à Kumasi, regarda autour de lui avec un certain mépris. Une case à toit de paille s’ouvrait sur une cour soigneusement balayée et était encombrée de toutes sortes d’objets apparemment hétéroclites qui étaient en réalité les symboles de la haute fonction de Dagba.
Dagba accorda gracieusement sa permission de demeurer dans la ville et, surcroît d’amabilité, chargea un esclave de conduire les nouveaux venus chez la senhora Romana da Cunha, ancienne esclave revenue du Brésil où, selon la coutume, elle avait pris le nom de son maître qui était l’âme de la communauté chrétienne.
Dans les rues de Ouidah, les deux prêtres et Malobali suscitèrent une vive curiosité. Depuis des années, les gens de Ouidah étaient habitués aux allées et venues des Blancs. Mais ces deux-là, avec leurs robes noires, leurs larges ceintures et leurs croix autour du cou ne ressemblaient en rien aux hommes en habits à pans tombants, gilets boutonnés et bottes courtes à revers qu’ils avaient coutume de voir. Malobali également intriguait. On s’interrogeait sur ses scarifications rituelles. D’où venait-il ? Ce n’était ni un Mahi ni un Yoruba. Un Ashanti ?
Ouidah était une jolie ville aux rues bien tracées, aux concessions pimpantes serrées autour du temple du dieu Python, cœur symbolique de la ville, que l’on avait hérité des Houédas, premiers occupants de l’endroit. Non loin du temple était situé un marché où l’on vendait de tout. Produits locaux, viande fraîche et boucanée, maïs, manioc, mil, ignames. Mais aussi produits européens, cotonnades aux couleurs vives, mouchoirs anglais et surtout alcool : rhum, aguardente2, cachaça. À la différence de Cape Coast, les forts des Européens se trouvaient dans la ville et à portée de fusil l’un de l’autre comme pour se surveiller mutuellement.
Romana da Cunha habitait le quartier Maro, exclusivement peuplé d’anciens esclaves du Brésil que l’on appelait les « Brésiliens » ou les « Agoudas », à côté d’authentiques Brésiliens et de Portugais de race blanche auxquels ils étaient liés par la religion et certaines pratiques de vie. Romana avait fait fortune en blanchissant le linge des négriers européens et, donc, habitait une vaste maison de forme rectangulaire, entourée d’une galerie fermée par des fenêtres aux volets de bois finement ajourés.
Afin d’indiquer sans équivoque la religion qui était la sienne, la façade nord de la maison était couverte d’azulejos représentant la Vierge Marie, son précieux fardeau dans les bras, tandis qu’au-dessus de la porte d’entrée une croix était sculptée. Un garçonnet aux manières d’adulte vint ouvrir et pria les visiteurs d’attendre pendant qu’il courait prévenir sa mère. Au bout d’un temps assez long, la senhora da Cunha fit son apparition.
C’était une petite femme, assez frêle, encore jeune, qui aurait même été jolie n’était l’expression de son visage, à la fois austère et exaltée, chagrine et dévote, apeurée et inflexible. Un mouchoir de toile noire cachait la moitié de son front, cependant qu’une robe de même couleur cousue comme un sac l’engonçait, effaçant ses seins qu’on devinait cependant ronds et fermes, ses hanches, ses fesses. Elle bredouilla, utilisant son fils comme interprète, qu’elle était très honorée, que sa maison si modeste ne méritait pas un pareil honneur. Puis elle ouvrit à deux battants la porte d’une pièce meublée de fauteuils, d’une lourde commode et d’une table décorée de chandeliers de métal brillant. Pendant tout ce temps, par discrétion, Malobali était demeuré debout à l’entrée de la concession. Sur un signe du père Ulrich, il se décida à s’approcher et à saluer à son tour l’hôtesse.
Quand Romana leva les yeux sur lui, ses traits se décomposèrent. Une expression d’incrédulité, suivie d’une peur panique, se peignit sur son visage. Elle balbutia et son fils, imperturbable, traduisit :
— D’où sort-il ? Que veut-il ? Qui est-ce ?
Père Ulrich répondit d’un ton apaisant :
— C’est Samuel, notre bras droit. Un enfant de Dieu, lui aussi.
Convulsivement, Romana tourna le dos à Malobali, lui intimant :
— Reste dehors, toi…
Hors de lui, Malobali obéit. Qui était cette femme ? De quel droit lui parlait-elle ainsi ? Une vile esclave de traite, qui avait usurpé le nom de son maître, abjuré ses dieux, renié ses ancêtres… Il faillit se raviser, entrer à l’intérieur de la maison, narguer Romana, lui demander les raisons de son impolitesse, mais il se retint. Autour de lui, c’était le branle-bas. En un rien de temps, la nouvelle de l’arrivée des deux prêtres s’était répandue à travers la ville et tous les catholiques accouraient. Il y avait des Blancs. Des mulâtres pareils à ceux que Malobali avait vus à Cape Coast. Mais en majorité, il y avait des Noirs. Vêtus de robes à fleurs, parlant un portugais agrémenté de quelques mots de français et d’anglais, ponctué de grands gestes.
Romana réapparut dans la cour. En attendant que père Etienne et père Ulrich se rendent en ambassade auprès du roi du Dahomey afin d’obtenir l’autorisation d’édifier une mission, elle se chargeait de les héberger, leur offrant ses meilleures chambres à coucher, meublées de lits à moustiquaire avec des draps de Hollande. Son regard évita soigneusement Malobali qui se demanda si elle pensait à le loger ou s’il devrait trouver refuge dans la rue.
