Depuis quelques années, Siga souffrait d’un éléphantiasis. Cette maladie l’humiliait. Après les désillusions et les déboires de sa vie, elle lui semblait la suprême trahison puisqu’elle était celle de son corps lui-même. Sa jambe gauche enflait à partir du genou pour atteindre à la cheville la circonférence d’un tronc de goyavier. La peau se craquelait, se boursouflait, se couvrait par places d’un eczéma souvent purulent. Pour haler ce poids, il devait s’appuyer sur une canne que lui avait sculptée son fils aîné. Une fois assis, il ne se levait pas sans aide. Quand il était couché, c’était bien pire ! De même il avait perdu une bonne partie de ses dents au point qu’il ne pouvait plus croquer le kola. Yassa, la jeune esclave, devait le râper avant de le lui tendre dans une écuelle de terre. Siga se demandait ce qu’il avait fait à son corps pour qu’il le lâche ainsi à bonne distance encore du tombeau. Il n’avait pas commis d’excès. En tout cas, pas plus que les autres hommes, pas plus que Tiéfolo, toujours droit comme un rônier et capable de couvrir des kilomètres à la poursuite du gibier.
En vérité, c’était dans sa vieillesse qu’il se prenait de désirs. Manière sans doute de lutter contre la peur qui accompagne la fin de toute vie. Dans le petit matin, il caressa le corps de Yassa étendue contre lui. Elle eut d’abord cet instinctif mouvement de recul qu’il était trop sensible pour ne pas remarquer. Puis elle ouvrit les yeux et murmura :
— Qu’est-ce que tu veux, maître ?
— Rien, rien…
Il lui flatta le flanc. Elle était déjà réveillée et se leva souplement. Siga, étendu, regarda les branches entrecroisées qui soutenaient le toit. La journée qui s’annonçait serait inexorablement pareille aux autres. Il mangerait sa première bouillie après s’être lavé la bouche à l’eau tiède. Il écouterait les doléances des uns et des autres. Cela le conduirait jusqu’à l’heure de son bain. Ensuite, il prendrait place sous le dubale et écouterait les doléances des uns et des autres en mâchant un cure-dents.
Yassa revint, accompagné d’un autre esclave, portant une calebasse d’eau chaude et, plus surprenant, un pli cacheté. La fille plia le genou :
— C’est arrivé dans la nuit, maître. Un Peul qui arrivait de Hamdallay l’a porté…
Siga tourna et retourna le pli. Les rudiments d’arabe qu’il était parvenu à acquérir s’étaient depuis longtemps estompés dans sa tête. Il ne savait plus ni lire ni écrire. Il ordonna :
— Va me chercher Mustapha…
Mustapha était son sixième fils, le seul qui donnait du goût à la paternité. Tous les autres enfants étaient trop attachés à Fatima et prenaient fait et cause pour cette épouse acariâtre et vieillissante. En attendant Mustapha, Siga se leva avec l’aide de Yassa et sortit dans la cour. C’était l’aube. Des mosquées de Ségou sortait l’infernal vacarme des muezzins. Car rien à faire, l’islam se répandait comme une maladie sournoise dont on n’aperçoit les progrès que trop tard. C’était à croire que la mort spectaculaire et tragique de Tiékoro avait suscité des vocations, même au sein de la famille. Sans doute qu’en le voyant périr de cette façon certains, pleins de stupeur et d’envie, s’étaient interrogés : « Quel est cette foi pour laquelle on accepte de perdre la vie ? » Et ils avaient marché sur ses traces. Comme pour découvrir un trésor.
Le ciel était zébré de traînées noires allant d’est en ouest, et Siga se demanda avec lassitude s’il verrait la fin de cet hivernage-là. Puis le début et la fin de combien d’autres encore ? Il se lava la bouche, cracha l’eau de droite et de gauche, remit la calebasse à Yassa qui attendait derrière lui, puis il cria :
— Eh bien, où est Mustapha ?
Elle s’en alla en courant et revint bientôt avec le garçon. Mustapha cassa habilement le sceau de cire. Ses yeux parcoururent la page et Siga cria à nouveau, non parce qu’il était exaspéré de sa lenteur, mais parce qu’il jouait son rôle de vieillard quinteux.
— Qu’est-ce que tu attends ?
— Elle vient de Mohammed, fa, le fils de mon père Tiékoro.
— Que dit-il ? Tu veux donc que je t’étripe ?
