À travers la morsure du soleil, Naba sentit la pensée de son frère voleter autour de son visage, puis se poser sur son front, douce et caressante comme une aile de papillon. Il tira sur sa pipe de maconha. Après quelques bouffées, son esprit devenait léger, poreux et, se détachant de son corps, allait à la rencontre des faits et des gens.
C’est ainsi qu’il avait rencontré l’âme de son père alors qu’elle se détachait de son corps, et qu’il avait fait un bout de chemin avec elle avant qu’elle ne s’enfonce dans l’invisible. De même, il savait que, pour le moment, la famille était éprouvée. Mais il ne savait pas qui elle pleurait. Tout se jouait autour d’un puits. Une forme frêle. La terre détrempée de l’hivernage.
Il tira à nouveau sur sa pipe pour deviner quel frère pensait à lui.
Ce n’était pas Tiékoro, l’aîné bien-aimé, car son esprit battait la brousse, au plus profond de la douleur, et ne songeait à rien. Ce n’était pas Tiéfolo, car il ne se passait pas de jour sans qu’ils soient ensemble. Alors, ce devait être Siga, le fils de l’esclave, le fils-de-celle-qui-s’était-jetée-dans-le-puits, toujours un peu exclu. Où était-il ? Pas à Ségou. Naba perçut la muraille liquide d’un océan que le souffle de l’air rendait plus haute encore.
Au-dessus de sa tête dans le vert sombre des feuilles, des fruits s’offraient, des oranges. L’avant-veille, il s’était rendu dans son jardin. Les fruits ne se distinguaient pas encore des feuilles. Aujourd’hui, brusquement, un peuplement de soleils. Ah oui, cette terre était grasse et fertile. Elle ne demandait qu’à enfanter comme une femme. Naba se mit debout et regarda autour de lui. Une végétation épaisse cédait la place aux champs de canne à sucre, couverts du voile mauve de la floraison. Très loin, comme dessinée en pointillé par la distance et la chaleur, on apercevait la silhouette des « chapadas », ces montagnes aux sommets aplatis à coups de pilon. Naba leva les bras au-dessus de sa tête et cueillit délicatement une orange, une seule. Le lendemain, il reviendrait prendre possession de la récolte.
Manoel Ignacio da Cunha, propriétaire de cette fazenda1 dans la province de Pernambouc, non loin de Recife, ville du nord-est du Brésil, n’avait pas acheté Naba, ayant son comptant d’esclaves du sucre, mais Ayodélé la petite Nago qu’il protégeait. Naba avait été pris dans un lot par un Hollandais qui tâtait de l’élevage dans le sertâo2 et ne craignait pas les fortes têtes. Quelques mois plus tard, cependant, il avait mystérieusement apparu dans la fazenda de Manoel, à l’heure du repas, et était allé droit à la Nago qu’on avait entre-temps baptisée Romana. D’un coup, Manoel, superstitieux et conseillé par sa femme, n’avait plus touché Romana que pourtant il adorait et qui était grosse de lui.
Que s’était-il passé dans le sertāo ? Naba n’en avait rien dit puisqu’il ne parlait pratiquement pas. Il allait et venait, coiffé d’un large chapeau de paille, vêtu d’un pantalon de coton qui s’arrêtait à hauteur des genoux et d’une vareuse informe, une pipe de maconha à la bouche. Les esclaves disaient qu’il était fou, un peu sorcier, pas méchant, mais capable de déchaîner les forces mauvaises. Comme il possédait une extraordinaire connaissance des plantes, ils le consultaient quand un enfant avait le ventre enflé, une femme un ulcère purulent, un homme une maladie de la verge. Protégé par cette réputation de folie, Naba agissait comme bon lui semblait. Il avait défriché un quadrilatère à l’est du moulin et des champs de canne à sucre, et l’avait transformé en jardin potager et en jardin fruitier. Les tomates, les aubergines, les carottes, les choux, les papayes, les oranges, les citrons, tout poussait. Comme s’il savait que la terre ne lui appartenait pas, à chaque récolte, il déposait sous la véranda, à l’intention de la senhora, deux paniers pleins à ras bord. Le reste, Ayodélé le vendait à Recife où on manquait toujours de vivres frais, suspendu que l’on était à l’arrivée des navires en provenance du Portugal. En outre, depuis que la cour de Joāo VI du Portugal, après les troubles causés par Napoléon, s’était réfugiée à Rio, toute la nourriture filait par là.