Comme Malobali demeurait mélancoliquement sous son oranger, une jeune fille s’approcha de lui et murmura :
— Bambara ?
Il acquiesça. Alors, elle lui fit signe de le suivre. Surpris, il obéit.
Au pas de course, ils reprirent le chemin du centre de la ville, arrivèrent en vue des forts. Là, elle lui fit signe de l’attendre et disparut à l’intérieur de l’un d’entre eux.
Au bout de quelques minutes, elle réapparut, suivie d’un soldat. Avant qu’il se soit approché de lui et qu’il ait ouvert la bouche, Malobali avait reconnu un Bambara. Les deux hommes se jetèrent dans les bras l’un de l’autre. En entendant parler sa langue, Malobali se voyait obligé de frotter les yeux contre le drap de l’uniforme de l’inconnu pour ne pas verser de larmes, humiliantes, bonnes pour les femmes. Enfin ils se séparèrent, se tenant néanmoins par les mains comme s’ils ne pouvaient pas se quitter entièrement.
— Tiè3, je suis Birame Kouyaté…
— Je suis Malobali Traoré…
Un Bambara ! Chantez bala, flé, n’goni ! Battez Dounoumba ! Un Bambara ! Alors il n’était plus seul !
La jeune fille qui avait conduit Malobali se tenait à l’écart, à la fois discrète et présente. Malobali interrogea, la désignant du geste :
— Qui est-ce ?
Birame sourit :
— C’est Modupé4. Et personne n’a mieux mérité ce nom… Quand elle a entendu dire que tu étais un Bambara, elle a tout de suite pensé à te conduire auprès de moi. Elle-même est une Nago. Elle habite le quartier Sogbadji à côté d’une fille que je vais épouser…
Cependant, il fallut penser à rentrer. Que diraient les deux prêtres s’ils s’apercevaient de l’escapade de « leur bras droit » ? Que dirait Romana si elle s’apercevait de l’absence de sa servante ? Mais, à présent, Malobali avait du baume au cœur.
Quand ils arrivèrent chez Romana, personne ne prêta attention à eux, car la maison recevait la visite d’un grand personnage, le plus important du pays après le roi Guézo, le Portugais Francisco de Souza dit Chacha Ajinakou. Francisco était arrivé à Ouidah comme teneur de livre du garde-magasin du fort San João d’Ajuda. Puis quand Portugais et Brésiliens s’étaient retirés, il était demeuré sur place et était devenu l’autorité suprême, s’enrichissant spectaculairement du commerce des esclaves dont il était l’agent de vente exclusif. En fait, pas un négrier ne pouvait prendre un esclave à bord sans sa permission. Catholique fervent, cela ne l’empêchait pas d’avoir un véritable harem, à ne plus pouvoir compter ses enfants. Vêtu avec une négligence surprenante pour un homme de son rang, coiffé d’une calotte de velours ornée d’un gland qui lui retombait sur le front, il expliquait par l’intermédiaire de son fils Isidoro qui bredouillait un peu le français que c’était une offense de ne pas honorer son toit. Mais père Etienne, qui savait apaiser les susceptibilités, broda avec bonheur sur le thème de Marthe et Marie, ces humbles femmes dont Notre Seigneur Jésus-Christ avait choisi la demeure, et Chacha Ajinakou se calma. Il promit d’intervenir auprès du roi Guézo qui lui devait beaucoup, car il l’avait aidé à monter sur le trône au détriment de son frère, afin qu’il reçoive les prêtres au plus vite et leur accorde ce qu’ils souhaitaient.
Bientôt les servantes, et parmi elles Modupé, apportèrent des plats de nourritures inconnues de Malobali : féchuada, mélange de jus de tomate, d’oignons, de viande frite et de gari5, dont la recette venait de Bahia, cocada et pè de moulèque6.
Ce n’était certes pas la première fois que Malobali se trouvait parmi des étrangers puisque depuis des mois il bourlinguait loin de chez lui. Pourtant, c’était la première fois qu’aucun effort d’hospitalité n’était fait dans sa direction. C’était la première fois qu’il se voyait traité en paria. Ignoré. Négligé.
Pourquoi ?
Parce qu’un vaisseau négrier ne l’avait pas emporté vers une terre de servitude pour l’introduire dans une douteuse intimité avec les Blancs ? Parce qu’il n’en était pas revenu, singeant leurs manières et professant leur foi ?
Voilà que, joignant les mains, tout le monde se mettait à chanter le Salve Regina, les voix aiguës des enfants dominant celles des adultes, cependant que père Ulrich s’efforçait, battant la mesure de la main, de contenir l’emportement de ses nouvelles ouailles. Malobali rencontra le regard de Romana. Elle avait troqué son vêtement noir contre une longue robe couleur gorge-de-pigeon, resserrée à la taille par une ceinture, les manches bouffantes, six rangs de dentelle autour du cou. Mais cet accoutrement ridicule, du moins semblait-il ainsi à Malobali, lui seyait, faisant ressortir sa jeunesse d’autant plus que la visite des prêtres, l’emplissant de joie, animait son visage. Elle détourna vivement les yeux de Malobali, confondu. Pourquoi cette femme le haïssait-elle ? La veille encore, ils ne s’étaient jamais vus.
Comme il se posait cette question, ployant le genou, Modupé lui tendit une calebasse de nourriture. Elle, au contraire, portait sur le visage une expression d’adoration et déjà de totale soumission. Malobali sut qu’aussitôt qu’il le voudrait elle serait à lui. Somme toute, ce séjour à Ouidah ne s’annonçait pas mal. Il retrouvait dès le premier jour l’amitié d’un homme et l’amour d’une femme.