Mustapha feignit de se hâter :
« Mon père,
« Mon temps d’étude s’est achevé et j’ai obtenu le titre de hâfizkar1. Je pourrais si je le désirais aller étudier le droit ou la théologie à l’université, mais cela, je ne suis pas sûr de le désirer. Du moins en ce moment. D’autre part, Cheikou Hamadou, mon maître, était le seul lien qui me retenait à Hamdallay. Depuis qu’il a disparu, tout a changé. Son fils Amadou Cheikou qui lui a succédé n’est pas fait de même matière. Bien qu’après son intronisation il ait déclaré : « Je n’ai pas l’intention de changer quoi que ce soit à l’ordre des choses », rien n’est plus pareil. Les intrigues pour le pouvoir politique et la possession des biens matériels ont remplacé la foi et le souci de Dieu. Bref, Hamdallay n’est plus dans Hamdallay et moi, je n’ai plus rien à y faire. Tout cela donc pour t’informer qu’au moment où tu recevras cette lettre je serai déjà en route pour Ségou.
« Reçois mon salut de respect et de paix. Ton fils aimant. »
Mustapha se tut et regarda son père, attendant que celui-ci lui signifie de s’en aller. Mais Siga n’y songeait pas, partagé entre une joie immense et une profonde angoisse. Le fils de Tiékoro revenait au bercail. Alors qu’il aurait pu choisir le royaume de Sokoto où demeuraient sa mère et ses sœurs. Ah, les voies des ancêtres sont impénétrables. En même temps, c’était un musulman convaincu, ayant grandi dans une ville sainte ou qui se voulait telle. Les querelles religieuses latentes au sein de la famille n’allaient-elles pas flamber ? Dans sa perplexité, Siga trouva des victimes en Mustapha et Yassa qui restaient plantés à le regarder :
— Qu’est-ce que tu attends pour me porter ma bouillie ? Et toi, fous-moi le camp…
Puis il s’assit avec beaucoup de difficulté sur un petit siège de bois, essayant d’étendre sa jambe devant lui. Il fallait réunir le conseil de famille et le mettre au courant de cette arrivée. Auparavant pourtant, ne fallait-il pas s’entretenir avec Tiéfolo ? Mohammed savait-il le rôle que celui-ci avait joué dans l’arrestation et la mort de son père ? N’avait-il pas le cœur plein de désirs de vengeance ? Voilà qu’une fois de plus cette paix fragile qu’il s’efforçait de maintenir entre tous les membres de la famille était menacée !
Il préparait mentalement le petit discours qu’il devrait tenir à Tiéfolo quand Yassa réapparut. Elle n’était pas seule et la venue si matinale d’un visiteur irrita Siga. L’étranger portait un manteau de soie rouge et jaune sur une blouse de soie bleue brochée. Par-dessus son bonnet de drap vert de la forme ordinaire des bonnets mandingues, il avait enroulé un turban de soie du Levant broché d’or. C’était à n’en pas douter un personnage considérable.
— As salam aleykum…
Siga grommela :
— Wa aleyka salam…
Ces satanées salutations musulmanes s’étaient imposées, même aux non-croyants ! Puis, sa courtoisie naturelle reprenant le dessus, il invita l’inconnu à s’asseoir et lui tendit une noix de kola que Yassa était allée chercher en vitesse. Après un instant, le visiteur se présenta :
— Je m’appelle Cheikh Hamidou Magassa. Je viens de Bakel. Je ne suis pas tidjani…
Siga eut un geste qui signifiait qu’il ne connaissait rien à ces querelles de confréries et l’autre poursuivit :
— Je suis venu te dire que le tombeau de ton frère Oumar nous appartient et qu’il doit être vénéré comme un lieu de pèlerinage. Or nous savons que conformément à vos traditions, il est situé dans votre concession. Aussi, très humblement, nous te prions de nous y donner accès… Tu n’as pas le droit de refuser. Pour nous, Modibo Oumar Traoré est un martyr de la vraie foi.
