La ville et le royaume apprirent l’arrestation d’El-Hadj Omar, de quelques musulmans de sa suite et de Tiékoro Traoré par le Mansa Tiéfolo. Du coup, ce dernier, qui n’avait jamais été aimé, connut un regain de popularité. Cela rappelait les grands jours des règnes précédents, quand les tondyons accumulaient les victoires et rentraient chargés de butin, des files de captifs titubant derrière leurs chevaux. D’un même élan, la foule se porta sur la place du palais. Mais rien ne filtrait à l’extérieur des murailles. Tout semblait comme à l’accoutumée. Déjà les maçons réparaient la brèche faite la veille par le tonnerre. Les esclaves portaient l’eau ou les victuailles, les marchands, les artisans allaient et venaient sous les voûtes des portes.
Personne ne savait exactement ce qui s’était passé. Les uns disaient que le Mansa avait invité le marabout toucouleur et son hôte à se présenter au palais. Ceux-ci ayant refusé de s’exécuter, il les avait fait venir de force et les avait fait jeter aux fers. Les autres affirmaient qu’ils s’étaient rendus au palais de leur plein gré, mais que, une fois là, le souverain avait donné l’ordre de les emprisonner. Quel crime avaient-ils commis ? Ils complotaient le renversement du Mansa, bien sûr. À un moment jugé favorable, l’escadron de lanciers du Macina devait faire appel à d’autres soldats dissimulés au-delà du fleuve. Ensuite, un à un, tous les habitants de Ségou devraient faire l’horrible profession de foi : « Il n’est de dieu que Dieu ! » Sinon, clac, on leur coupait la tête !
Lorsque la nouvelle fut connue, Nya, laissant les femmes hurler et se rouler dans la poussière, entra dans sa case. Elle se vêtit avec le plus grand soin de pagnes d’indigo rigides et sombres, enroula autour de son cou des colliers d’ambre et de perles, fixa un diadème dans ses cheveux grisonnants. Quand elle ressortit dans la cour, chacun se rappela qu’elle avait été la plus belle femme de sa génération, la plus majestueuse aussi. La vieillesse avait beau l’attaquer et la cerner, elle ne parvenait qu’à creuser des rides dérisoires ici et là, à ramollir ses chairs, à distendre la peau de son cou autrefois pur comme celui de l’impala1. Ses plus jeunes fils tentèrent de l’arrêter. Elle les écarta avec douceur.
Nya se dirigea vers le palais royal. Au fur et à mesure qu’elle avançait, les gens sortaient des concessions et, paradoxalement, même ceux qui haïssaient Tiékoro avaient les larmes aux yeux en voyant passer sa mère. Bientôt, le bruit se répandit que Nya Coulibali, fille de Falè Coulibali, épouse de feu Dousika Traoré, allait demander des comptes au Mansa. Aussitôt des griots qui connaissaient la généalogie des deux familles, chantant les exploits de leurs ancêtres, formèrent un cortège que grossit une foule de femmes, d’hommes, d’enfants hésitant entre la curiosité et le chagrin.
On vint prévenir le Mansa que la mère de Tiékoro Traoré avançait vers le palais. Que faire ? Refuser de la recevoir ? C’était impossible, elle était d’âge à être sa mère ! La laisser entrer ? Elle allait se mettre à pleurer ou à le supplier et comment résister à ces larmes ?
Après mille conciliabules, le griot Makan Diabaté eut une idée :
— Maître, fais-lui dire que tu es souffrant et demande à tes femmes de l’entretenir.
En réalité, Nya ne venait ni pleurer ni supplier. Elle venait demander à voir son fils. La nuit précédente, Dousika l’avait prévenue en songe que Tiékoro allait bientôt le rejoindre. Alors, elle voulait le serrer une dernière fois contre elle. Malheureuse mère qui enterre ses fils ! C’est lui qui aurait dû l’enrouler dans la natte funéraire, mais voilà, les ancêtres en avaient décidé autrement. En remontant les rues, au milieu d’un vacarme de musique, de récitations, d’exclamations de sympathie et de paroles de réconfort, Nya n’entendait rien. Elle repassait dans sa tête toute la vie de Tiékoro. Depuis sa naissance. Qu’il est doux le premier vagissement du premier enfant ! Encore labourée du souvenir de sa douleur, elle regardait la matrone laver le petit être sanguinolent et malgracieux qui devait faire son orgueil. Ensuite, celle-ci le lui avait remis et ils avaient échangé leur premier regard qui scellait aussi un pacte :
— Tu prendras bien des femmes dans tes bras. Tu serreras la main de bien des hommes. Tu feras du chemin avec les uns et les autres. Tu t’éloigneras de moi et, pourtant, rien ne comptera. Que moi. Ta mère…
Après le nourrisson, le petit garçon, précoce, qui la pressait de questions :
— Ba, qu’est-ce qui tient la lune fixée dans le ciel ?