Car Naba avait repris Ayodélé, comme si rien ne s’était passé en son absence, comme si elle n’avait pas dormi des mois dans l’Habitation, comme si l’enfant qu’elle portait n’était pas de Manoel. Les esclaves ne cessaient d’en discuter. Est-ce qu’il ne voyait pas que ce premier-né-là était un mulâtre, bien différent des négrillons que sa propre semence avait plantés ensuite ? Du coup, ils haïssaient Ayodélé qui, après avoir été la putain du maître, se donnait des airs respectables et, qui plus est, se mêlait d’organiser dans la fazenda une confrérie baptisée « Seigneur Bon Jésus des aspirations et de la rédemption des hommes noirs », sur le modèle de celle qui existait à Bahia. Les femmes surtout étaient sans pitié.
Naba emprunta le sentier qui, coupant à travers les champs de canne, menait au parc et à l’Habitation, au sommet du morne3, où vivaient Manoel, sa femme Rosa, la sœur de sa femme Eugenia, venue vivre avec eux après que la syphilis eut emporté son mari, une bonne quinzaine d’enfants légitimes et illégitimes, blancs et mulâtres, une douzaine d’esclaves domestiques, un padre, curé chassé de son église à cause de sa passion pour les négresses impubères, et un maître d’école venu de Rio pour apprendre la calligraphie aux enfants. Il ne pouvait attendre pour montrer à Ayodélé la première orange de la saison. Il fallait qu’elle partage avec lui ce moment unique où la graine enfouie dans la vulve chaude de la terre, après un silencieux labeur, apparaissait potelée, parfaite, comme un nouveau-né enfin révélé à l’impatience de ses parents.
L’Habitation de Manoel pouvait passer pour somptueuse. C’était un édifice de pierre, couvert de tuiles, avec un étage surmonté d’un galetas. Le rez-de-chaussée était occupé par le salon jaune qu’on appelait ainsi à cause de la couleur de ses rideaux de soie et dont un assez beau tapis d’Aubusson couvrait le sol, deux salons plus petits, l’un vert, l’autre bleu qui contenait un piano qu’Eugenia et Rosa tapotaient parfois et qu’on appelait salon de musique, ou salon chinois, selon l’humeur, parce qu’il abritait un canapé chinois incrusté de nacre, une salle de billard où Manoel entretenait des planteurs de ses amis et une vaste salle à manger, meublée de façon assez fruste de tabourets et d’escabeaux autour d’une grande table ornée de chandeliers. Le vestibule était pavé de carreaux noirs et blancs qui revêtaient aussi les murs jusqu’à mi-hauteur. Un escalier de bois menait aux chambres du premier étage, une échelle fort raide aux pièces du galetas où couchaient les esclaves favorites de Manoel. Pourtant, malgré la qualité des meubles faits de bois de jacaranda, des bronzes et des tapis, tout cela avait un air de saleté dû peut-être à l’exubérance du climat tropical. L’odeur des tinettes cachées sous l’escalier et qu’un esclave vidait quand elles débordaient s’insinuait partout, sous le parfum des herbes que les petits esclaves brûlaient toute la journée dans les diverses pièces que traversaient, tels des fantômes, Rosa et Eugenia, en robes noires de coupe monastique, un long voile noir aussi, accroché au peigne de leurs chignons luisants, et les épaules drapées dans des châles de même couleur. Les esclaves affirmaient que Manoel couchait avec l’une et l’autre femme, ce qui expliquait l’expression sombre et tourmentée de leurs visages.