La proposition était tellement extravagante que d’abord Siga faillit éclater de rire. Puis une réelle exaspération l’envahit. Ainsi même mort, Tiékoro continuait de diviser les esprits et surtout de monopoliser l’attention. Lui, un saint et un martyr ! En même temps, il était vaguement flatté. Penser que cet homme avait voyagé des jours et des nuits pour présenter cette requête ! Penser que la concession des Traoré aurait bientôt réputation de lieu saint ! Alors, le prestige de la famille qui s’était évanoui renaîtrait. À ce point de ses pensées, Siga se livra à son occupation favorite : l’autocritique. C’était de sa faute si ce prestige s’était évanoui ! Certes les terres des Traoré étaient toujours étendues et fertiles, cultivées par des centaines d’esclaves. Leurs greniers étaient pleins de grains. Leurs enclos, trop petits pour abriter moutons, chèvres, volaille et bêtes de selle à robe luisante. Pourtant, qui dans Ségou pouvait oublier que leur fa avait un temps imité les garankè ? Taillé des bottes et des sandales ? Quand Siga se reprenait à se remémorer les rêves de sa jeunesse, il ne les comprenait plus lui-même. Il reporta son regard sur le visage de son hôte. Un visage grave, marqué par la maturité et l’expérience. Cet homme-là et ceux de son pays étaient convaincus que Tiékoro était un saint. Qu’est-ce donc qu’un saint ? Peut-être simplement un mortel pareil aux autres, somme de qualités et de défauts, mais habité d’une idée force à laquelle il subordonne tout ?
Il fit lentement :
— Chez nous, tout se décide collectivement. Je vais parler de ta requête aux membres de la famille. Pourtant tu sais bien que nous ne partageons pas ta foi ?
Cheikh Hamidou Magassa eut un sourire bienveillant :
— Tout est en train de changer, Traoré. Est-ce que tu ne le sais pas ? Est-ce que tu n’es pas à l’écoute de ce qui se passe autour de toi ? Bientôt Ségou cherchera par tous les moyens à donner des preuves de son islamisation…
« Ségou cherchera par tous les moyens à donner la preuve de son islamisation. » Qu’est-ce que cela signifiait ?
En sortant de sa case d’eau où il s’était longuement récuré avec le secret espoir d’arrêter la pourriture qui le rongeait, la phrase hantait Siga. Confronté à deux problèmes importants, il sentait qu’il fallait, avant d’affronter la famille, prendre le conseil d’esprits supérieurs. C’était vrai que le monde changeait. Autrefois, un homme n’avait besoin que de poigne pour tenir épouses, enfants, frères cadets esclaves. La vie était un chemin tracé droit, qui allait du ventre d’une femme au ventre de la terre. Si on se battait derrière un souverain, c’était simplement pour avoir plus de femmes, plus d’esclaves ou plus d’or. À présent, partout rôdait le danger d’idées et de valeurs nouvelles. Dans son désarroi, Siga décida d’aller trouver le Maure Awlad Mbarak qui dirigeait l’école coranique que Fatima faisait fréquenter aux enfants.
À cause de son éléphantiasis, il ne pouvait aller qu’à petits pas. Pourtant cela ne l’incommodait pas. Il était devenu comme un promeneur forcé de contempler des paysages qu’autrement il aurait traversés sans les voir. Ségou n’en finissait pas de changer. Des maisons neuves avec leurs terrasses et leurs tourelles à créneaux triangulaires. De rares toits de pailles. Partout, des enfants emprisonnés dans les cages des écoles coraniques. Illogique, à leur vue Siga eut un regret. Que n’avait-il poussé plus loin ses études alors qu’il était à Fès ? Mais alors ce savoir qui ne se dissociait pas de la foi islamique le rebutait.
Awlad Mbarak était drapé dans des mètres de coton indigo froissé et chaussé de babouches jaune clair, du modèle même que Siga avait rêvé de produire. En vrai Maure, il buvait du thé à la menthe et entre chaque tasse se fichait entre les dents une tige d’argent pleine de tabac à priser. Il avait vu défiler dans sa cour les dix enfants de Siga, partagé le couscous des fêtes avec Fatima et se sentait presque un parent. Il s’enquit tout d’abord :
— Comment va ta jambe ?
Siga soupira :
— N’en parlons pas, veux-tu ?
— Il paraît que les Blancs ont des poudres et des onguents merveilleux pour ces choses-là…
— Les Blancs ?
Awlad Mbarak hocha la tête :
— Ils ne fabriquent pas que des armes et des alcools, tu sais ? Je suis allé chez un de mes parents qui est installé à Saint-Louis sur le fleuve Sénégal. C’est là que j’ai vu les Français à l’œuvre. Je te dis que ces gens-là font des merveilles… Ils font sortir de terre des plantes que tu ne peux même pas imaginer. Ils ont des médicaments pour tout : maux de ventre, de tête, plaies, fièvres…
Siga écoutait tout cela bouche bée. S’il avait aperçu des Espagnols quand il était à Fès, des Français, il n’en avait jamais vu. Il interrogea :
— À quoi ils ressemblent, les Français ?