— Ba, pourquoi ceux-ci sont-ils des esclaves, et nous des nobles ?
— Ba, pourquoi les dieux aiment-ils le sang des poulets ?
Déroutée, effrayée par ces interrogations, Nya cachait son ignorance sous un air serein :
— Tiékoro, les ancêtres ont dit…
Elle commençait toutes ses phrases ainsi pour s’abriter derrière une autorité plus haute que la sienne. Et, à force de questionner, de mettre en doute, de s’essayer à des explications personnelles, il s’était engagé dans une voie dangereuse. Pourtant, Nya ne songeait pas à blâmer Tiékoro. Elle n’était point là pour le juger, mais pour l’aimer.
Comme elle atteignait le premier vestibule, la bara muso, suivie de trois ou quatre coépouses et de griots, s’avança vers elle et s’inclina :
— Mère de fils, tu es fatiguée, viens te reposer…
Nya les suivit jusqu’aux appartements des femmes. À part les soldats chargés de les protéger et les griots de les chanter, les hommes n’étaient pas admis dans cette partie du palais. Elle était protégée par un mur hérissé de piquets de bois dur, percé d’une unique porte en bois de cailcédrat que fermait un énorme châssis. Dans une première cour s’élevaient des cases au toit de paille. À côté d’elles, des arbres étendaient leur ombre sur des nattes, des tapis, des coussins posés à même le sol et des lits de bambou recouverts d’épaisses couvertures de coton. La bara muso désigna une de ces couches à Nya et à peine celle-ci fut-elle assise que des esclaves s’affairèrent autour d’elle, lui offrant des calebasses d’eau fraîche, lui massant les pieds et les chevilles ou lui éventant le front. Nya se laissa faire courtoisement. Au bout d’un moment, elle interrogea :
— Dis-moi, pourquoi ton époux ne me reçoit-il pas ?
La bara muso baissa les yeux :
— Il est malade, notre mère ! Après son repas, il a été pris de nausées et de vomissements.
Nya se rendit compte qu’elle mentait, mais ne voulut pas la désobliger et murmura :
— Que les ancêtres lui assurent une prompte guérison ! Lui a-t-on donné de la bouillie de farine de pain de singe ?
La bara muso assura que six médecins étaient auprès de lui. Nya tourna la tête vers elle :
— Ma fille, as-tu des fils ?
Or, la bara muso redoutait de s’engager dans une conversation de ce genre et cherchait à faire diversion quand Nya reprit :
— Quel terrible rôle que le nôtre ! Si nos filles ne nous apportent que richesses, joies et petits-enfants, nos fils ne sont qu’angoisses, tortures et afflictions. Ils cherchent la mort dans des guerres. Quand ils ne la trouvent pas de cette manière, ils courent les routes du monde à sa poursuite, et, un matin, un étranger vient nous annoncer qu’ils ne sont plus. Ou bien, ils se mêlent de défaire ce que nos pères ont fait et irritent les ancêtres. Parfois, je me demande s’ils pensent à nous. Qu’en dis-tu ?
La bara muso retint ses larmes :
— Mère, je te promets que si c’est en mon pouvoir, on ne touchera pas à ton fils…
Nya eut un rire de dérision, indulgent cependant :
— Si c’est en ton pouvoir ? Nous n’avons aucun pouvoir, ma fille !
Pendant ce temps, le Mansa, ses conseillers et ses griots siégeaient en conclave. Les féticheurs royaux étaient formels, il ne fallait pas porter la main sur le marabout toucouleur. Mais le libérer au plus vite. Ils conseillaient de le reconduire sous bonne escorte jusqu’aux frontières du royaume. Là, on lui signifierait de ne plus y remettre les pieds. Le Mansa, lui, aurait au contraire aimé donner une leçon éclatante à ces musulmans en faisant exécuter ce faux prophète. Qu’avait-il à craindre en agissant ainsi ?