Ayodélé se tenait dans la cuisine, entourée d’une nuée d’enfants parmi lesquels Naba reconnut les siens. Elle préparait des pamonhas4 dont on respirait déjà le fumet, et releva la tête au bruit des pas. Personne mieux qu’Ayodélé ne savait que Naba n’était pas fou. Personne mieux qu’elle ne savait la bonté, la finesse et la générosité de son cœur. Il était dans sa vie la force tranquille, la digue contre laquelle ruaient ses passions. Elle lui sourit tandis qu’il lui montrait l’orange, comme une pépite venue d’Ouro Prêto5 et interrogea :
— La récolte sera bonne cette année ?
Il hocha affirmativement la tête. Elle insista :
— Est-ce que cela nous rapportera beaucoup d’argent ?
Il sourit à son tour :
— Pourquoi calcules-tu, Iya6 ? Ne peux-tu laisser les dieux le faire pour nous ?
Elle ne releva pas le reproche et fit :
— Je demanderai la journée au maître pour descendre à Recife…
Puis elle houspilla les enfants qui, profitant de son inattention, trempaient leurs doigts déjà poisseux de jus de canne dans la pâte.
L’esclavage, cela vous transforme un humain, soit en loque, soit en bête féroce. Ayodélé n’avait pas seize ans quand elle avait été arrachée aux siens, ce qui fait qu’elle n’avait, à présent, guère plus de vingt ans. Pourtant, son cœur était celui d’une vieille, plus vieille que sa mère qui l’avait mise au monde et même plus vieille que sa grand-mère. Son cœur était amer. Il était comme le cahuchu, le bois qui pleure, que les seringueiros7 transperçaient de leurs pointes dans les forêts. Sans Naba, peut-être serait-elle devenue folle, ou elle aurait fini par mettre fin à ses jours, lasse de porter son enfant dans la haine et le mépris d’elle-même. Sans dire un mot, il lui avait signifié qu’elle n’était qu’une victime et cet amour l’avait gardée en vie. Mais l’amour d’un homme ne suffit pas. Il y avait tout le reste. Le pays d’abord, haïssable à force de beauté. Des palmiers royaux défiant le ciel d’un bleu opaque. Sur les lacs, des profusions de fleurs aquatiques, nénuphars à la transparence verte, orchidées aux lèvres sanglantes et déchiquetées. Les hommes, ensuite. D’une part les esclaves se vautrant dans leur passivité. De l’autre, les maîtres rongés de syphilis, grattant leurs croûtes et leurs plaies de leurs ongles démesurés.
Depuis quelque temps cependant, Ayodélé entretenait un espoir. Elle avait entendu parler de ces sociétés d’affranchissement que les esclaves à Bahia comme à Recife organisaient dans le but de retourner en Afrique. Aidés de ganhadores8, de Noirs et de métis affranchis, ils constituaient des caisses dans lesquelles ils versaient l’argent qu’ils arrivaient à épargner. Lorsque l’un d’entre eux avait en caisse une somme représentant la moitié de la valeur exigée par son maître pour lui accorder la liberté, il recevait de l’ensemble des adhérents le prix de son rachat. Ensuite, il s’efforçait d’obtenir pour lui et sa famille des passeports portugais, ce qui n’allait pas sans pots-de-vin et tractations de toutes sortes. Un certain nombre de familles étaient déjà reparties ainsi et s’étaient fixées dans divers ports du golfe du Bénin, en particulier à Ouidah. Réis par réis, Ayodélé avait rassemblé le produit des ventes de fruits et de légumes de Naba et elle avait pris contact avec le ganhador José. Il ne restait plus qu’à conclure l’affaire.
La ville de Recife devait son nom aux rochers qui défendaient l’entrée de son port et même de ses plages. Elle avait passé entre les mains des Français, des Hollandais, et finalement, elle demeurait aux mains des Portugais qui d’ailleurs l’avaient fondée au XVIe siècle. Chacun de ses occupants successifs lui avait laissé un peu de lui-même et en résultat, elle était une juxtaposition d’édifices se réclamant de styles différents.
Ayodélé se dirigea vers le quartier Nago Tedo.