Awlad Mbarak haussa les épaules :
— Pour moi un Blanc ressemble à un autre.
Siga en vint à l’objet de sa visite :
— Awlad, mon père a vécu plus longtemps que moi. Pourtant il me semble que je suis plus vieux que lui et que je ne comprends rien à rien. Ce matin, un homme de Bakel est venu me voir. Il pense que mon frère Tiékoro est un saint…
— Et c’est la vérité !
Siga négligea l’interruption :
— Il veut faire de son tombeau un lieu de pèlerinage. Mais surtout il m’a dit ceci : « Bientôt Ségou cherchera par tous les moyens à donner les preuves de son islamisation. » Qu’est-ce que cela peut bien signifier ?
Awlad attisa le feu de son réchaud et, au bout d’un instant, servit deux tasses de thé, dont il sirota l’une. Siga n’osait le brusquer.
— Tu vois, pendant longtemps, ici à Ségou vous avez cru que Cheikou Hamadou du Macina était votre ennemi le plus féroce. Vous avez levé vos armées contre lui. Vous l’avez combattu sans relâche. Or voilà qu’à présent apparaît un ennemi plus redoutable, assoiffé de pouvoir politique. C’est le marabout toucouleur qui avait dans le temps logé chez vous…
— El-Hadj Omar ?
Awlad inclina la tête :
— L’histoire serait trop longue et je n’en connais pas moi-même toutes les finesses. Ce que je sais, c’est que le marabout toucouleur qui est devenu très puissant convoite Ségou et que Ségou pour se défendre doit faire alliance avec le Macina…
Abasourdi, Siga fixa Awlad Mbarak :
— Des musulmans s’allieraient à des non-musulmans contre des musulmans ?
— C’est cela même. Ne me demande pas pourquoi, c’est là que tout devient trop compliqué…
Pour ponctuer ces surprenantes nouvelles, les nuages crevèrent et les deux hommes se réfugièrent à l’intérieur de la case d’Awlad. Une échelle de bois composée de deux morceaux torses en travers desquels étaient attachés des bâtons avec des lanières de cuir non tanné servait à monter sur la terrasse pendant la belle saison. Dans la pièce principale étaient disposés des divans en cannes de mil sur lesquels Siga et Awlad s’étendirent. Siga haïssait la saison des pluies qui ne convient pas aux vieillards. Ce n’était pas seulement parce que mille douleurs se disputaient son corps dont les jointures et les articulations craquaient comme celles d’une pirogue malmenée sur le Joliba. Mais parce que ce murmure incessant de l’eau semblait celui du métier d’un tisserand s’affairant sur un linceul. Et pourtant il la désirait, la mort. Il la désirait en ta redoutant. Quel était son visage ? Quel sourire aurait-elle en se penchant au-dessus de sa natte ?
Il accepta la troisième tasse de thé que lui offrait Awlad et interrogea :
— Est-ce que tu comprends la séduction de l’islam ? Pourquoi tant des nôtres se frottent-ils à présent te front dans la poussière ?
Awlad rit :
— Tu interroges un croyant. Que veux-tu que je te réponde ? Pour moi, la séduction de l’islam est simplement celle du vrai Dieu…
Eh oui, la question était idiote. La foi ne se discute pas. Siga se leva à grand-peine. Les réponses d’Awlad à ses questions n’avaient rien éclairci. Au contraire, elles avaient épaissi le mystère. Pour justifier l’alliance contre le Toucouleur, le Macina exigerait-il donc de Ségou qu’elle « donne les preuves de son islamisation » ?
La pluie n’avait pas entièrement vidé les rues. Des enfants en cache-sexe ou entièrement nus jouaient dans les flaques d’eau, sous les gouttières en bambou. Au passage de Siga traînant son éléphantiasis, ils interrompaient leurs jeux. Silencieux, presque effrayés, ils le suivaient des yeux.
Entrant dans la concession, Siga vit Fatima surgir de la cour des femmes aussi vite que le lui permettait son embonpoint. Si l’âge avait été cruel avec Siga, ne lui laissant rien de son ancienne beauté, il n’avait pas été clément non plus avec Fatima. Que restait-il de l’adolescente qui avait écrit hardiment : « Es-tu aveugle ? Ne vois-tu pas que je t’aime ? » sans savoir que ce mot « amour » la condamnait à un interminable exil loin des siens ?