Ses espions lui avaient appris que rien n’allait plus entre El-Hadj Omar et Cheikou Hamadou, même s’ils ignoraient les raisons de cette brouille. Ainsi donc, le Macina ne bougerait pas si l’on assassinait le Toucouleur. Alors pourquoi le retenait-on d’agir ? On voulait donner à El-Hadj Omar le temps d’amasser des forces et de revenir attaquer Ségou ? C’était cela ?
Le conseiller Mandé Diarra s’arma de courage :
— Maître, il suffit de détruire les ennemis de l’intérieur, tous ceux qui dans Ségou travaillent à l’avènement de l’islam et à ton renversement. Ce Tiékoro, par exemple, sois sans pitié avec lui. Pour les ennemis de l’extérieur, est-ce que Ségou n’a pas toujours su se défendre ? Si le Toucouleur revient, eh bien, il connaîtra le sort du vacher du Fittouga…
À l’aube donc, alors que les habitants de Ségou dormaient encore, des détachements de tondyons escortèrent le marabout toucouleur et sa suite aux frontières du royaume, en direction de Kankan. Les lanciers du Macina, qui avaient reçu de leur commandement l’ordre exprès de ne pas s’affronter aux Bambaras, remontèrent sur leurs chevaux et refluèrent vers leur base. Quelques heures plus tard, pour faire bonne mesure, des tondyons entrèrent dans les maisons de Bambaras convertis à l’islam et les entraînèrent vers les prisons du palais. Ils ne touchèrent ni aux Soninkés ni aux Somonos musulmans, d’abord parce qu’ils ne s’étaient pas associés à l’accueil d’El-Hadj Omar et surtout parce qu’ils payaient des taxes importantes au Mansa par le biais du commerce.
Cependant l’opération la plus spectaculaire fut la destruction de la zaouïa de Tiékoro. Des soldats émiettèrent ses murs, renversèrent ses cases-dortoirs, sa case-réfectoire, ainsi que les auvents sous lesquels avaient lieu les cours et les méditations. Puis ils empilèrent du bois sec et y mirent le feu. Ils jetèrent également dans les flammes la collection de manuscrits de Tiékoro, non sans en avoir déchiré des pages qu’ils glissaient dans leurs habits pour servir de gris-gris.
Tiékoro suivait tous ces événements grâce aux récits de ses gardes avec lesquels il s’était lié d’amitié. Généralement, la prison libère la bête qui est en l’homme. Il marche en rond, vocifère, hurle, injurie ou cherche à mettre fin à ses jours de la manière la plus sommaire. Tiékoro n’en fit rien. Il passait son temps en prière, roulant les grains de son chapelet et portant sur le visage une telle expression que les soldats étaient convaincus qu’il était en communication avec des génies. Ils en profitèrent pour lui demander, qui un avancement dans sa carrière, qui le retour de sa femme réfugiée dans sa famille depuis la dernière raclée, qui enfin la naissance d’un fils. Tiékoro riait :
— Frères, je ne peux que prier pour vous. Je ne pratique pas la magie !
Il était parfaitement apaisé depuis la visite de Nya. Il avait posé la tête sur ses genoux. Elle avait caressé son crâne rasé comme elle le faisait quand il était enfant. Baignant dans son odeur et retrouvant la béatitude du temps où il était dans son ventre, il avait murmuré :
— Veille à ce que Maryem soit donnée à Siga. Pour le reste, fais au mieux.
Nya avait soupiré :
— Crois-tu que Maryem acceptera cela ? Ah ! Tiékoro, je prévois de grands troubles dans la famille !
Ce fut là son seul reproche tacite et il le blessa cruellement.
À présent, Tiékoro attendait la mort comme on attend la promise dont on n’a jamais vu les traits, mais dont la réputation de beauté est grande. Il s’efforçait d’oublier les reproches d’El-Hadj Omar pour n’avoir à l’esprit que les paroles de Moustapha al-Rammasi dans sa Hasiya2 :
— Dieu – qu’il soit loué et exalté ! – a voulu que la foi s’accompagne toujours d’une conséquence immuable, et cette conséquence, c’est la félicité éternelle.