C’était un amas de cases de terre, groupées en concessions sous des toits de paille et on se serait cru sans peine à Ifé, Oyo9 ou Kétou dans le golfe du Bénin. Là, au flanc de la ville, ne vivaient que des Noirs, Nagos pour la plupart, mais aussi haoussas, bantous, anciens esclaves affranchis, et des métis, exerçant mille métiers, ferblantiers, potiers, porteurs d’eau, porteurs de chaises, charbonniers dont les femmes, accroupies aux carrefours, vendaient des pâtisseries, des fruits et des légumes. Les enfants nus ou en haillons grouillaient dans les rues défoncées et boueuses. L’air sentait, outre l’huile de palme dans laquelle baignait toute la cuisine, le piment et la maniguette.
La case du ganhador José tranchait sur les autres par un pathétique effort de recherche. Elle était faite de terre, elle aussi, mais se composait de trois pièces et d’une véranda. La première pièce était une boutique, car le ganhador José faisait commerce de charbon. La deuxième était un salon contenant un canapé et deux chaises avec des dentelles fixées aux dossiers par des rubans à la mode portugaise. La troisième, une chambre à coucher avec un lit à moustiquaire. José lui-même était un personnage fort particulier, un Nago d’Oyo. À cause de son extrême beauté, les Portugais l’avaient utilisé comme une femme et lui avaient finalement communiqué leur vice. Aussi vivait-il entouré d’une cour de minets frétillant du derrière. En même temps, cela lui avait permis de gagner de l’argent et de vivre en semi-liberté. Quand on le voyait, on hésitait à lui attribuer le sexe masculin tant il était mince, couvert de dentelles, avec, au cou et aux oreilles, des breloques et des pendentifs. Il charbonnait de khol le pourtour de ses beaux yeux angoissés car, conscient de sa dégradation, le ganhador José était triste et avait au cœur la haine des Blancs.
José chassa deux adolescents demi-nus qui lui polissaient les ongles et désigna une chaise à Ayodélé. Comme ils venaient tous deux de la même ville, elle interrogea anxieusement :
— Tu as des nouvelles du pays ?
José eut un soupir :
— J’ai pu monter à bord d’un bateau et discuter avec le capitaine. Tout va très mal chez nous.
Les dents d’Ayodélé se serrèrent de haine :
— Quand tout cela finira-t-il ? Quand les nôtres pourront-ils repousser les Blancs à la mer ?
José secoua la tête :
— Il ne s’agit pas de cela. D’ailleurs, les Anglais ont mis fin à la traite. Bientôt, il n’y aura plus un négrier sur la mer. Non, à présent, un autre danger vient du nord…
— Du nord ?
— Oui, les Peuls ont envahi nos villes. Ils y mettent le feu. Ils tuent nos femmes et nos enfants…
Ayodélé resta bouche bée de saisissement, puis elle s’exclama :
— Les Peuls ? Est-ce que ce ne sont pas nos voisins de toujours ?
— L’islam ! Tu le sais, à présent, ils se sont convertis à l’islam. Eh bien, ils pensent qu’ils ont mission de nous convertir tous par le fer et le feu. Jihad, ils appellent cela jihad.
Pendant un instant, ce fut le silence. Enfin José reprit :
— Bon, parlons de ton affaire. La société d’affranchissement a accepté…
Un tel bonheur envahit Ayodélé qu’elle ne put prononcer une parole, pas même un remerciement. José poursuivit :
— Pourtant, certains ont fait des objections. Ton mari est un Bambara de Ségou. Es-tu sûre qu’il veuille te suivre dans le golfe du Bénin ?…
Ayodélé haussa les épaules :
— Ségou ou Bénin, n’est-ce pas l’Afrique ? N’est-ce pas ce qui compte ? Quitter cette terre d’enfer !
José eut un geste qui pouvait tout signifier.
À cette époque, on comptait environ une dizaine de familles qui étaient parvenues à surmonter les insurmontables obstacles et à prendre place à bord d’un navire appareillant pour un des ports du golfe. José savait que cela lui était à jamais interdit. Comment réagiraient les siens, la communauté, son père, sa mère, ses frères, ses sœurs, s’il revenait parmi eux avec ce vice que les Portugais lui avaient mis dans le sang ? Sûrement qu’on le lapiderait ! Sûrement qu’on disperserait ses membres aux carrefours afin qu’il ne souille pas la terre que foulaient les hommes ! Il n’était plus un Nago. Il n’était plus un humain. Il n’était qu’une loque, une pédale.