De beaux yeux dans un visage bouffi de graisse. Une chevelure soyeuse, hélas toujours dissimulée sous des mouchoirs de tête noués à la va-vite. Dix enfants vivants, trois morts en bas âge, avaient distendu son ventre et transformé ses seins en outres flasques. Mais, alors que Siga avait craint le pire, une fois élevée au rang de bara muso du chef de famille, Fatima avait semblé faire la paix avec Ségou et accepter les Bambaras comme siens. Présente à tous les baptêmes, mariages, décès, nul ne savait mieux qu’elle régaler une assemblée avec un grand plat de couscous, un mouton cuit tout entier à la broche, le ventre rempli d’aromates. Comme elle savait un peu lire et écrire l’arabe, elle jouissait d’un grand prestige parmi les femmes de la concession et du voisinage qui la consultaient sur tout. Fatima apostropha Siga avec fureur :
— Eh bien, il paraît que le fils de Tiékoro revient, et naturellement je suis la dernière à le savoir ?
Avant que Siga ait pu s’expliquer, elle poursuivit :
— Où va-t-il loger ? As-tu pensé à cela ?
Siga entra dans le vestibule de sa case, attira un tabouret à lui et interrogea :
— Qu’en penses-tu toi-même ?
Fatima, qui adorait qu’on lui demande son avis, se calma et prit son air important :
— Elevé à Hamdallay, c’est un vrai musulman. Il ne supportera pas de vivre parmi des fétichistes.
Siga grommela :
— Fétichistes, fétichistes !
Pourtant il protestait pour la forme, sachant Fatima bien plus capable que lui de résoudre les situations délicates. Comme le vieil âge rapproche et distend tout à la fois ! Plus de désir du corps. Plus d’élan du cœur. Mais aussi, plus de besoin de dominer, d’humilier, de faire mal. Une solide complicité. Depuis des années, Siga n’avait plus possédé Fatima physiquement. Quand elle passait la nuit dans sa case, ils bavardaient comme ils ne l’avaient jamais fait dans leur jeunesse. Ils parlaient des jours d’autrefois à Fès. Ils parlaient de Tiékoro, comme si le bref amour que Fatima avait eu pour lui était un secret qui les rapprochait encore. Ils parlaient de l’islam, Fatima tentant de vaincre l’opposition irréductible de son mari à Allah. Sur ce point, toutes leurs discussions se terminaient par un haussement d’épaules de Fatima :
— De toute façon, l’islam vaincra…
Et Siga enviait la foi tranquille de ces croyants.
Fatima reprit après un silence :
— Fais recrépir notre maison, dans laquelle souris et rats font bombance. Donne-lui quelques esclaves chargés de le servir…
Siga faillit interroger :
— Ne se sentira-t-il pas exclu ?
Puis il se retint, car l’islam ne portait-il pas en lui sa propre exclusion ? Quand Fatima se fut retirée, il sortit sur le seuil de sa case, fixant le dubale, et il s’adressa à Tiékoro :
— Aide-moi. Que dois-je faire ? Cette nuit, en rêve, fais-moi connaître ta volonté…
Depuis que Tiékoro n’était plus, il ne quittait pas son frère et Siga se trouvait comme un nouveau-né envahi par l’esprit d’un défunt. Il ne prenait pas une décision sans se demander : « Qu’aurait-il fait à ma place ? »
Il ne portait pas un aliment à sa bouche sans lui offrir une petite part en la posant sur le sol. Il n’éprouvait pas une joie sans vouloir la partager avec l’absent.
Plongé qu’il était dans ses pensées, il n’entendit pas Yassa s’approcher et ne s’aperçut de sa présence qu’au moment où elle lui tendait sa pâte de noix de kola. Yassa n’était pas une esclave de case. Elle venait du royaume du Bélédougou, avec lequel une fois de plus Ségou avait eu maille à partir. Elle était donc arrivée dans une file de captifs, demi nue, le visage baigné de larmes, et Tiéfolo, désireux d’offrir des présents à sa cinquième femme, l’avait achetée dans un lot.
Sans trop savoir pourquoi, la rencontrant quelques jours plus tard dans la concession, le vieux corps de Siga s’était ému. Son sexe flétri qui ne lui donnait plus d’usage s’était gonflé de sève dans son large pantalon bouffant, tendant la toile souple. Un peu honteux, il s’était approché de Tiéfolo pour négocier la cession de la fille.