Bientôt, il serait face à face avec son Dieu. Les gardes qui défendaient l’accès de sa cellule s’appelaient Séba et Bo. C’était le premier qui lui avait demandé le retour de sa femme, et le second la naissance d’un fils. Or il se trouva que, rentrant chez lui, Séba trouva assise dans la cour, apparemment soumise et repentante, l’épouse en fuite. Quant à Bo, on vint lui annoncer qu’enfin après dix filles, pour la première fois, un enfant mâle lui était né. Il n’en fallut pas plus pour que les deux hommes crient au miracle, et voient là l’effet du commerce privilégié de Tiékoro avec les esprits. Bientôt, tout Ségou sut que Tiékoro Traoré était un magicien qui dépassait en puissance les plus grands féticheurs. Siga et Bo ne tarissaient pas de descriptions sur ces étranges séances :
— Il travaille avec sa tête seulement. Il ne te donne rien à boire ou à frotter sur ton corps. Sa tête seulement…
Les deux hommes se laissèrent convaincre – moyennant quelques cauris ou quelques mesures de mil – de transmettre des requêtes à Tiékoro, tant et si bien que cela vint aux oreilles des espions du Mansa.
Depuis la visite de Nya, à la suite des pressions de la bara muso, le Mansa hésitait à condamner Tiékoro à mort. Parfois, il songeait à le laisser moisir quelques années dans son cachot avant de le rendre, assagi, à sa famille. Parfois, il songeait à lui demander de renoncer publiquement à l’islam, mais cet orgueilleux accepterait-il ? Parfois il songeait à l’assigner à résidence dans la lointaine région de Bagoé. Quand il apprit que, même enfermé, Tiékoro continuait à propager l’islam – et de la façon la plus spectaculaire et propre à frapper les imaginations populaires –, il se rendit aux avis de ses conseillers.
La date de son exécution fut décidée.
Une force tenait Nya debout, une seule : son amour pour Tiékoro. Quand elle sut qu’il allait mourir, ce fut comme si sa vie devenait inutile. À quoi bon admirer un soleil qu’il ne verrait plus, s’asseoir devant un feu qui ne le réchaufferait plus, porter à sa bouche des aliments qu’il ne savourerait plus ? Si Dousika avait été vivant, peut-être aurait-elle pu s’accrocher à la compagnie de son vieil époux. Mais Dousika n’était plus. À ses côtés, il n’y avait que Diémogo, presque sénile et dont on se demandait quand la mort voudrait bien le prendre.
Alors Nya tomba de tout son haut. Comme un arbre rongé intérieurement par les termites et les poux de bois. Les féticheurs consultés en hâte savaient qu’il n’y avait rien à faire, mais ils allaient et venaient dans tous les sens pour donner à la famille l’illusion qu’ils pouvaient encore ramener vers le corps les forces spirituelles qui étaient en train de le déserter. Elle était étendue sur sa natte, immobile, le souffle court, la tête légèrement tournée vers la porte de sa case comme si elle écoutait les alliés de la famille qui s’y étaient réunis dès l’annonce de son mal et qui répétaient pour l’encourager à vivre :
« Nya, fille de Falè, tes ancêtres ont courbé le monde comme une faucille. Ils l’ont redressé comme un chemin net. Nya, ressaisis-toi. »
À un moment, elle sortit de sa torpeur et souffla :
— Je veux voir Kosa…
Kosa était son dernier fils, né de son remariage avec Diémogo. Un bel enfant turbulent et robuste, comme ceux qui naissent de parents trop vieux. Kosa s’avança, effrayé, vaguement rebuté par l’odeur des fumigations qui ne masquait pas celle de la mort toute proche. Que lui voulait-on ? Il s’assit à contrecœur sur la natte de sa mère.
— Quand tu ne me verras plus, je serai là, partout avec toi. Encore plus proche que si tu me voyais…
Comme tout le monde pleurait, Kosa éclata en sanglots.
Ensuite Nya fit appeler Tiéfolo.
Elle n’avait pas la preuve qu’il avait trempé dans le complot contre Tiékoro. Néanmoins, elle savait que, plusieurs soirs de suite, il s’était rendu au palais royal pour s’entretenir avec le Mansa.
Tiéfolo entra, aussi réticent que le petit Kosa, mais pour d’autres raisons. Ce n’était pas l’appareil funèbre de la mort qui le terrifiait, mais le sentiment de sa responsabilité. Il avait cru agir pour le bien de la famille, écarter Tiékoro comme on écarte une force dangereuse, un principe de désordre. Et voilà qu’il allait avoir du sang sur ses mains.