Pendant ce temps, Naba était allé livrer la récolte de fruits chez le Hollandais Ian Schipper, fidèle client d’Ayodélé, que les déboires de son pays n’avaient pas conduit à quitter Recife. Ian Schipper habitait rue de Cruz, une bâtisse tout en hauteur avec aux fenêtres des jalousies de bois. Comme à chaque fois, le spectacle du port avec ses jangadas10, ses navires aux lourdes voiles ravissait Naba. Il demeura longtemps face à la mer d’abord étale, rageant brusquement et roulant sur elle-même pour former une barre de plusieurs mètres de haut. Comme il reprenait sa route, un homme s’approcha de lui. Un Noir de haute taille, le crâne rasé de près et vêtu d’une longue robe blanche flottante. Après avoir regardé de droite et de gauche, il lui tendit un feuillet qui, déplié, révéla une succession de caractères arabes, et souffla :
— Allah t’appelle, mon frère. Viens ce soir prier avec nous à Fundão…
La folie prenait un lourd tribut parmi les Noirs de Pernambouc, esclaves, ganhadores ou affranchis. Aussi, Naba ne prêta aucune attention à cet homme singulier et roula le feuillet dans sa vareuse. Pourtant il aima ce tracé cabalistique et se promit de le reproduire.
Quand il arriva chez le ganhador José, où Ayodélé lui avait demandé de venir la chercher, il les trouva en grande conversation, devant un verre de cachaça11. José renseignait son interlocutrice sur la récente révolte de Bahia. Le plan en avait été intelligemment conçu. Les esclaves révoltés devaient allumer des incendies en divers points de la ville pour distraire l’attention de la police et de la troupe et les attirer hors des casernes. Ensuite, ils devaient profiter de la confusion pour attaquer les cantonnements, y prendre des armes et massacrer tous les Portugais. Une fois maîtres de la ville, ils comptaient opérer leur jonction avec les esclaves des fazendas de l’intérieur. Seule une dénonciation in extremis avait fait échouer ce beau plan.
José baissa la voix :
— On raconte que ce sont des musulmans qui ont fomenté tout cela et qu’ils avaient l’intention de massacrer aussi tous les Africains catholiques…
Ayodélé haussa les épaules :
— Catholiques, est-ce que nous le sommes jamais ? Nous faisons semblant, voilà tout…
Le ganhador José rit. Pourtant ils partageaient tous deux la même inquiétude. Les esclaves « musulmans » projetaient de massacrer les « catholiques » ; n’était-ce pas le signe que les dissensions de la terre africaine étaient transplantées dans le monde de l’esclavage ? Or le seul ennemi, n’était-ce pas le maître, le Portugais, le Blanc ?
Naba dormit très mal cette nuit-là.
À chaque fois qu’il allait sombrer dans l’inconscience, le visage de Nya, sa mère, lui apparaissait, baigné de larmes, puis celui de l’inconnu qui l’avait abordé dans les rues de Recife, couvert de sang, exhibant une plaie au front. Quand il tentait de se lever, des mains invisibles le retenaient au sol, s’enfonçaient durement dans sa chair. Finalement, il s’éveilla avec un goût de cendre dans la bouche et alla dans le jardinet attenant à la senzala12 fumer une petite pipe de maconha. Pourtant, l’herbe, qui avait la vertu magique de le détendre, était inopérante cette nuit-là. Des dangers s’approchaient, il le sentait, pareils à des formes dont on ne distingue pas nettement les contours.
Il entendait des sanglots, des bruits de fouet. Il respirait l’odeur d’urubu de la mort.
Comme il demeurait là à fixer la nuit, son deuxième fils Kayodé vint le rejoindre. C’était un garçonnet très doux, qui adorait son père. Il réclama tout de suite une histoire et Naba le cala sur ses genoux. S’il avait laissé Ayodélé donner des prénoms yorubas aux enfants, ce qui offusquait beaucoup les esclaves, il ne leur parlait jamais autrement qu’en bambara et il commença un récit puisé dans l’inépuisable geste de Souroukou.