Comme il faisait rouler sur sa langue la petite boule de pâte amère et bienfaisante, Yassa s’approcha et fit doucement :
— Maître, je suis enceinte…
La joie et l’orgueil inondèrent Siga. Ainsi tout vieux et décati qu’il était, il était encore capable de donner la vie ? Néanmoins, il cacha ses sentiments comme il se devait et dit avec désinvolture :
— Bon, les ancêtres fassent que ce soit un garçon !
Yassa resta prosternée devant lui, et il avait sous les yeux les jolies rosaces de ses tresses. Elle poursuivit, très bas :
— Maître, quand tu ne seras plus là, qu’adviendra-t-il de moi et de mon enfant ?
Cette interrogation stupéfia Siga. Depuis quand une esclave questionne-t-elle son maître ? Mais avant qu’il ait pu exprimer son courroux, Yassa reprit :
— Tu as dix enfants de notre mère Fatima. Autant de tes deux concubines. Que restera-t-il à mon enfant ? Pense à cela, maître, pense à cela…
Là-dessus, comme effrayée de sa propre audace, elle se retira. Heureusement, car déjà Siga cherchait sa canne pour la rouer de coups. Impudente, insolente créature ! Pour qui se prenait-elle ? Est-ce parce qu’elle avait partagé sa couche ? Quel droit cela lui donnait-il ?
En même temps, Siga pensait à sa propre mère. Celle-qui-s’était-jetée-dans-le-puits. Pourquoi l’avait-elle fait ? N’était-ce pas parce qu’on avait disposé d’elle ? Et lui, n’en avait-il pas été marqué à vie ? Ah, les femmes ! Que fallait-il en faire ? Que voulaient-elles ? Que cachaient leur beauté et leur docilité, autant de pièges pour enchaîner l’homme ?
Tout avait commencé par Sira qui, un beau matin, était repartie pour le Macina, brisant le cœur de Dousika. Puis Maryem, qui avait rassemblé ses enfants et s’en était allée, refusant l’époux que la tradition lui donnait. À présent, Yassa réclamait des droits pour son enfant. À croire qu’elles se donnaient le mot pour se rebeller, chacune à sa manière… Pour se rebeller ? Mais contre quoi ? Ne leur suffisait-il pas de savoir qu’aucun homme n’est grand devant celle qui l’a porté ? Que, par-delà le jeu consenti des apparences, aucun n’est puissant devant celle qu’il aime et qu’il désire ?
Comme l’ombre s’épaississait, Siga hurla pour avoir de la lumière. Est-ce qu’on l’oubliait ? Est-ce qu’il était déjà mort ? Est-ce qu’il n’était plus le maître ? Un jeune esclave entra en hâte pour allumer la lampe au beurre et, pour se soulager, Siga l’attrapa par le bras. Cependant au moment où il s’apprêtait à le frapper, il vit le visage de l’enfant, résigné et presque empreint de pitié devant cette fureur sénile. Alors il eut honte de lui-même et le laissa aller.
Tous les événements de la journée repassaient dans sa tête. L’annonce du retour de Mohammed. La surprenante requête de Cheikh Hamidou Magassa. Les propos d’Awlad Mbarak. Et pour finir la grossesse de Yassa. Que de responsabilités ! Que de décisions à prendre !
Le plus important cependant était de bien accueillir le fils de Tiékoro. Il croyait entendre la voix de son frère la veille de son arrestation :
— Surtout veille sur Mohammed. Je sens qu’il est comme moi, il ne sera jamais heureux.
Qui est heureux sur cette terre ?
Oui, il ferait de son mieux et protégerait Mohammed contre ceux que le souvenir de son père indisposait encore. Ce ne serait pas toujours facile. La suggestion de Fatima était-elle bonne et fallait-il le loger hors de la concession familiale ?
Siga soupira, prit une pincée de pâte de kola dans l’écuelle et se leva péniblement pour aller voir Tiéfolo. Comme il ramenait vers lui sa jambe, raclant le sable de la case et s’appuyant lourdement sur sa canne, une douleur fulgurante lui traversa le côté tandis que la nuit se faisait autour de lui. Il eut tout juste le temps de voir le visage de Tiékoro, souriant, penché au-dessus du sien, avant de retomber en arrière. Affolé comme une bête prisonnière, son esprit se mit à tournoyer. Était-ce la mort ?
Pas encore, pas encore ! Il lui restait tant de choses à régler !
1- Grade couronnant l’élève qui a appris par cœur tout le Coran.