Il murmura :
— Mère, tu m’as demandé ?
— Comment va ton père Diémogo ?
— Il ne passera pas la nuit…
Nya soupira :
— Eh bien, c’est ensemble que nos esprits partiront…
— Mère, ne parle pas de cela…
Nya ne sembla pas prêter attention à cette interruption. Toute la lucidité était revenue dans ses yeux, à peine obscurcis par le chagrin :
— Écoute, il faut penser à la direction de la famille. Quand le conseil se réunira, veille à ce qu’il choisisse Siga comme fa…
Tiéfolo s’exclama :
— Siga ! Siga ! Mais c’est le fils d’une esclave…
Nya lui prit la main :
— Qui avait subi un grand préjudice ! Est-ce que tu ne sais pas comment elle est morte ? Et puis, Siga n’a pas été bien heureux dans sa vie. Donnons-lui ce bonheur…
Tiéfolo regarda le vieux visage. Quelle ruse préparait-elle encore ? N’était-elle pas simplement en train de venger son fils favori ? Tiéfolo n’était pas ambitieux. Il n’était pas orgueilleux. Mais il tenait à ce que les règles soient respectées. Fils aîné du dernier frère survivant, le titre et la responsabilité de fa lui revenaient. En même temps, il était envahi d’un tel sentiment de culpabilité vis-à-vis de Nya qu’il était prêt à tout pour lui plaire. Il s’inclina :
— Pars en paix, mère. Je proposerai Siga au conseil de famille. Il est en effet plus digne que moi…
En prononçant ces derniers mots, il ne pouvait empêcher sa voix d’exprimer une certaine amertume.
Puis il sortit.
À bien réfléchir, la proposition de Nya lui convenait. Ainsi, on ne pourrait pas dire qu’il avait écarté Tiékoro pour assouvir des visées personnelles. Il appuya son front contre le dubale de la cour, se blessant aux aspérités du tronc et éprouvant une volupté dans cette légère douleur. Les ancêtres et les dieux le savaient, il n’avait pas souhaité la mort de son frère. Il espérait seulement que le Mansa le bannirait dans quelque province ou l’obligerait à rompre tout contact avec les musulmans du Macina et d’ailleurs. Quand Tiékoro atteindrait l’au-delà, il saurait bien qu’il était innocent et il ne pourrait pas le poursuivre de sa vengeance. Il n’avait rien fait. Rien fait. Il avait vu la famille divisée par l’islam, les fils élevés chez les ennemis du royaume, les allégeances rompues, les valeurs ancestrales foulées au pied. Il s’entendit pleurer et la violence de ses sanglots le surprit. Depuis des jours, il avait les yeux secs et maintenant le flot de ses larmes était tel qu’il pourrait bien alimenter le Joliba. Il n’avait pas pleuré ainsi depuis la disparition de Naba. Naba dont, à sa manière, il avait aussi causé la mort, l’entraînant dans cette chasse d’où il n’était pas revenu. Il avait les mains sales. Sales. Sales.
Il ploya les genoux, s’enfonçant dans la terre meuble entre les énormes racines. Au-dessus de sa tête, il entendait les cris aigus des chauves-souris qui semblaient railler sa douleur et son remords. Pourquoi la vie est-elle ce marécage dans lequel on est entraîné malgré soi et dont on sort souillé, les mains gluantes ? S’il n’avait tenu qu’à lui, il n’aurait été qu’un chasseur, un karamoko, défiant les bêtes dans des combats loyaux faits d’estime et de respect mutuels. Ah, que les hommes n’ont-ils la pureté des animaux de proie !
Tiéfolo pleura longtemps.
Puis il sortit de la concession et se dirigea chez Siga. Comme il approchait de la maison de son frère, il se demanda si cet honneur tardif n’était pas le dernier piège qui se refermait autour de Siga. La défaite en forme de victoire. Car il devrait quitter sa maison, réintégrer la concession avec Fatima et les enfants, renoncer à ce métier de tanneur qui irritait si fort la famille et semblerait tout à fait indigne d’un fa. C’est-à-dire mettre le point final à son échec.
Tiékoro allait mourir, et Siga vivant semblait prendre sa revanche sur celui qui l’avait toujours éclipsé. Mais quelle triste revanche au goût de cendres !