« Souroukou tomba dans un puits. Elle voulait voir si elle ne s’était pas cassé une dent en tombant. Mais elle avait été tellement abrutie par sa chute qu’elle se trompa et mit sa main dans son anus. « Oh, s’écria-t-elle, il ne me reste plus une seule dent !«»
L’enfant rit aux éclats, puis interrogea :
— Tu parles combien de langues, baba13 ?
Naba sourit dans l’ombre :
— On peut dire que j’en parle trois. Deux sont celles de mon cœur, le bambara et le yoruba. La troisième est celle de notre servitude, le portugais.
L’enfant réfléchit et demanda :
— Et moi, combien de langues parlerai-je ?
Naba caressa le petit crâne couvert de cheveux pierreux :
— J’espère que tu ne parleras jamais que les langues de ton cœur…
Puis il berça l’enfant et le ramena vers sa paillasse :
— Dors à présent…
La senzala se composait de deux pièces au sol de terre battue. Comme Ayodélé économisait reis par reis tout le gain de Naba, elle ne contenait que le strict minimum. Un placard fourre-tout que Naba avait fabriqué pour les ustensiles de cuisine, poêles et casseroles noircies par l’usage, une table, avec un balai à son pied. Dans la deuxième pièce, des hamacs achetés aux Indiens et quelques paillasses.
Ayodélé dormait dans un hamac avec son dernier-né, Babatundé. L’autre hamac était occupé par Abiola, le fils aîné, le fils de Manoel. Naba se retirait sur la pointe des pieds quand, à la lueur fumeuse du quinquet, il s’aperçut que ce dernier ne dormait pas non plus. Il s’approcha et fit doucement :
— Eh bien, toute la famille a bu du café, cette nuit !
L’enfant ferma les yeux. C’est qu’il haïssait Naba. Il haïssait ses frères noirs qui lui rappelaient que sa mère était une esclave et lui-même à moitié un nègre. Il haïssait ce prénom d’Abiola dont on l’affublait alors qu’il aurait aimé porter son nom de baptême Jorge. Jorge de Cunha. Car il était le fils du maître. Pourquoi ne vivait-il pas dans l’Habitation avec les fils de ce dernier ? Pourquoi le forçait-on à demeurer dans cette cabane de boue séchée sur une armature de tiges souples ? Et voilà qu’il entendait parler de retour en Afrique, vers cette terre barbare où l’humain se vendait comme du bétail quand on ne le dévorait pas à belles dents ! Jamais, jamais ! Il s’opposerait de toutes ses forces à ce plan !
Naba n’insista pas, car il connaissait les sentiments d’Abiola.
Plus d’une fois il avait voulu aborder ce sujet avec Ayodélé, mais il craignait de lui faire mal. Est-ce qu’elle n’avait pas déjà assez souffert de sa liaison avec Manoel ? Et puis, un enfant, c’est comme une plante. Avec beaucoup d’amour, il finit par pousser droit, tout droit vers le soleil.
Naba sortit à nouveau dans la nuit, tachetée à intervalles réguliers par les formes plus sombres des senzalas. Pas un bruit. L’odeur très douce de vesou du moulin, rabattue par le vent et sauvage, celle de la terre, indomptée même entre les pieds des cannes à sucre. Quelle était cette forme noire au faîte de l’arbre à pain ?
Était-ce la mort ?
Était-ce l’urubu de la mort ?
1- Plantation de café ou de canne à sucre.
2- L’intérieur aride du Brésil.
3- Colline.
4- Gâteaux au maïs.
5- Ville située dans le sud du Brésil dans la région aurifère.
6- « Maman », en yoruba.
7- Ouvrier qui « saigne » les artères à caoutchouc dans la forêt.
8- « Nègre qui gagne de l’argent. »
9- Villes de l’actuel Nigeria, autrefois puissants royaumes.
10- Sorte de radeaux.
11- Alcool très fort de canne à sucre.
12- Nom donné à la case de l’esclave par opposition à l’Habitation du maître.
13- « Papa » en yoruba.